Le Togo offre un regard surprenant sur le monde des échasses. Réputés pour leur hauteur : on parlait de 5-6 mètres j’étais toutefois un peu sceptique sur les possibilités qu’offre les échasses à de telles hauteurs. Il ne restait qu’à aller voir. Deux voyages ont favorisé cette rencontre : le premier en Janvier 2003, le second un an plus tard, en Février 2004. De ces deux dernières escales en terre africaine, un reportage vidéo et un article sur les échasses à Atakpamé verront le jour en guise de témoignage, les deux se complétant.
La pratique des échasses n’est pas un fait culturel propre aux pays occidentaux. En France, pour beaucoup de personnes, les échasses sont une technique utilisée en théâtre de rue, qui viendrait d’une utilisation plus ancienne par les bergers des Landes (dans le Sud Ouest de la France).
Si le théâtre de rue a en effet fortement contribué à populariser les échasses, ce n’est pas dans une filiation culturelle ou historique avec les bergers landais. En outre, elle n’est pas l’exclusivité du monde occidental, on en retrouve des traces sur tous les continents : de l’Amérique du sud à l’Asie, en passant par l’Europe, l’Afrique ou les îles du Pacifique.
Si la caractéristique est à chaque fois la même : le fait de se jucher sur des bâtons pour s’élever au-dessus du sol, l’histoire, la fonction ou les symboliques qui y sont attachés sont très différentes d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre. Différents voyages en Afrique de l’Ouest m’ont fait voir cette diversité. L’objet n’est pas de dresser ici un bilan de la pratique des échasses en Afrique mais de comprendre l’originalité de l’un de ces pays : le Togo.
C’est un pays particulièrement intéressant. D’une part parce que la qualité des prestations des échassiers est remarquable, ne serait-ce que par les hauteurs d’évolution (entre 2 et 5 mètres au-dessus du sol !), ensuite parce que cela s’inscrit dans un patrimoine culturel qui tend à disparaître et qui mérite largement d’être connu et reconnu.
L’étude se fera donc en examinant les conditions de pratique des échassiers, le contexte culturel dans lequel il se situe ainsi que la manière dont cette tradition se perpétue avec ses perspectives d’évolution.
L’enjeu est important car cette forme traditionnelle spectaculaire est en train de disparaître. Si l’on n’y prend pas garde, tout un pan culturel d’une société peut être rapidement condamné. Informer et regarder les perspectives d’évolution est quasiment un devoir à l’heure où les organismes internationaux jusqu’aux associations de développement local parlent de respect des cultures et de la défense des diversités culturelles.
On trouve des échassiers dans plusieurs villes du Togo, à travers la danse Tchébé. Il y a notamment plusieurs ballets de danses traditionnelles à Lomé, la capitale. Néanmoins pour comprendre l’originalité et l’histoire de cette pratique, il faut se rendre à Atakpamé. Historiquement et culturellement, cette ville est considérée comme le centre névralgique des échasses puisque c’est dans cette région que sont implantés les Ifè qui est l’ethnie initiatrice des échasses au Togo. A Atakpamé, Tchébé est beaucoup plus qu’une danse de ballets ; elle s’insère dans la culture populaire, elle participe donc de la vie sociale.
La danse Tchébé a trois composantes : les échassiers, les musiciens et les chanteuses/danseuses au sol. L’intérêt est ici bien évidemment principalement porté aux échassiers qui sont la composante fondamentale de cette danse, Tchébé signifiant échasses en Ifè.
Tchébé se danse lors de moments de réjouissances. Si elle a tendance à disparaître aujourd’hui, une des principales occasions de la voir est en Août lors de l’Odon Itsu, fête annuelle où l’on célèbre l’igname. Cette fête est populaire et liée au vaudou, religion pratiquée par la majorité des Ifè. Elle est l’occasion de célébrer et des faire des offrandes aux divinités et aux ancêtres. Cette notion de fête est importante car elle montre le contexte dans lequel évoluent les danseurs (
)
Danse Tchébé et religion vaudou sont intimement liées. En ce sens, la danse des échasses dépasse la simple représentation de spectacle. Si la danse Tchébé est liée à des rituels, des cérémonies et si l’on parle de gri-gri, cela concerne avant tout l’esprit de la fête, la culture vaudou, et non le fait de monter sur les échasses.
Pourtant, pour la majorité des togolais, faire des échasses est une affaire de gri-gri. Chose que ne revendique pas les échassiers. Pour eux, cela nécessite seulement « d’avoir la tête dure », c’est une épreuve de cur, de courage. Cette différence de croyance s’explique par les liens entre Tchébé et vaudou que nous étudierons plus en détail par la suite.
Tchébé n’est donc pas une danse réservée à une certaine catégorie de personnes qui aurait des pouvoirs mystiques malgré l’interdiction faite aux femmes de faire des échasses. Elle est accessible à tous. Quant à ces pouvoirs, ils n’interviennent que dans la manière de se préparer à la danse. Nous y reviendrons dans la section « Echasses et vaudou ».
Pour bien comprendre ce qui sous-tend cette pratique, il est maintenant essentiel de présenter brièvement l’ethnie initiatrice de l’échasse au Togo : les Ifè.
Le Togo (ex-Dahomey) est un pays composé d’une quarantaine d’ethnies différentes, que l’on peut situer par zones géographiques. Les Togolais passent pour un peuple pacifique. Ce pays serait formé des différentes ethnies qui ont fui les attaques extérieures et se sont retrouvées dans cette région.
A l’origine, les Ifè seraient partis de la ville d’Ilé-Ifè au Nigeria, vers la deuxième moitié du 17ème siècle. Ils se sont ensuite arrêté dans l’actuel Bénin et ont fondé la ville de Ilè-Tchabè, puis les royaumes de Ifita et Ilodji. A la suite de la destruction de ces deux royaumes, ils se sont dirigés vers le Togo en prenant 3 directions. C’est pourquoi on retrouve 3 zones d’implantations des Ifè au Togo : dans la région centrale vers Komboli, dans la région maritime (Tabligbo), dans la région des plateaux à Atakpamé et aux environs.
Les échasses au Togo se sont répandues avec la danse Tchébé. Suivant cette description, il est normal de retrouver des échassiers dans les zones peuplées par les Ifè.
Pourtant, pour tous les gens d’Atakpamé, les échasses sont nées dans la région des plateaux. Comment comprendre cet apparent décalage ? Les échasses sont-elles nées après l’arrivée des Ifè au Togo, ou bien les échasses ont-elles fait partie d’un bagage culturel lors du déplacement des Ifè ?
