Internet est devenu une alternative à la télévision dans la production et la consommation de contenus audiovisuels. Africultures s’intéresse à ce média et plus spécifiquement aux webséries produites par des Africains Américains pour étudier la manière dont elles redéfinissent ou non la représentation des populations noires vis-à-vis du média traditionnel télévisuel. Analyse non exhaustive à partir de plusieurs webséries créées ces cinq dernières années.
D’après une étude réalisée par l’agence FBR Capital Markets dévoilée en juin dernier, Netflix pourrait dépasser en terme d’audience les chaînes américaines en 2016. L’une des raisons invoquées étant le prix : un abonnement à une chaîne câblée coûte environ 80 dollars soit dix fois plus cher qu’un abonnement sur la plateforme de visionnage de films et séries en ligne. L’absence (pour le moment) de publicité y est également pour quelque chose. Avec plus de 60 millions d’abonnés à travers le monde comptabilisés en 2015 – contre plus de 4 millions en 2005 -, les fournisseurs de contenu jouent le jeu. Le roi du streaming et les plateformes à la « YouTube » sont des espaces de productions et de diffusion de webséries produites par des Africains Américains que nous avons choisi de regarder de plus près.
À partir de ces webséries, il ne s’agit pas d’interroger la question de la représentation des Noirs dans les séries américaines en termes de quantité – le quota de minorités étant de rigueur – mais plutôt en termes de qualité. Quelle image donne-t-on des Noirs qui peuplent le pays à travers les personnages censés les représenter ? Comment éviter les stéréotypes ? Cette problématique est à regarder vis-à-vis de l’image transmise dans les séries traditionnelles diffusées à la télévision. Les personnages noirs mis en scène dans les différentes séries américaines de différentes époques ont souvent été perçus comme caricaturaux. Les séries ayant rencontrés un succès mondial sont pour la plupart des sitcoms, de Arnold et Willy à Ma famille d’abord en passant par Le Prince de Bel Air ou encore le Cosby Show. Elles se sont efforcées de montrer une image « positive » des Africains Américains. Auparavant, celle que l’on donnait des Noirs sur petit écran pouvait être assez péjorative. Au début des années 50, dans la série comique Amos N Andy, première à mettre en scène un casting 100% noir, on voit des médecins, des avocats et d’autres personnages représentant la classe moyenne africaine-américaine, une évolution positive dans la représentation de cette minorité à la télévision. Mais les deux compères répondent au code vestimentaire et langagier du blackface – cette pratique populaire dès la fin du 19ème siècle aux Etats-Unis qui consistait en des comédiens blancs se moquant des noirs en se maquillant de manière grossière et les représentant de façon caricaturale. De même, leur personnalité réunit également un certain nombre de clichés : Andy est naïf et paresseux, Kingfish – un personnage secondaire qui deviendra rapidement central – est un escroc ou encore Sapphire, la femme de Kingfish, ingrate et toujours en train de dénigrer son époux. Cela n’a pas empêché la série de connaître un grand succès dans le pays y compris auprès d’une partie de la population noire américaine. Mais la NAACP a obtenu l’arrêt du programme au bout de deux ans de diffusion à la télévision (et plus de 30 ans sur les ondes puisqu’il s’agissait d’un programme radiophonique au départ). À partir des années 1970, mouvement des droits civiques aidant, les séries mettant en scène la communauté noire américaine vont se développer et seront très populaires au niveau national. Certaines connaîtront un succès mondial. Comme Arnold et Willy On y voit des personnages passer d’un milieu modeste à un statut social bien plus élevé : les deux enfants noirs sont adoptés par un millionnaire blanc. Dix ans plus tard, dans Le Prince de Bel Air, Will (1990-1996) quitte son ghetto pour vivre dans un beau quartier de Los Angeles chez son oncle Phil, richissime avocat qui habite dans une réplique de la Maison blanche. Autrement dit, la possibilité qu’à un Africain Américain d’évoluer socialement prend de l’ampleur au fur et à mesure du temps, jusqu’à le faire résider dans le domaine du président de l’un des États le plus puissant au monde, et pour ce faire, plus besoin d’être recueilli par un blanc riche puisqu’il existe des Noirs riches. Difficile de ne pas citer également, le Cosby Show (1984-1992) avec le fameux docteur Huxtable, père de famille modèle et comique interprété par Bill Cosby, dont l’une des filles, Denise, ira à l’université dans la série Campus Show (1987 – 1992). Vingt ans plus tard, Ma famille d’abord (2001-2005) reprendra le même schéma avec Michael Kyle, le père de famille chef d’entreprise qui ne rate pas une occasion de faire une blague, et son fils Junior qui suivra son chemin. Au-delà du milieu social, les personnages en tant que tels sont attendrissant pour les premiers, cool pour les deux autres et surtout drôles dans l’ensemble. D’autres stéréotypes trouveront tout de même leur place sur le petit écran à l’instar de Barracuda, sorte de brute gentil au physique imposant dans L’Agence tout risques ou encore Sheneneh, stéréotype de la femme du ghetto violente et totalement vulgaire dans Martin.
