La séduction est aussi une forme de liberté

Entretien de Fayçal Chehat avec Sokhna Fall

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Partie de l’anthropologie, la Sénégalaise Sokhna Fall, a fait le tour de beaucoup de métiers : elle est aussi journaliste, ethnologue, victimologue, styliste-modéliste… Malgré cette activité foisonnante, elle a trouvé le temps de rédiger une superbe essai sur la séduction féminine au Sénégal. « Séduire : cinq leçons sénégalaises » est un livre passionnant, écrit avec un style flamboyant et se lit comme un roman. Un bonheur à l’état pur et une montagne d’informations…

Est-ce qu’on peut dire que les cinq brillantes leçons de séduction sénégalaises que vous nous donnez s’appliquent en ville comme en milieu rural ?
Il faut dire qu’il y a des aspects de la séduction qui sont particulièrement liés à la vie dans la cité. Les gens n’ont pas le même rythme de vie, ni les mêmes moyens selon qu’ils résident à l’intérieur des terres où dans les grands centres urbains. En ville, l’oeuvre de séduction est beaucoup plus fignolée, les techniques plus affinées. Les gens sont sans doute en permanence à la recherche de nouveauté. Il n’en reste pas moins que le petit pagne, dont ont sait le rôle dans l’aspect le plus intime de la séduction, est bien parti des campagnes
Votre étude de la séduction porte en grande partie sur la place du vêtement. Il y a sans doute d’autres façons de séduire ?
Il est certain qu’au Sénégal la séduction passe d’abord par le vêtement. J’ai essayé de montrer comment chaque type de vêtement avait une fonction et une importance particulières. Les tailles-basses, les boubous, les petits ou grands pagnes remplissent chacun une fonction, leur utilisation à un moment ou à un autre de la journée, à l’occasion de telle ou telle cérémonie, a un sens. Maintenant, vous avez raison de dire que la séduction peut utiliser d’autres voies. La gestuelle chez les sénégalaises et les africaines en général est riche en enseignements. On parle du port naturel des femmes africaines. En ce qui concerne la communication avec le corps, je préfère la taxer de « culturelle » plutôt que de « naturelle ». Ce port, cette façon de bouger, de faire parler les mouvements et les gestes dans le quotidien, est « étudiée », « entretenue », « travaillée » par nos femmes. Le dialogue avec les éléments du corps est très important en Afrique – autrement plus valorisé qu’en Occident où le champs réservé au mouvement corporel est aujourd’hui très réduit et sans doute limité à l’essentiel : la fonctionnalité. Oui, la séduction par la gestuelle en Afrique est un sujet de recherche intéressant et passionnant.
La population du Sénégal est dans sa grande majorité de confession musulmane. Une religion dont on connaît la rigueur et les limites étroites où elle cantonne l’expression du corps, particulièrement le corps féminin. Comment expliquez alors cet épanouissement du/ et par le corps des femmes sénégalaises… ?
Je crois qu’à leur arrivée sur les terres d’Afrique noire, les premiers propagateurs de l’islam ont eu l’intelligence de ne pas couper les populations de toutes leurs traditions. Il est donc resté une porte entrouverte que les Africains ont su forcer encore plus en résistant aux pratiques les plus rigides de la religion musulmane. C’est encore plus vrai aujourd’hui, particulièrement au Sénégal.
Vous évoquez aussi le cas de la séduction dans la cellule polygame. et, à travers l’exemple de Khardiata, une des épouses de Mbaye, on a le sentiment que la lutte au sein du « harem » peut devenir féroce…
Dans ce cas, c’est le procès de la polygamie qu’il faut faire et non celui de la séduction. C’est le polygame qui donne naissance à la tension en choisissant logiquement une favorite, parce qu’il ne peut honnêtement traiter également ses épouses. Les femmes disent d’ailleurs que même lorsque le mari n’a pas encore de favorite, elles se chargent de l’amener à en désigner une. Comment ? Par le jeu de la séduction. Une séduction plus exacerbée que dans un couple normal. Quand cela arrive, les femmes ne se font effectivement aucun cadeau.