Il y a deux origines qui expliquent l’apparition des échasses au Togo. La première est historique et « rationnelle », la seconde tient du mythe fondateur.
Commençons par celle que l’on peut qualifier d’historique. Cette version n’est pas la plus reconnue, elle est au contraire, presque « anecdotique », dans la mesure où elle est très peu racontée, souvent tue ou ignorée, parfois démentie – particulièrement par les anciens, garants de la transmission du savoir. Mais je la traite en premier car elle s’accommode très bien à nos esprits d’occidentaux.
Selon cette version, cette danse viendrait du pays voisin, elle ne serait « que » l’amélioration d’une danse existante au Bénin, qui s’appelle le Dawe-Houn. Elle met en scène une personne qui fait des acrobaties au sommet d’un piquet en bambou haut de 5 à 6 mètres, ce poteau étant fixé au sol. Pour celui qui allait inventer les échasses, cette danse était trop statique, car elle ne permet pas d’évoluer au rythme de la musique. Afin de pallier cet immobilisme, tout en gardant la hauteur, il suffisait de ne pas planter le poteau en terre mais de tailler deux bois capables de porter un homme, de les fixer sous chacun des pieds, et ainsi de se mouvoir avec : la danse Tchébé était née
Si cette explication semble possible, il est par contre étonnant de penser que les échasses aient été construites directement à de telles hauteurs. Les premiers essais ont dû se faire plus près du sol. Néanmoins, pour les échassiers, c’est depuis toujours, une épreuve de courage : « pour en faire, il faut avoir la tête dure !« . Les échasses sont une invitation à se surpasser, à montrer sa valeur. On peut donc penser que leur taille a très vite évoluée pour atteindre les hauteurs utilisées actuellement.
Ce récit s’accorde en tout point avec l’étude du déplacement des Ifè. Elle rend compte de la pratique des échasses en divers lieu du Bénin et du Togo et contribue à faire de la danse Tchébé une sorte de « bagage culturel » que la population a transporté avec elle. Au fur et à mesure des déplacements et des implantations successives des Ifè, on voit cette danse se répandre dans le Golfe de Guinée.
Mais aussi satisfaisante que soit cette explication, elle va totalement à l’encontre de ce que disent les échassiers et la population d’Atakpamé. Pour eux, la danse est née chez eux, dans la préfecture de l’Ogou. Ce sont ensuite certains Ifè, en allant vivre dans d’autres régions, qui l’ont transporté – où elle est encore pratiquée actuellement.
Cette seconde version n’est pas impossible mais elle pose question. En effet, les lieux où l’on danse Tchébé recouvrent toutes les zones d’implantation des Ifè. Ce qui pose le problème de la connaissance et de l’apprentissage de cette danse. Comment cette connaissance a-t-elle pu être transmise et surtout acceptée par tous les Ifè puisqu’il n’y a pas eu de déplacement de population par la suite – Atakpamé est le dernier lieu d’implantation de l’ethnie. Or on retrouve la danse Tchébé non seulement à Kamboli mais également au Bénin, avec de fortes similitudes : les hauteurs d’évolution sont les mêmes, beaucoup de figures sont en commun jusqu’à cette notion de courage et de dépassement de soi dans la danse (caractères qu’on ne retrouve pas toujours dans les autres pays d’Afrique de l’Ouest).
La seconde conséquence se situe sur un plan historique. Si la danse vient du Bénin, cela signifie qu’on peut en retrouver la trace entre le départ des Ifè et son « invention » à Atakpamé. Dans le cas contraire, il n’y a aucune utilisation des échasses dans le golfe de Guinée par les Ifè avant 1800 (date de création de la ville d’Atakpamé).
Un moyen d’apporter une réponse serait de connaître la date d’apparition des échasses dans chaque préfecture. Il faudrait pour cela refaire le trajet du déplacement des Ifè (dans un sens ou dans l’autre) en confrontant les différents récits. Cette récolte d’informations, si elle est possible, n’est toutefois pas aisée à réaliser de manière objective. Le Togo est un pays où la transmission du savoir est essentiellement orale. Dans ce cadre, il est impossible de garantir que les informations ne se sont pas déformée avec le temps, ou qu’elles ne sont pas emprunts d’un caractère trop subjectif, car l’intérêt que chaque lieu a d’être le centre de « création » des échasses est loin d’être négligeable – notamment par ce lien avec un récit originel qui donne un poids social et culturel important.
La manière dont la danse Tchébé s’est répandue à travers le golfe de Guinée est donc source de questions, mais au-delà des différentes versions sur son origine, une donnée fondamentale reste : la danse a été crée et s’est répandue par les Ifè. Ce qui n’empêche pas d’autres ethnies de la pratiquer aujourd’hui, dans les ballets de Lomé notamment ( ).
Il existe une seconde version sur l’origine des échasses. Elle n’est plus simplement historique comme dans le premier récit. Elle diffère à la fois sur la provenance géographique et dans l’explication. Pour les gens d’Atakpamé, cette origine s’enracine dans le vaudou, et l’on pourrait facilement la qualifier de mythe fondateur. (1)
Le récit originel sur l’apparition des échasses est relativement récent : il date de 1800, date de la fondation de la ville d’Atakpamé et se situe géographiquement dans la préfecture de l’Ogou, dans la brousse, aux environs de la ville de Datcha.
Ce récit fondateur parle d’un homme, M. Itché, qui a découvert les échasses. Itché est un personnage clé dans la construction du récit mais aussi dans la culture vaudou.
Tout d’abord, Itché est un jumeau, et les jumeaux sont très respectés par la population. Dans le panthéon céleste, l’être suprême qui a crée le monde (Nana Buluku ou Boukou) est hermaphrodite. En se fécondant lui-même, il a donné naissance a deux jumeaux, auxquels a été confié le commandement du monde l’un règne sur la nuit l’autre sur le jour. Les enfants de ces jumeaux sont les principaux vaudouns (dieux ou loas). On comprend donc le culte particulier dont font l’objet les jumeaux dans une famille. Il sont parfois même tenus pour plus puissants que les vaudouns car plus près du mystère originel. Reconnus comme étant détenteurs de pouvoirs, ils reçoivent dès leur naissance cérémonies, offrandes et sacrifices.
En plus d’être jumeau, Itché est chasseur. Or dans la culture vaudou, le chasseur est un homme qui a aussi des pouvoirs, il fait des cérémonies avant d’aller à la chasse et se protége ainsi des mauvais sorts. C’est une figure importante, à la fois crainte et respectée de la population. Cette réputation est entretenue par le fait qu’il est formellement interdit au chasseur de révéler les mystères appris dans la forêt, au commun des mortels, aux non-initiés.