Que se passe-t-il du côté des webséries ? Sur YouTube, pour commencer, la chaîne Black & Sexy TV gagne une audience à travers le slogan « Making black people normal since 2011 ». Avec plus de 110 000 abonnés et près de 12 millions de vues pour une dizaine de programmes différents, les quatre fondateurs prétendent montrer une toute « autre » image des Noirs américains à travers des contenus qui sont essentiellement des webséries. Chef de la création, le réalisateur Dennis Dortch a l’idée de créer cette chaîne à partir du film A Good Day to be Black and Sexy, une série de scénettes autour de l’amour et de la sexualité de personnages africains-américains, produit en 2008, avec sa compagne Numa Perrier (à la direction du développement des programmes), Jeanine Daniels (partenaire à la production) et Brian Ali Harding (à la direction artistique). Au-delà de montrer presque exclusivement des personnages noirs et sexy -dans leur attitude, ils s’assument pleinement et sont sûrs d’eux -, ces web séries traitent de thèmes qui peuvent toucher un public qui n’est pas uniquement africain américain : les galères d’une mère célibataire avec Becoming Nia, l’amour sur internet dans Hello Cupid ou encore l’histoire d’amour entre deux colocataires dans Roomieloverfriends. Et c’est là que réside la force de leurs contenus. Les personnages ne sont pas bien sous tous rapports, et changent du « bad boy noir » ou du « Noir qui réussit ». L’idée est de refléter la réalité de la vie quotidienne d’hommes et de femmes avec leurs qualités et leurs défauts, faisant face aux difficultés de la vie, des relations humaines et qui recherchent le bonheur désespérément. Des éléments assez universels. Pour autant, les scénaristes n’hésitent pas à traiter de sujets sensibles spécifiques à la communauté noire comme le colorisme. Hello Cupid suit deux amies, Robin et Whitney, la première a le teint clair, l’autre est plus foncée. Whitney, qui n’a que très peu de réponses sur son profil figurant sur un site de rencontre décide de le changer en mettant les photos de Robin. Instantanément, elle reçoit plus d’une centaine de mails, convaincue que les hommes noirs préfèrent les femmes « light-skin ». Yellow, une docu-série, s’inspire du vécu de l’acteur principal et raconte ses mésaventures d’homme à la peau claire. On peut notamment le voir durant un blind date face à une femme surprise « lorsque j’ai entendu ta voix au téléphone, je pensais que tu serais plus foncé ». Il finira la nuit avec elle mais elle fera ensuite des avances à son frère au teint plus foncé juste sous ses yeux. « C’est la série que les gens ont le moins aimé mais à laquelle ils ont le plus réagi » s’amuse Numa Perrier. Audacieux, il semblerait que les créateurs de Black & Sexy TV soient même source d’inspiration pour la télévision : « On ne regarde pas la télé mais on nous a dit que des séries africaines-américaines nous ont piqué une ou deux idées « , explique Dennis Dortch. Ce qui est sûr, c’est que The Couple, série qui a fait connaître la chaîne, est actuellement en développement chez HBO. The Couple, sorte de Un gars, une fille version noire américaine intéresse cette grande chaîne de télévision et non les autres séries citées plus haut. Peut-être parce que l’on peut y retrouver des situations dans lesquelles n’importe quel couple peut se reconnaître : les disputes en voiture pour savoir quel chemin est le bon, les problèmes de voisinage ou encore les rapports sensibles entre belle-fille et belle-mère. Mais l’équipe tient à continuer à développer son concept sur internet et non à la télévision. Aujourd’hui, ils ont développé leur propre plateforme de streaming, blackandsexy.vhx.tv, monnayant 7 $ par mois ou 60 $ à l’année et envisagent de traduire leurs programmes en français et en espagnol cette année afin de toucher un plus large public.
