La Parole aux négresses de Awa Thiam: revenir aux sources de la pensée féministe noire

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Durant cette dernière décennie, une partie – engagée et très souvent indépendante – du monde du livre s’est donnée pour mission de rendre accessible des ouvrages importants qui outillent le lectorat à penser des futurs désirables, en dehors des schèmes d’oppressions visibles et invisibles aux fondements de la société actuelle. Par des stratégies de ré édition, de traduction, de facilitation, ces acteurs débloquent des pédagogies qui nous permettent d’évoluer de la marge au centre.

La période mai-juin 2024 a par exemple été témoin de la réédition de l’ouvrage La Parole Aux Négresses, écrit par la chercheuse en sciences sociales et militante sénégalaise Awa Thiam, membre fondatrice de la Coordination des Femmes Noires. L’ouvrage avait initialement été publié en 1978 par la maison d’édition française De Noël. 

Depuis plusieurs années, l’ouvrage était introuvable dans les rayons des librairies, en plus d’être totalement invisible dans les curriculums universitaires francophones.  En revanche, dans les bibliographies anglophones, en étude noire, en étude de genre et autre champ de formation de la pensée critique, la version anglaise est quant à elle restée à la fois accessible et fortement étudiée sous le titre de  Speak Out, Black Sisters: Feminism and Oppression in Black Africa publié en 1991. 

La ré-édition française du livre se veut généreuse. En effet, après plusieurs années d’absence, La Parole aux Négresses revient, désormais en deux formats. La maison d’édition sénégalaise Saaraba propose une version disponible en Afrique de l’Ouest préfacée par la romancière Ndeye Fatou Kane et commentée par une postface de la chercheuse en sciences de la famille Dr. Kani Diop. La maison d’édition Divergences rend l’oeuvre accessible en France et en Europe avec une préface de la chercheuse Mame-Fatou Niang. Après des années de silence, la Parole aux Négresses se trouve en écho de part et d’autres de l’océan, pour le plus grand bonheur des identités diasporiques et en mouvement en recherche d’ouvrage à la fois théorique, pratique et critique sur les réalités profondément ancré dans les contextes des femmes africaines. 

Lire Awa Thiam, c’est raisonner avec Bell Hooks, aveec Audre Lorde, Kemberlé Crenshaw et Angela Davis, c’est revenir aux sources de la pensée féministe noire, aux sources du vocable d’intersectionnalité, à cela près que l’ouvrage d’Awa Thiam est paru avant ceux des autrices citées ici. Autrement dit, Awa Thiam a été une inspiration conceptuelle et militante pour aider à nommer ce qui a ensuite été traduit en contexte étatsunien dans le courant des années 80. 

La prise de position d’Awa Thiam commence, termine et remet au centre la parole, au sens le plus pratique et le plus politique des femmes noires, précisément des femmes qu’elle nomme alors dans son contexte historique “Negro-Africaines’. Awa Thiam part de leur silence, de leurs paroles dérobées, de leur parole dévoyée. 

Les négresses ont elles déjà pris la parole ? se sont déjà t elles fait entendre ? 

L’écriture d’Awa Thiam navigue entre la nécessité de serrer une question et une démarche de recherche et celle de s’ancrer dans une approche militante, transformative, qui profondément informe le réel. Il ne s’agit pas uniquement de faire le procès ou le deuil d’une parole volée, d’une parole mise sous  silence, il s’agit au contraire de répondre à un devoir impérieux.

Prendre la parole pour faire face. Prendre la parole pour dire son refus, sa révolte. Rendre la parole agissante. Parole-action. Parole subversive. AGIR-AGIR-AGIR, en liant la pratique théorique à la pratique-pratique. 

La Parole aux Négresses est en réalité une polyphonie de voix, de vies quotidiennes. Awa Thiam pose son micro de chercheuse en anthropologie, questionne sur les aspects vécus, pratiques, éprouvés de l’expérience de femmes en Afrique noire francophone et anglophone. L’ouvrage est une ponctuation d’entretiens, desquels sont gommés les questions et remarques de la chercheuse pour ne laisser la place qu’au substrat, qu’à l’essentiel, (re) donner la parole à la femme africaine, à ladite négresse. Coumba, Yacine, Médina, une femme, autant de vies vécues, autant d’expertise basées sur des faits, sur une expérience bâtie dans l’âpreté du temps, dans les réalités sociales fussent-elles celles de la famille, de la maternité, du mariage polygame, de l’excision. Awa Thiam crée une circulation des mots aux maux des Négresses en leur laissant la place, ou plutôt en leur donnant la parole, sans la leur couper. Le livre est intermédiaire. 

La Parole d’Awa Thiam est quant à elle posée comme élément d’architecture du livre. La chercheuse en anthropologie nous guide dans sa méthodologie sans objectifier les femmes et les voix qui nourrissent sa recherche, elle parvient ensuite à poser sa plume comme une lumière qui éclaire un cheminement théorique et politique, une dialectique pratique qui se tisse au fil de l’ouvrage. Ainsi, Awa Thiam en vient à décoder un agrégat d’oppression, vécues, subies, supportées par les femmes Négro-Africaines, ce qui sera dix années plus tard conceptualisé sous le terme d’intersectionnalité par Kimberlé Crenshaw. 

La Négresse vaut moins que le Nègre par son travail, selon le colon et le système patriarcal. Cela se traduit concrètement au niveau des salaires et de la “ considération” de même que dans tous les domaines. Elle n’est valorisée aux yeux du colon qu’en tant qu’objet de la satisfaction sexuelle (Et Encore !)

Le livre, au même titre que le corps des femmes, est très souvent objet de fétichisation. Nous nous mettons en garde contre ce risque. La réédition de cet ouvrage n’est pas une mode, une tendance, il ne s’agit pas du livre à avoir chez soi pour prouver que l’on est éveillé politiquement. Bien au contraire, la fréquence d’écriture d’Awa Thiam est une préconisation, pour ne pas dire une obligation, à repenser et ré ancrer tant les stratégies de luttes que les méthodes de recherche dans la perspective de retranscrire une parole authentique. Nous entendons ici le fait de travailler à dépouiller les propos d’autrui de ce que l’on aimerait entendre pour simplement faire place et redonner la parole à ce qui est dit, à ce qui est vécu par celles et ceux qui l’ont vécu. Ce qui n’empêche pas, dans un second temps  de s’autoriser un recul et une analyse critique, que l’on fondera depuis sa propre voix, son propre chemin sans venir altérer ni dévoyer la parole de celles que l’on met sous silence.

La Parole aux Négresses est une invitation critique à se décentrer, à ré-apprendre à écouter la vérité que l’Autre a à partager pour mieux transformer nos réels.

Kany Ndiaye Sarr

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