Le récit se déroule donc ainsi : lors d’une chasse dans la brousse, Itché observe des fées qui dansent sur des bâtons (2). Les fées, n’ont que deux membres : une jambe et un bras ; le bâton est donc mis sous l’unique jambe et elles sautent en dansant. Itché observe tout cela en étant caché des fées. Mais pour signaler sa présence, il décide de tirer un coup de feu en l’air. Les fées prennent peur, et dans leur fuite, elles laissent leur matériel par terre. Le chasseur ramasse ces objets et les amène au chef spirituel pour « connaître la valeur mystique de ces objets ». De retour à la maison, il décide de reproduire la même chose, de fabriquer ces même bâtons, qui deviennent les échasses.
Comme la taille des échasses utilisées par les fées est trop haute, il en fait de plus petites. L’utilisation est difficile et dangereuse par le risque de tomber, il commence donc à 4 pattes (c’est à dire en fixant des bâtons aux mains et aux pieds), pour n’en utiliser ensuite que trois et enfin deux, sous ses seules jambes. Il enseigne cet art, devient entraîneur
La culture des échasses se répand alors
Cette sortie à la chasse aura été sa dernière sortie. En révélant ce secret, et en l’enseignant chez lui, il ne peut plus retourner en forêt chasser, au risque de perdre les pouvoirs acquis au cours de sa vie.
Il n’existe pas d’écrit sur cette origine, pas plus que la précédente. Le récit se transmet oralement depuis plusieurs générations.
Il sont pourtant, on le voit, bien différents l’un de l’autre. Pour nombre de personnes à Atakpamé, le second récit est le seul valable. Certains reconnaissent également la première version (historique), en plus de celui-là.
Dans ce dernier cas, la question des contradictions liées à l’acceptation de l’un ou l’autre des discours ne se pose pas : les deux récits peuvent très bien coexister ensemble, mais celui qui est important est le second.
L’importance de l’acceptation de ce dernier discours est liée aux croyances de la société africaine. Pour nous autres, occidentaux, nous ne pouvons accepter cette coexistence de deux discours car notre langage est construit à partir de relations qui empêchent toute contradiction logique au sein d’un même système. Les différences de temps et de lieu de ces deux discours nous conduisent à devoir accepter l’une ou l’autre de ces origines.
Les Ifè sont d’une part des africains, et d’autre part adeptes du vaudou. Les notions qui gouvernent le langage et le monde ne sont donc pas les mêmes. Et l’importance du second discours par rapport au premier est entièrement lié au fait que ce discours est ancré dans les croyances vaudoues qui sont le ciment de la société. La religion constitue un facteur dominant, notamment en terme d’intégration sociale. Comme le fait remarquer F. Affala, dans son étude sur les Ifè :
« La religion africaine, contrairement aux autres croyances n’est pas un contexte spirituel élaboré et formulé spéculativement mais un fait vécu qui a par conséquent l’unité de la vie. Le noir en général n’adhère pas à une religion mais il naît et vit sa croyance tous les jours. »
Il ajoute un peu plus loin :
« Chez les Ifè, le sentiment le plus originel, le plus fondamental des sentiments est le sentiment religieux. Ce dernier conditionne tout le comportement futur de l’homme ».
La danse Tchébé en tant que pratique culturelle et populaire ne fait que s’insérer dans ce réseau de croyances, et si le fait de monter sur les échasses à strictement parler n’est pas une affaire de gris-gris, la danse en tant que telle est par contre intimement liée à la religion (3).
Toutefois, ces pratiques tendent à évoluer au cours de temps. Elles perdent une certaine notion du sacré, du fait de l’évolution de la société africaine. En effet, la population est confrontée à des problèmes de transmissions de savoirs et de valeurs héritées des ancêtres. Elle vit dans une société où l’occident impose / génère des valeurs auxquelles se rattachent beaucoup de jeunes, et qui ne sont pas toujours compatibles avec les interdits et les secrets que requiert l’apprentissage du vaudou.
La prédominance de l’argent est également un facteur important ; auparavant les cérémonies se faisaient grâce à des offrandes que l’on pouvait acquérir « naturellement » (par la chasse, l’échange, le troc
). Maintenant tout se monnaie, ce qui pose souvent problème, et fait que certains usages tombent petit à petit en désuétude faute de moyens financiers.
Si les cérémonies de préparation à la danse Tchébé sont moins nombreuses que par le passé, elles restent néanmoins présentes. Une des premières conditions est de savoir si le jour de la danse est bon, pour cela il faut faire des cérémonies en forêt, la nuit. On y invoque les fées, on accomplit des divinations afin de voir si le jour est propice ou pas. Dans le cas où cette journée n’est pas favorable, si le devin y décèle des accidents, on peut conjurer les éventuels mauvais sorts par des sacrifices et des offrandes.
Trois jours avant le jour choisi pour la danse, il est nécessaire de se préparer spirituellement. L’alimentation y contribue, grâce à une nourriture appropriée sans sel ni piment. Le jour de la danse, les échassiers ne doivent pas manger mais se contenter d’une bouillie. Durant cette période préparatoire, ils doivent également s’abstenir de tous rapports sexuels.
Chaque échassier peut y ajouter une préparation individuelle. Il peut invoquer des dieux du panthéon vaudou, mais aussi utiliser des croyances plus personnelles. La religion vaudou permet en effet, de « fabriquer » un dieu qui appartient à une communauté plus restreinte (à la famille, voir à un seul individu).
Ces exemples montrent les contraintes que demande la préparation des échassiers durant cette période de trois jours. Ils sont surveillés, pour ne pas qu’un interdit soit transgressé ; car une transgression voudrait dire qu’il va y avoir « de la casse », le jour de Tchébé, que l’individu qui n’a pas respecté ces règles va tomber, se blesser
Les notions d’interdit et de transgression évoquées ne sont pas spécifiques à la religion vaudou. On retrouve cette conception de manière quasi-identique dans d’autres religions africaines, comme chez les Dogons au Mali par exemple. Un des cas similaires est l’interdiction faite aux femmes de monter sur des échasses. La raison invoquée n’est pas la difficulté technique ou le courage demandé, puisque beaucoup de femmes en seraient capables, mais plutôt les règles dictées par la tradition. D’une manière générale, on fait beaucoup moins confiance aux femmes sur le respect des règles : elles respecteraient moins les interdits. Les valeurs issues de ces religions rendent difficile le combat des femmes pour leur reconnaissance, et leur égalité avec les hommes.