Issa Rae, celle qui voulait colorer le paysage audiovisuel
De son côté, Issa Rae, diplômée de la New York Film Academy, met en ligne sur sa chaîne YouTube le premier épisode de la websérie dont elle est l’auteure, The Misadventures of Awkward Black Girl (les mésaventures d’une étrange fille noire) en février 2011. Elle joue également le rôle du personnage principal, celui de J., une jeune femme mal à l’aise en société travaillant dans une entreprise dans laquelle elle s’ennuie à mourir et se sent bien différente de ses collègues. Ce premier épisode a aujourd’hui été visionné plus de 1,7 million de fois et la chaîne comptabilise plus de 25 millions de vues. Dans la série, elle met en scène le quotidien d’une anti-héroïne des temps modernes : entourée de collègues désagréables, elle a un comportement passif-agressif et vit des histoires d’amour plus que décevantes. Une erreur (coucher avec un collègue un peu collant) et ses bizarreries (pour se rapprocher de celui qui l’intéresse vraiment) lui collent à la peau. La question raciale est abordée en particulier lorsqu’il est question de la relation entre J. et son alter ego masculin, White Jay. Dans l’épisode de leur premier rendez-vous notamment. Chacun veut tenter d’impressionner l’autre et les maladresses s’accumulent : Cece, la meilleure amie de J., « experte en mixité », lui conseille de s’habiller de façon très décontractée pour aller manger des sushis alors que White Jay l’invite finalement à dîner dans un restaurant ambiance soul fond pour finir dans une soirée spoken word déprimant. Il y a également le regard inquisiteur des hommes noirs qui semblent désapprouver le couple. Parmi eux, l’ex-petit ami de J. qui les surprend dans le restaurant et dit « si j’avais su que tu en arriverais là, j’aurais fait quelque chose pour l’empêcher ! » Les réactions hostiles face à un couple mixte dans lequel la femme est noire sont rarement mises en scène et pour cause : les couples mixtes sont un peu plus visibles dans les séries télévisées mais ne sont pas pour autant monnaie courante. Il faut garder en tête que les mariages interraciaux étaient interdits jusqu’en 1967 aux États-Unis.
Issa Rae a été approchée il y a deux ans par Shonda Rhimes, productrice de renom à laquelle on doit la série Grey’s Anatomy. Shonda Rhimes, c’est aussi celle qui a permis à Kerry Washington d’être l’actrice principale de la série Scandal, première fois qu’une femme noire se retrouve à cette place sur une grande chaîne de télévision américaine depuis près de 40 ans. Finalement, c’est HBO – une fois de plus – qui s’intéresse au travail d’Issa Rae et lui commande un pilote dont le tournage est prévu cet automne. La série Insecure traitera des mêmes problématiques que la websérie qui l’a fait connaître. Elle tiendra à nouveau le rôle principal et sera assistée à l’écriture par Larry Wilmore, producteur de la série Bernie Mac Show et comédien dans la populaire émission The Daily Show de Jon Stewart. En attendant que le tout soit prêt – et diffusé dès fin 2016-début 2017 si tout va bien -, Issa Rae nourrit toujours sa chaîne Youtube avec du contenu, que ce soit en tant qu’auteure ou productrice. Mais elle veut aller plus loin avec son projet « Color Creative ». Le but annoncé est « d’augmenter les chances des auteurs de télé femmes et issus de minorités de montrer et de vendre leur travail, à la fois au sein et en dehors du circuit classique des studios (
) en formant les futures créateurs et auteurs-producteurs qui aideront à changer le paysage télévisuel. » À la suite de cet appel à candidature, trois pilotes de webséries entre comédie dramatique et sitcom ont été retenus : So Jaded où deux amies décident de prendre avec elle, sur un coup de tête, un petit garçon qu’elles trouvent sur leur chemin ; Words with girls dans laquelle une femme que la petite amie à quitter tente de remonter la pente auprès de ses amies lesbiennes comme elle ; Bleach ou la rencontre d’un tueur à gages et d’un agent d’entretien dépressif que sa femme vient de quitter. Chacune des séries met en scène des comédiens noirs, des femmes, d’autres qui font à la fois partie de la communauté noire et LGBT – à l’instar de Britanni Nichols qui a écrit et joue dans Words with girls – et des acteurs blancs parmi les personnages principaux. Elles ont cependant toutes été écrites par des Noirs américains.
La représentation des Africains-américains dans les séries semblent donc résider tout autant dans l’universalité des thématiques abordées, pouvant tout autant être vécues par des personnes non Africaines Américaines, que dans l’appropriation de sujets propres à cette communauté qui sont mis en avant et problématisés. Pour ce faire, il ne suffit pas de faire figurer des comédiens issus de la communauté mais de donner aussi davantage de place à ses auteurs, réalisateurs et producteurs. Les grandes chaînes de télévision en accueilleront-elles plus dans leurs équipes et s’inspireront-elles davantage de ce qu’il se fait sur la toile ? Pour le moment, seul HBO, semble y voir un potentiel. Mais on peut imaginer que Dennis Dortch et son équipe ainsi que « awkward black girl », tous basés à Los Angeles, ont ouvert une brèche pour une nouvelle génération qui ne demande qu’à pouvoir se reconnaître à la télé comme en témoigne ce tweet : « I want TV & movie projects that celebrate the joy of blackness not just our struggles & hardships. When can we get those? » (« Je veux voir des projets de films et de télé qui célèbrent la joie d’être noir et non plus seulement nos luttes et nos difficultés. Quand pourra-t-on en trouver? »)
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