Dans votre brillant essai, on a l’impression que la séduction n’a lieu que dans un seul sens : Femme-Hommes… Les hommes sénégalais ne se contentent quand même pas d’être séduits ? Ils passent à l’offensive de temps en temps ?
Oh, mais là c’est un autre sujet que vous me demandez de traiter. C’est une autre recherche à faire. Moi, j’ai choisi de faire découvrir les techniques des femmes parce que j’ai eu accès à la parole des femmes. Pour les hommes, il faudra la parole des hommes. Il est évident que les hommes passent eux aussi par la séduction pour atteindre les femmes. Cette séduction peut prendre la forme de la prestance, du vêtement, du rang social etc.
Est-ce qu’une femme se décrète « Dirianké  » (1) où est-ce le regard et le jugement des autres qui l’installe dans ce statut enviable ?
Toutes les femmes ne se donnent pas forcément autant de mal que Coumba mon personnage principal pour devenir « Dirianké ». D’un autre côté, une femme peut se décréter « Dirianké » si elle le désire et surtout si elle réunit quelques critères essentiels d’ordre naturel comme la taille, la beauté des traits, l’harmonie des formes du corps, la prestance, l’art de se mouvoir…
Existe t-il une limite d’âge pour les « Diriankés » ? Un moment où l’art de séduire devient en quelque sorte « caduc » ou vain ?
Absolument pas ! A moins d’être vraiment très âgée voire très abîmée physiquement, la femme sénégalaise continuera toujours à vouloir être belle et à être élégante. A soixante ans, ce n’est pas la même élégance qu’à vingt ans certes, mais c’est toujours de l’élégance. Il est évident qu’une grand-mère évitera de verser dans le ridicule en laissant tinter très bruyamment ses ceintures de gongo ou de djaldjali (2) quand elle marche..
Lorsqu’on sort de la lecture prenante de votre livre, on a l’impression que les féministes telles qu’on les conçoit en Occident par exemple, n’ont guère le droit à la parole…
Mais les femmes que je présente ne sont pas des femmes objets ! Elles sont des femmes sujets. Coumba est une femme qui tient sa vie entre ses mains. Elle agit pour changer le cours de sa vie, sans doute avec des arguments très féminins, mais elle le fait avec un certain courage et un vrai panache. Les grandes « Diriankés » ne sont pas des femmes soumises. Loin de là. Pour moi, l’effort de séduction des femmes sénégalaises n’est pas une soumission à l’ordre masculin…C’est même plutôt le contraire : la maîtrise de la séduction peut être un symbole de liberté et une force de négociation importante entre les mains des femmes.
Pour vous informer et écrire ce livre, vous avez eu affaire indistinctement à des femmes et à des hommes. Cela veut-il dire que les hommes connaissent les secrets des femmes ?
Avec les femmes, j’ai eu, vous l’imaginez sans doute, des rapports de confidentialité voire de complicité. Alors qu’avec les hommes, les relations étaient plus ambiguës. Il y avait un jeu de séduction dans leur façon de me parler de la séduction. Quant aux secrets des femmes, les hommes ne les connaissent pas tous, heureusement d’ailleurs. Mon livre va en faire connaître quelques uns, mais il y en a tellement d’autres….
On finit par comprendre que cet effort colossal de séduction fait par les femmes met les hommes « séduits » dans une situation embarrassante : « Ils doivent prouver », écrivez vous, qu’ils n’ont pas eu les yeux plus gros que le ventre (…) Gare au polygame qui ne peut pas honorer la danse des petits pagnes. Il voulait les soumettre à son caprice et voilà qu’il n’a plus d’autre choix que de répondre à leur désir sous peine d’enfer… » Mais cela doit être vraiment dur d’être un homme au Sénégal, non ?
Cette citation concerne particulièrement les adeptes de la polygamie (encore nombreux au Sénégal) qui savent pertinemment qu’ils sont attendus au tournant par les femmes. Ils ne peuvent se permettre d’avoir la moindre défaillance. Ils doivent être à la hauteur sur les plans sexuel, matériel, affectif… Dans le cas contraire, c’est effectivement l’enfer qui leur est promis…

(1) Élégantes
(2) Ceintures de perles parfumées que les femmes mettent sur les plis du petit pagne qu’elles portent sous le boubou et dont le bruit et le tintement lorsque la femme marche ou danse est censé réveiller le sens des hommes…
///Article N° : 798

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