Un autre facteur explique l’exclusion des femmes de la pratique des échasses : elles sont considérées comme impures lorsqu’elles ont leurs menstrues. Une femme qui est impure ne peut participer à la danse Tchébé et aux préparatifs spirituels. Pour les échassiers, on ne peut pas prendre le risque de danser alors qu’une ou plusieurs femmes pourraient avoir leurs règles, ce qui est synonyme d’accident le jour de la danse. Mais si les femmes sont exclues de l’utilisation des échasses, elles participent à la danse Tchébé, à travers les chants et les danses au sol.
Dans la danse Tchébé, les échassiers sont masqués. Ce masque, fabriqué à partir d’un morceau de tissu, sert à rester caché, à ne pas se faire reconnaître des gens. Il instaure aussi une relation particulière entre les échassiers et la population puisque ce masque, en rappelant le chasseur, confère aux yeux de la population un certain pouvoir à celui qui le porte. ( ) La croyance au pouvoir mystique des échassiers est donc entretenue psychologiquement avec des attributs (masques, chants ).
Si le bois des échasses n’a aucune représentation symbolique, la hauteur des échasses montrent, elle, que cette danse est léguée par des êtres surnaturels et invisibles. Ce qui renforce d’autant plus la fonction du chasseur détenteur des pouvoirs, au sein de la société Ifè.
Et si le masque rappelle les ancêtres, il n’y a toutefois pas de règles pour son élaboration. Chacun est libre de faire le sien. L’association à laquelle appartient l’échassier peut instaurer une règle, une manière de faire, mais c’est un choix associatif, et non dicté par la société ou la religion (
)
Afin d’être encore moins reconnu, les danseurs changent également de vêtement entre eux (ils confondent ainsi les personnes qui savent qu’untel fait des échasses dans le village) et empêchent alors ceux qui voudraient leur jeter un sort de le faire. C’est véritablement là que se dévoile cet autre aspect de la culture vaudou : une personne en invoquant les fétiches peut jeter un sort à une autre personne. Etre perché à quatre ou cinq mètres du sol, c’est se rendre vulnérable ; la meilleure manière de se protéger est donc de se cacher via l’utilisation de masques ou de changements d’habits.
On a évoqué au début que la danse Tchébé ne se résumait pas aux simples échasses. C’est un ensemble composé d’échassiers, mais aussi de musiciens et de chanteuses / danseuses au sol.
Pour l’entraînement, tout le monde ne répète pas ensemble. Les échassiers le font d’un côté, les musiciens, les danseuses de l’autre : la danse des femmes se fait à la maison. L’échassier danse aussi à la maison (sans les échasses) pour connaître / faire connaître le rythme et les mouvements de la danse.
Le rythme de Tchébé, quant à lui, est spécifique. On ne le retrouve pas dans les autres danses d’Atakpamé (qui en compte en vingtaine) ni dans les danses de ballets à Lomé. Ce rythme tend à disparaître, au point que certains regrettent les dérives musicales des musiques de ballets. Faire des échasses n’a véritablement de sens que si l’on tient compte de ce côté musical et dansé. On retrouve ceci dans beaucoup de traditions culturelles d’Afrique (
)
Dans la danse Tchébé, les mouvements sont d’abord appris au sol et en musique, on y rajoute ensuite de la hauteur. Si chacune des techniques est travaillée de manière séparée, la répétition de la danse proprement dite, c’est-à-dire réunissant toutes les composantes (danse au sol, chants, échasses et musique), se fait en commun dans la forêt. La forêt est le lieu où les échasses ont été « découvertes » ; c’est aussi un endroit secret, protégé du regard de la population.
Lors de la danse, une chanson, qui se répète de nombreuses fois, témoigne de la qualité exceptionnelle de l’échassier et de ses mystérieux pouvoirs – l’échassier est un homme qui ne tombe pas (
) La chanson est une métaphore. L’échassier est telle une fougère qui s’accroche à un arbre ; il reste accroché au bois de ses échasses et ne tombera jamais à terre.
Si cette danse se perpétue et évolue, ce n’est que difficilement car les occasions pour danser ne sont pas si nombreuses. En effet, Tchébé n’est pas un spectacle, c’est avant tout une danse populaire. C’est une danse de réjouissance qui se fait lorsqu’un événement social le « permet », comme pour l’Odon Itsu, fête de l’igname, dont on a parlé plus haut. Ces « évènements sociaux » sont moins nombreux que par le passé ou du moins, ils n’ont plus l’importance dont ils bénéficiaient autrefois. Ce qui s’explique en grande partie par les coûts économiques engendrés et les conditions sociales des individus qui se détériorent. Il y a énormément de chômage, et les échassiers, qui ne sont pas des artistes professionnels, ont bien souvent pour préoccupation première de trouver un travail ou de gagner assez d’argent pour manger et nourrir leur famille. Jouer, danser pour le plaisir de danser n’est pas ce qu’il y a de primordial quand on a difficilement de quoi vivre.
Tchébé se fait également lorsque des personnalités importantes viennent dans la préfecture de l’Ogou, ou bien pour des défilés à Lomé. Mais ce n’est plus à proprement parler de la danse qu’il s’agit car bien souvent le spectacle qu’ils donnent se résument à un défilé en musique les danseurs devenant avant tout les représentants de leur localité, « la spécialité d’Atakpamé ». L’échasse perd ici une partie de son sens puisqu’elle n’est pas placée dans le contexte où elle évolue normalement.
Un des endroits où la danse Tchébé évolue le plus est dans les ballets de Lomé. Mail il existe une différence importante entre les deux. Car les uns (les danseurs de ballets) font une danse qui tient plus du spectacle, les autres, une danse populaire liée à une tradition culturelle forte.
La différence est notable car pour certains, la danse Tchébé telle qu’elle existe à Atakpamé n’est qu’une danse populaire où les échassiers ne sont pas véritablement des danseurs. (
) A l’inverse, pour les gens d’Atakpamé, les danseurs de ballets ne font pas véritablement Tchébé car dans cette danse il y a des chansons qui rendent fous, où les échassiers se surpassent. Les échassiers de ballets ne seraient donc que des imitateurs « imparfaits », avec des prestations en échasses plus limitées que ceux d’Atakpamé, les « véritables danseurs de Tchébé« .
( ) Il faut donc considérer la danse Tchébé comme insérée dans un réseau de traditions, de savoirs-faire issus d’un milieu populaire. Et si certains dénoncent un certain manque de chorégraphie ou d’esthétisme ou d’un manque de mise en scène, c’est peut-être parce qu’il ne faut pas chercher cela en Tchébé. Il ne faut voir la danse que comme une pratique traditionnelle liée au vaudou avec des échassiers techniquement impressionnants.
