La mort, ce grand philosophe

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J’ai vu la mort surgir à bout portant. Dans des moments d’épouvante qui m’ont fait redécouvrir un affreux visage de moi-même que je ne me connaissais pas jusqu’alors. Je pense que l’on  gagnerait peut-être à se regarder au moins une fois de sa vie dans le miroir de la terreur. Histoire de voir un peu à quoi on ressemble devant la venue fulgurante d’une fin atroce. Ça vous rend par après plus humble, parce que vous réalisez alors jusqu’à quel point vous pouvez être vulnérable, mais aussi plus réfléchi. Car la mort est un grand philosophe ; et rien que de vous avoir frôlé, elle vous aura inculqué une ou deux leçons vitales.

Soyez prêts ou tremblez : elle arrive…

Nous nous trouvions dans un car de voyage, sur la route reliant Ebolowa, dans le Sud du Cameroun, à la capitale, Yaoundé ; plus précisément sur le tronçon compris entre le point de départ et la petite ville de Mbalmayo. Cette tranche du parcours était alors non bitumée. Il me souvient que… je, donc, Mendi, devais avoir neuf ans à l’époque. Grand-mère était autour de la quarantaine. Charlotte et Michel, fille et fils du grand frère de ma mère, étaient respectivement âgés de huit et sept ans. Nous revenions du village où nous avons été passer les grandes vacances, et Ma’ Ngon (c’est ainsi que nous appelions mamie) nous raccompagnait à Douala, où l’école devrait bientôt reprendre.

Nous voilà,  quatre membres d’une petite famille en route dans un car Saviem. Un de ces vieux cars Renault qui fit son temps en Afrique. Avec une carrosserie disproportionnément plus haute que large. Et c’est peut-être pourquoi d’ailleurs ce véhicule était si enclin aux acrobaties, d’autant plus que sa tôlerie servait aussi de porte-bagages. En cas où le barda montagneux penchait un tantinet plus d’un côté que de l’autre, il y avait évidemment une forte probabilité de déséquilibre. De chute. Cela risquait souvent d’arriver, qui plus est sur une route comme celle-ci – tout sauf une surface plane. C’était plutôt une piste, cahoteuse et poussiéreuse, qui serpentait sinueusement la forêt équatoriale.

Le voyage en soi était loin d’être une virée sur terre battue. C’était comme si, par moments, une gigantesque créature espiègle jouait avec notre automobile. La saisissant de part et d’autre au-dessus du sol, puis la secouant vigoureusement avant de l’y redéposer avec fracas. Juste pour le plaisir d’entendre râler les lilliputiens dans la curieuse petite boîte. Les sièges…  c’était en fait de longs bancs, disposés en longueur sur le châssis, comme on en voit souvent à l’arrière des camions militaires. Passe encore si nous pouvions nous y asseoir tranquillement. Mais non. La Renault sautillait fréquemment, vibrant comme en proie à une décharge électrique continue, et les fesses des passagers survolaient les sièges à chaque secousse. Pas d’accoudoirs, pas de dossier. Vous regardiez bêtement la personne assise en face de vous, avec qui du reste vous intercaliez vos jambes, le buste droit ou incliné vers l’avant, les coudes vissés sur les cuisses, le derrière meurtri par à-coups sur le banc de bois. Il y avait aussi la poussière qui rentrait par les fenêtres. De simples rectangles grillagés, percés carrément dans la tôlerie, sans vitrine ni rideau. Il y avait la chaleur, celle qui pourrait faire cuire un œuf. Il y avait la bavardise, suffisamment de mots pour emplir un livre. Et il y eut…

Un car de marque Toyota venait de nous surgir de derrière comme par enchantement. Une Dyna notamment ; nouvelle invention nippone qui démodait alors la Saviem de Renault. Dyna ou Saviem ? C’était l’éternelle discorde de l’époque entre les chauffeurs de lignes, et souvent même entre les voyageurs. Et là, sur cette route cabossée et creusée de nids-de-poule, dans ce nuage compact de poussière que les pneus soulevaient, sous le tonnage de bagages harnachés au-dessus de leur carcasse, les pilotes des deux engins rivaux n’allaient pas manquer cette occasion pratique pour trancher le débat. Paris Dakar, donc, à armes égales. Les deux véhicules étaient bondés de passagers, tous les deux lourds de bagages, et leurs roues chevauchaient la même piste.