L’entraînement des échassiers est un apprentissage technique. A Atakpamé, il a lieu tous les mercredis et samedi vers 6h – 6h30 le matin pour une durée d’une à deux heures. Les échassiers ne bénéficient pas d’un terrain suffisamment vaste pour répéter, l’entraînement se fait donc pour l’instant dans une cour d’école – où l’aire pour évoluer n’est pas assez grande, ce qui peut aisément se comprendre car la hauteur des échasses demande une surface au sol en conséquence. Des demandes ont été faites auprès des institutions politiques pour bénéficier d’une véritable « aire d’entraînement » (Igbalè) mais ces demandes n’aboutissent pas pour l’instant.
Il faut savoir qu’au-delà des problèmes de reconnaissance de formes culturelles traditionnelles, le Togo accorde peu de crédits au développement de la culture. Chaque évolution, chaque projet au niveau local ne peut donc se réaliser que grâce à l’énergie des habitants, d’où les temps excessivement longs pour se doter de moyens d’apprentissage et de transmission.
L’apprentissage technique des échasses est une composante essentielle de la danse, car Tchébé est le lieu, le moment, où chacun peut montrer ses capacités – on retrouve ici cette notion de dépassement de soi. La valeur technique des échassiers étant une donnée fondamentale, on comprend l’importance des temps de répétitions.
Les mouvements pratiqués dans la danse sont de deux types, les uns sont plus liés à une gestuelle, une manière de bouger le corps (que l’on retrouve dans les danses au sol), les autres sont purement techniques mais impressionnants : comme le fait de toucher les échasses avec la tête en se penchant en arrière (!). Si une telle figure se voit rarement en France, elle est d’autant plus remarquable que les togolais évoluent à trois ou quatre mètres de hauteur (pour un mètre, un mètre cinquante en moyenne en France).
Il existait autrefois des échasses de cinq à six mètres, mais ces hauteurs ont apparemment disparues aujourd’hui. (
)
Un autre point démontre l’importance de cette acquisition technique. Alors qu’en France, il n’y a aucun nom donné aux figures que l’on réalise, pour les échassiers togolais, chaque mouvement est nommé ( ).
En ce qui concerne la fabrication des échasses, elles sont faites en raphia, qui est un bois très léger. Cet arbre, genre de palmier, donne la nervure centrale de sa « feuille » pour faire le montant de l’échasse une fois la courbure rectifiée à l’aide de pierres posées dessus pendant qu’elle sèche. Les fibres tressées servent à faire la corde qui va entourer le pied et la jambe. Le bois ne se trouve pas sur place. On peut en trouver dans la préfecture de l’Ogou, à 7 km au sud d’Atakpamé (dans le village de Talo-Kofan) et dans la préfecture de Wawa aux environ de la ville de Badou, à 70 km d’Atakpamé. La fabrication d’une paire d’échasses entraîne donc un coût supplémentaire, celui du transport, que les gens ne peuvent pas toujours assumer financièrement.
Les seules protections utilisées sont des tissus, chaussettes et autres plaques en mousse pour protéger la jambe de l’enroulement de la corde. Inutile d’ajouter qu’ils ne portent pas de protections – de type genouillères.
On retrouve des échassiers dans de nombreux pays africains. Chez les Dogons au mali, où les échasses (tanga tanga) sont un élément de la famille des masques, et ne sortent traditionnellement qu’à l’occasion de cérémonies. On les retrouve aussi dans le pays mandingue (Sénégal, Mali, Guinée) chez les Toma et les Dã de la forêt, les Konyãnké et les Kurãnko de l’Est où les masques à échasses (Nya-Dyã qui signifie esprit long) sont réputés pour leurs acrobaties. On en trouve également chez les Dan en Côte d’Ivoire, les Punu au Gabon, au Congo dans le Niari, ou encore au Ghana. Au Bénin, la danse sur échasses (Gagualo) a même laissé son nom à une variété de haricots plus haute que la moyenne.
Toutefois une des particularités des échassiers togolais est la hauteur d’évolution. Ils sont très fiers de leur pratique, conscients de la technique qu’ils ont acquis et des hauteurs inhabituelles auxquelles ils dansent. Cette fierté se ressent car beaucoup se jugent « au-dessus » des autres échassiers (dans tous les sens du terme). La particularité des échassiers togolais n’est pas seulement due à cette hauteur d’évolution. En effet, il existe également une certaine spécificité quant à l’utilisation qui en est faite. Pour bien la comprendre, il faut envisager les différentes manières dont on peut concevoir les échasses. Lors de mes rencontres avec les échassiers dans différents voyages, j’ai répertorié quatre fonctions des échasses.
Jeu d’enfant par exemple que l’on retrouve à certains endroits de la cordillère des Andes en Amérique du Sud mais aussi au Maroc ou même en France. Ces jeux peuvent être de simples prouesses d’équilibre mais aussi des courses ou des « affrontements ». (
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Si le but recherché est le même (faire une tâche qui nécessite de la hauteur), les travaux peuvent varier. On les trouvait dans les Landes pour la surveillance des troupeaux de moutons, mais aussi de nos jours pour la cueillette des fruits au Maroc, par exemple. Les plâtriers les utilisent également en France ou aux Etats Unis – ce qui évite les montées et descentes d’échelle
Chez les Dogons, elles font partie de la famille des maques et sont des objets rituels. A ce titre elles ont une très forte valeur symbolique. Elles sont utilisées dans des cérémonies où elles servent notamment d’intermédiaire entre le monde des vivants et le monde des morts. Lors d’une cérémonie funéraire, par exemple, le masque à échasses étant le plus haut, il est le mieux placé pour évacuer à jamais la mort.
Pour les Dogons, les masques représentent l’ordre du monde. (
) Les échasses ne sont qu’un élément de ce système.
Cela peut prendre deux formes.
Dans la première les échasses servent pour danser (dans les landes en France, dans le Nord de l’Espagne
).
Dans la seconde, elles sont costume, technique de spectacle et viennent créer de nouveaux personnages par l’allongement des jambes sans fonction symbolique particulière comme précédemment. (
)
L’utilisation des échasses n’est pas assignée à une catégorie particulière, il peut y avoir un mélange de plusieurs. ( ) Chez les Ifè du Togo, la fonction des échasses est avant tout festive. Même si leur origine est bien sur liée au vaudou, les échasses sont faites pour danser, et ne sont pas d’abord pensées comme un lien avec le monde des esprits – à la différence des dogons.
Si on peut trouver cette dimension technique et festive dans d’autres ethnies ou d’autres civilisations, elle n’est jamais mise à ce point en avant, mais bien souvent subordonnée à une autre fonction. Ailleurs, le fait d’avoir des échasses très hautes ou de réaliser des techniques particulières va être un choix chorégraphique ou esthétique (en créant un personnage très haut pour un spectacle par exemple), ou bien subordonné à une fonction symbolique. A Atakpamé, la valeur technique et festive semble primordiale, fait que je n’avais jamais rencontré auparavant.
Si la pratique des échasses est étonnante, elle est sujette à évolution. Au sein même du pays, comme on l’a vu précédemment, il existe une différence notable entre la danse Tchébé à Atakpamé et dans les ballets à Lomé. Les danses de ballets tendent vers le spectacle, tel que le concevons en France. C’est-à-dire qu’elles sont plus chorégraphiés, les rythmes sont souvent même remaniés.
(
) L’évolution est donc souhaitable car elle offre ainsi la garantie que cette tradition d’échassiers se maintienne dans le temps. Mais il serait regrettable que cette évolution se coupe des racines à partir desquelles elle est née.
Cette distanciation d’avec l’origine des échasses a un effet pervers. En effet, mettre la danse Tchébé au répertoire des danses du ballet, devient un argument de vente ; mais que dire lorsque Tchébé n’est pas respectée comme le souhaiteraient les échassiers d’Atakpamé. Il ne peut qu’élargir le fossé existant entre les échassiers de ces deux villes.
De plus, c’est aussi pour beaucoup de personnes, une possibilité de billet d’avion pour l’Europe, chose plus négative si les danses ne représentent plus que ça
La culture ne doit pas être subordonnée à une valeur marchande. Ce sujet a été abordé lors d’une rencontre avec les différents responsables de groupes de danses de la ville d’Atakpamé. Tous semblaient le reconnaître et admettre que la culture doit être un plaisir et une valeur à transmettre mais le sujet est délicat quand on sait que certaines personnes n’ont pas de travail. Le temps qu’ils consacrent à la danse et à l’entraînement doit donc être gratifiant financièrement, ce qui peut entraîner des dérives ou même des pertes du patrimoine culturel à très court terme ; car le Togo n’est pas touristique et n’a pas de politique culturelle forte.
Les échassiers d’Atakpamé souhaitent également faire évoluer leur danse, mais aussi, plus simplement la perpétuer. Les choses ne sont pourtant pas simples. On a vu que les échassiers d’Atakpamé ne peuvent pas envisager vivre de leur art, ils ont également des problèmes pour s’entraîner (manque de terrain, coût d’une paire d’échasses et des cérémonies préparatoires ). Ils manquent également de reconnaissance. ( ) Car si Tchébé est une épreuve de courage, c’est aussi une « exhibition ». Le fait que des blancs viennent s’intéresser à leur culture a été un des points qui a contribué à restructurer l’association d’échassiers. ( ) Un des souhaits des échassiers d’Atakpamé, outre de se produire en France, est de faire venir les touristes (qui vont laisser de l’argent) pour leur faire (re)découvrir cette danse. Ainsi la reconnaissance évoquée plus haut est entretenue, et les touristes en payant pour voir les danse, amélioreraient les conditions économiques des groupes de danseurs. Cependant la tâche n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît car le Togo est un pays peu touristique et les occasions de développer les danses pour les touristes sont quasi inexistantes pour l’instant.
Il y a néanmoins un réel danger à faire des danses à l’intention unique des touristes. Le cas est clairement apparu chez les Dogons du Mali où l’on créait des « danses pour touristes » qui se donnaient l’air de vraies danses mais qui n’avait en fait rien d’authentiques. Les Dogons donnant à voir aux touristes ce qu’ils voulaient voir. Les danseurs se mettaient donc pieds nus, enlevaient tout ce qui ne faisait pas traditionnels tels que montres ou bracelets, enfilaient les pagnes au profit de pantalon gestes qu’ils ne faisaient pas lorsqu’ils dansaient pour eux. Les prestations ne duraient bien généralement que le temps des prendre des photos, durée assez longue pour des touristes en mal d’authenticité. Ce développement a contribué à améliorer les conditions de vie de certains Dogons, c’est indéniable, mais elle a conduit également à figer une population dans la tradition, à l’enfermer dans ce que certains touristes (aidés des agences de voyages et des magazines) considèrent comme traditionnel. ( )
Plusieurs personnes rencontrées à Atakapmé cherchent conseil sur la manière dont ils pourraient faire évoluer leurs danses. Beaucoup sont prêts à suivre ce que pourraient dire les occidentaux. En effet, la culture occidentale s’est fortement implantée (succès des tubs américains, des chansons en play-back ) et pas toujours dans ce qu’elle a de meilleure ! ( ) Tout ce qui revêt un caractère occidental semble prometteur à l’exportation pour beaucoup de responsables d’Atakpamé. Certaines personnes, dont des échassiers, sont prêtes à modifier les tenues vestimentaires, mais cela peut aller jusqu’à vouloir modifier la musique, la manière de danser Entrer dans ce jeu, c’est dévaloriser la forme artistique et accélérer la perte d’une identité culturelle. L’évolution n’est pas exempte d’échanges de savoirs ou d’idées, mais elle appartient avant tout aux membres de Tchébé – et l’il du touriste dans ce cas peut avoir des effets néfastes.
L’évolution est nécessaire, elle est la garantie que la pratique reste vivante. Beaucoup de personnes ont tendance à enfermer la société africaine dans quelque chose de figé depuis la nuit des temps. Si les choses ne semblent pas évoluer à nos yeux, c’est parce que nous n’avons pas le regard habitué pour en saisir les modifications. L’idée que le changement existe aussi en Afrique n’a été défendue qu’assez récemment. Pour beaucoup, l’Afrique est un immense vivier dont les savoirs ancestraux ont été préservés de toutes « contaminations » étrangères. Cette idée est une illusion. Depuis, plusieurs ethnologues se chargent de la modifier. (
)
L’idée séduisante pour de nombreuses personnes est d’incorporer des formes occidentales aux pratiques africaines, danse Tchébé incluse. L’idée peut être bonne, mais elle ne doit pas se faire dans le but rendre la danse plus exportable i.e. conforme aux critères de vente des pays occidentaux. Si le changement doit s’opérer, il doit être avant tout la résultante de choix culturels et artistiques. Il apparaît évident que la manière dont Tchébé doit évoluer appartient aux échassiers eux-mêmes, mais il y a aussi beaucoup de facteurs extérieurs qui interviennent et qui parfois conditionnent cette évolution, la question reste donc très complexe, nous y reviendrons dans le prochain chapitre.