Peu après qu’elle nous eut dépassés, notre conducteur retrouvait ses marques et lavait l’affront en savonnant la Dyna d’une éléphantesque balayure de poussière, tout en pompant des coups de klaxon retentissants, comme pour sommer son adversaire de dégager la piste. Puis il changea de vitesse avec un ricanement de victoire, tandis qu’à l’arrière ses passagers lui criaient des bravissimo, et que d’autres s’occupaient à lancer des huées de défi à la voiturée du car Toyota. Cette petite jubilation ne devait pas durer bien longtemps. Environ cinq cents mètres après être passés en tête, ce fut à notre tour de boire encore du poussier, et de perdre une fois de plus la face devant les voyageurs de la Dyna. Ils nous tiraient la langue au passage et nous bombardaient de moqueries, que nous encaissions comme des tomates trop mûres, avec un  sourire de fair-play.

Puis c’était de nouveau nous les gagnants, ensuite c’était eux encore. Ainsi de suite. Cette course devenait une belle distraction pour nous les voyageurs. Peu nous importait maintenant de savoir qui des deux pilotes en fin de compte remporterait la mise. Nous étions contents au point d’oublier les désagréments dus à l’inconfort. Nous riions, nous applaudissions notre chauffeur, nous moquions nos amis de la Dyna. Et nous chantions la victoire jusqu’à notre tour d’écoper derechef les railleries, tout en riant nous aussi des visages comiques de nos brocardeurs. C’était beau, nous étions si bien. Le moins que nous voulions, c’était que ce rallye débridé de cargos prît fin.

Il y eut soudain un vacarme infernal. Sans trop savoir comment, je me retrouvai au fond d’un abîme. Je crois que c’est à cela que doit ressembler l’enfer, s’il y en a un. Il y avait au-dessus de moi une masse de corps enchevêtrés qui s’agitaient frénétiquement à qui mieux mieux, littéralement possédés par la transe de l’effroi. Je criais comme tout le monde, de peur mais aussi, peut-être instinctivement à la manière d’un nouveau-né, pour m’emplir les poumons d’air. J’étouffais à mort. M’est avis que si j’étais tombé sur le ventre, j’aurais trépassé pour sûr. Car je me serais trouvé dans l’impossibilité de pouvoir me retourner pour mieux combattre l’asphyxie. Écrasé que j’étais, sous le poids de ce colosse pluriel en sudation, à l’odeur forte et accablante ; il(s) s’activait (ent) brutalement par-dessus mon menu corps, luttant pour la vie.

Nous étions tombés sur la tête, à la suite d’un dépassement mal amorcé. Upside down. Le ventre à l’air, les roues de la Saviem tournoyaient encore dans le vide. Furax et véloces. A l’intérieur des malheureux mortels se débattaient désespérément contre la mort. On la sentait, volumineuse et implacable dans l’invisible. Elle ricanait et tendait la main pour se saisir d’un malchanceux. Tout le monde remuait furieusement pour lui glisser entre les doigts. On poussait des cris horribles pour implorer sa grâce. Et moi, sous ces hurlements traumatisants, je prenais des coups. Le choc, l’étouffement, la stupeur, j’encaissais tout, jouant des mains et des pieds pour me dégager de cette boule hétéroclite et surréaliste que nous formions ; on eût dit une de ces créatures loufoques de Lewis Carroll, avec de multiples têtes et des membres innombrables.

Dieu soit loué, il n’y eut heureusement pas de décès. Pas de blessés graves non plus. Mais la mort, ce grand philosophe, venait de nous apprendre à ne pas jouer avec nos vies.

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Eric Mendi (texte inédit, écrit en 2009)

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