Certaines expériences qui ont contribué à faire évoluer des formes d’art ou des manifestations culturelles peuvent être de bons exemples sur lesquels s’appuyer. Au-delà de nombreux cas décrits dans Les spectacles des autres, précédemment cité, j’en citerai deux autres qui prennent source dans des initiatives menées en Afrique de l’Ouest. Deux exemples, tirées d’expériences au Mali.
Le premier exemple fait suite à l’expérience des danses pour touristes en pays Dogon, abordée plus haut. Pour intégrer ces danses à la culture locale, le choix a été fait d’organiser des « festivals de masques » le premier a eu lieu en 2000 à Pelou. Ces festivals ne sont pas de véritables cérémonies, mais ils se distinguent des danses pour touristes, dans le sens où ils ne sont pas complètement superficiels. Le temps accordé à ces danses par exemple, est plus proche du temps des cérémonies que des 20 mn réglementaires pour les touristes. Les habits des danseurs sont laissés au libre choix de chacun et non pas imposés par des images que recherchent les blancs. Les danses sont moins artificielles et plus spontanées
Une chose importante aussi, est de ne pas couper touristes et population lors de ces représentations. La marque la plus évidente de cette réussite en pays Dogon est que la population vient prendre part à la manifestation, chose qui ne se passait pas lors des danses pour touristes. En recréant un contexte qui n’est pas une cérémonie mais qui se rapproche du rituel, ces festivals rendent fragiles la frontière entre profane et sacré et contribuent à perpétuer une tradition culturelle, en la faisant évoluer. L’aspect intéressant est d’avoir su créer un événement qui appartienne aux Dogons (et non aux agences de voyages) en incluant une dimension touristique permettant le développement et l’échange. (
) Pouvoir se réapproprier, réadapter des danses qui ne sont plus beaucoup pratiquées, est le signe d’une vitalité culturelle importante.
Le second exemple est celui du Festival au désert, organisée depuis 2001 dans la zone saharienne du Mali. Cet exemple est différent car il n’est pas lié à un rituel religieux, mais se définit plutôt comme un « simple » rassemblement culturel. Le but est de revivre un rassemblement nomade dans cette zone du Sahara ; un rassemblement non pas réservé aux seuls touaregs, mais élargi à tout le pays, voire au monde entier. ( ) C’est une réussite sur le plan de la diversité artistique et de la qualité musicale, propice à l’échange, mais aussi dans le sens où ce festival renouvelle une tradition de grands rassemblements touaregs qui s’étaient perdue, suite aux sécheresses puis aux rebellions touaregs.
Ces deux exemples sont des outils de réflexions pour que se perpétuent certaines traditions Ifè, et notamment la danse Tchébé. Elles sont propices à un développement culturel plutôt sain, et favorisent la reconnaissance des acteurs locaux.
Un tel développement est soumis cependant à une prise de position sur l’identité culturelle. Lors des mes différents séjours au Togo, on trouvait deux manières de penser qui s’affrontaient. Les uns préservaient l’identité culturelle à tout prix : dévoiler le moins d’informations possibles et ne pas trop en faire voir – d’autant que la culture vaudou renferme certains secrets. ( ) Les autres défendaient l’échange et l’ouverture culturelle au risque de modifier la manière dont on perçoit la danse Tchébé, ce qui peut à long terme modifier également sa pratique. Mais vouloir garder une forme traditionnelle « secrète », pour une identité culturelle forte me paraît utopique. Ne serait-ce que parce que nous sommes à l’heure actuelle à une époque de mondialisation et qu’on ne peut plus ne plus tenir compte de la multiplicité des échanges. D’autre part parce que la danse Tchébé risque de s’éteindre à Atakpamé (son « foyer » d’origine au Togo) si elle ne trouve pas un nouveau souffle ( )
En Février 2004, un échange entre l’association française Tempo’Jeunes et l’association togolaise Kagbéma dont le médiateur était un membre de la Compagnie Bulles de Zinc – a donné naissance à une semaine culturelle. Cet échange a permis de réaliser un spectacle avec des jeunes français et des jeunes togolais, mais également de réaliser un reportage vidéo sur les échasses au Togo et d’organiser un débat sur l’avenir des pratiques culturelles à Atakpamé. ( ) L’initiative, lancée par l’association Kagbéma et son président Georges NAGBE, a été fédératrice – en ce sens c’est une véritable réussite.
En lien avec la Compagnie Bulles de Zinc (compagnie de théâtre de rue dont l’un des axes de travail est l’échasse), l’association Kagbéma a souhaité renouveler l’expérience de cette semaine culturelle. Beaucoup de problèmes se posent pour une pérennisation de ce type d’organisation car les moyens financiers sont très limités. Toutefois chacun de ces deux structures a envie de prolonger l’action culturelle, de perpétuer les danses traditionnelles en favorisant leur évolution, et d’encourager le développement touristique. L’idée d’un rassemblement Tchébé sous forme de festivals, est apparu comme un choix pertinent. La première édition de ce festival doit avoir lieu le 25 Février 2005. Il permettrait le rassemblement d’un grand nombre de troupe d’échassiers. En ce sens, le festival cherche à créer une émulation autour des échasses.
Le choix de faire ce festival est qu’il permet aussi un échange artistique entre des échassiers du Togo et d’autres venus de France. (
) Un rassemblement culturel permettrait peut-être de favoriser l’émergence d’un tourisme culturel, peu développé alors que la ville d’Atakpamé regorge de richesses sur ce plan. Cela contribuerait à cette reconnaissance dont manquent tant les danseurs de Tchébé et susciterait peut-être un regain d’intérêt au niveau de la population locale. Les organisateurs espèrent également attirer l’attention des autorités publiques sur le risque de disparition de pratiques culturelles, de leur donner matière à réflexion sur la manière dont les moyens peuvent être mis en place pour la pérennisation et le renouvellement de ces formes traditionnelles de spectacles.
En faisant ce festival, il apparaît que Tchébé risque d’évoluer avec tous les effets que cela induit. Le temps de spectacle, la manière dont cela va être mis en place pour satisfaire un éventuel public étranger, va sûrement modifier les conditions de pratiques. La possibilité de faire venir les échassiers en France dans un second temps, va peut-être conduire à un reformatage en terme de durée mais aussi du nombre de personnes qui peuvent se déplacer (
) L’enjeu est important et la discussion doit véritablement se faire sur ce que les danseurs sont prêts à changer et sur ce que nous sommes prêts à accepter de voir.
S’il nous parait évident à nous autres occidentaux, qu’il faut que la danse subisse le moins de modifications possibles en vue d’une tournée en France, la question est beaucoup moins évidente aux yeux des togolais. Pour eux il faut avant tout réussir « l’exportation de Tchébé« , ce qui peut passer par des remaniements, comme nous l’avons vu. (
)
Une autre question concerne les préparations liées à la danse. Comment résoudre en pays occidental, le problème des cérémonies et des offrandes que réclame le vaudou ? C’est en totale contradiction avec nos propres pratiques et nos mentalités. Il faut lire à ce sujet les difficultés rencontrées par les adeptes du vaudou en France qui ne peuvent respecter certaines pratiques (comment danser pieds-nus sur la terre battue quand on habite au 15ème étage d’un appartement à Paris, comment utiliser les tambours ? Trouver certaines plantes qui ne poussent que sur le sol africain ? et les exemples sont nombreux
)
La discussion doit s’engager à ce niveau avec les responsables culturels et religieux car c’est la religion et peut-être la cohésion sociale qui s’en trouve modifiée.
Si ces questions se posent, l’intérêt d’organiser ce festival est d’abord au service d’un renouvellement des formes traditionnelles de spectacles et de leur pérennisation. On ne pourra en éviter les conséquences (positives ou négatives) mais le point essentiel aura été de préserver la danse, de permettre la transmission d’un savoir qu’il ne meurt pas de s’être figé dans un discours passéiste. ( ) Il nous a donc apparu urgent, après ces quelques réflexions, d’organiser ce festival. Comme le résume très bien Georges Nagbé, président de l’association Kagbéma : « Ici notre culture est orale et pratique. Elle disparaît avec la mort de nos parents. C’est dans ce sens que se situe ce festival de Tchébé qui peut sauver notre culture de l’agonie. »
1. Attention, le terme de « mythe » employé ici m’appartient complètement; pour les échassiers interrogés, il ne s’agit pas d’un mythe mais de l’histoire réelle de l’apparition des échasses.
2. Une autre version remplace les fées par des animaux, je me ferais expliquer par la suite que les deux peuvent se confondre dans la cosmogonie Ifè, certains animaux, étant pour les Ifè des dieux ou des demi-dieux.
3. Il y a beaucoup de gens qui pratiquent le catholicisme, mais ce n’est pas pour autant qu’ils abandonnent la religion vaudou. Le respect des ancêtres, les offrandes aux fétiches, etc
s’accordent très bien avec la pratique du catholicisme. Ce qui fait que l’on trouve beaucoup de gens qui pratiquent les deux religions.
Il faut noter également un fort pouvoir syncrétique du vaudou, et qu’il n’est pas rare de trouver des éléments liés au catholicisme dans la religion vaudou ceci est particulièrement flagrant en Haïti, où la campagne de persécution envers les pratiquants du culte vaudou au profit du catholicisme, a amené à une « fusion » des éléments de ces deux religions.Bibliographie
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AFFALA Fandoumi
3éme édition Pour découvrir les Ifè d’Atakpamé, (édition à compte personnel).
Calvet Louis-Jean
1984 La tradition orale, Que sais-je ? PUF
Champs culturels revue du ministère de l’agriculture et de la pêche n°14
Déc. 2001 Culture et coopération internationale
Doquet Anne
1999 Les masques dogons, ethnologie savante et ethnologie autochtone, Karthala
François Yvonne
1993 Le Togo, Karthala.
Hurbon Laënnec
2001 Les mystères du vaudou, Découvertes Gallimard
Lombard Alain – Internationale de l’imaginaire n°16
2003 Politique culturelle internationale, le modèle français face à la mondialisation, Babel.
Métraux Alfred
1977 Le vaudou haïtien, Tel, Gallimard
Ouvrage collectif, dirigé par Michel Le Bris (Abbaye de Daoulas)
2003 Vaudou, Hoëbeke
Ouvrage collectif
1995 Au cur des collines, Atakpamé, Anjca éditeur
Ouvrage collectif dirigé par Bedaux et Van Der Waals
2003 Tourisme et identités in Regards sur les Dogon au Mali, Sneck.
Ouvrage collectif – Internationale de l’imaginaire n°5
1996 La scène et la terre, questions d’ethnoscénologie I, Babel.
Ouvrage collectif – Internationale de l’imaginaire n°15
2001 Les spectacles des autres, questions d’ethnoscénologie II, Babel.
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Filmographie
Brouet Lionel
2004 Le Festival au Désert, Camera Lucida Production et Triban Union
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Remerciements
A François Gaudeau, directeur du CCF de Lomé en 2003, et Philippe Debrion, son successeur.
Aux danseurs-échassiers du ballet Balafon, à Ali Koffi dit Galégo, ancien président des échassiers d’Atakpamé, à Midawé Ahloko, président des échassiers de Datcha, aux échassiers de ces 2 villes.
Merci tout particulièrement à Yao Dagbé, actuel président de l’association de danse Tchébé d’Atakpamé.
A Laurent, Innocent et Maximilienne de l’association Kagbéma.
Merci aux deux personnes sans qui rien de cela n’existerait : Georges Nagbe « préfet national » à Atakpamé, et président de l’association Kagbéma ainsi qu’à Kossi Akpovi, responsable du centre culturel Aréma, conteur et joueur de kora à Lomé et à travers le monde, décédé le 25 Décembre 2004.
A Job Chabi, échassier béninois qui m’a éclairé sur quelques aspects de la danse des échasses au Bénin.
A Philippe, manager de Lo’Jo et co-manager de Triban Union.
Merci à Boris, complice en vidéo africaine, à Isa pour cette aventure de festival, et à tous ceux qui m’ont accompagné en voyage : Sylviane et les jeunes de Tempo’Jeunes, à Catherine, à David qui m’a donné un jour l’envie de partir, à Mohamed Koura pour le temps passé avec lui et tout particulièrement à Réjane pour ce bout de Togo.
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Deux voyages ont favorisé cette rencontre avec les échasses. Le premier en Janvier 2003, le second un an plus tard, en Février 2004.
De ces deux dernières escales en terre africaine, un reportage vidéo et un article sur les échasses à Atakpamé ont vu le jour en guise de témoignage, les deux se complétant.
La vidéo s’intitule « la danse Tchébé comme pratique culturelle », elle explore le développement culturel au Togo à travers la danse Tchébé.
Ils font tout deux parti d’une étude plus vaste sur les échasses en Afrique.
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Emmanuel LAMBERT fait également partie de la Cie BULLES DE ZINC qui prolonge ce travail d’exploration du patrimoine culturel africain. Le vaudou est la source d’inspiration de leur dernier spectacle de théâtre de rue « Terra Vaudoo » qui offre une lecture originale et décalée de cette religion d’Afrique de l’Ouest.
Pour tous contacts
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