L’Afrique et nous : mémoires collectives

Mémoires collectives

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En février 2002, l’Organisation de l’Unité Africaine est mandatée par la communauté internationale pour une mission de médiation dans le contentieux électoral opposant Didier Ratsiraka, président sortant, et Marc Ravalomanana, prétendant. Les accords de Dakar en avril 2002 restent lettres mortes. C’est en Afrique du Sud au sommet de la terre de Johannesburg que Marc Ravalomanana est officiellement invité par les Nations Unies en tant que Président de la République. Il y rencontrera pour la première fois le Président français, Jacques Chirac. Ces événements réveillent les mémoires collectives malgaches qui s’expriment sur l’Afrique dans les espaces publics.

Vingt ans dans les années quatre-vingt. Ce n’était déjà plus l’Afrique de l’esclavage, mais celle des victoires éclatantes et emblématiques : la réappropriation d’une identité culturelle vieille de plusieurs millénaires et en même temps si neuve et innovante. Nous avions enfin conscience du monde.
Mais après les siècles d’esclavage et de colonisation puis de suprématie blanche, chercher cette identité, l’affirmer et la partager était encore très nouveau. C’était cependant suffisamment mûr pour faire figure d’exemple, voire, de voie.
Nous, les enfants de ceux qui ont découvert et fait grandir cela, nous n’avions plus eu à être des pionniers, mais à en être ébloui. Nous nous y sommes convertis dans un milieu qui continuait à laisser cette identité à la marge : soit comme révolte d’adolescent du développement, soit comme plaisir d’esthète. Le monde n’était pas à nous.
L’Afrique n’était pas l’Afrique, c’était un archipel. Elle était une constellation des Noirs, des gens de couleur, des opprimés et des dominés dans le monde entier comme dans l’histoire. Les Africains étaient d’abord ceux qui ont élevé la voix pour dire :  » oui je suis Noir, et je ne suis pas inférieur, nous ne sommes pas des sous-hommes. Cette terre est la nôtre et nous voulons en être les maîtres « . L’Afrique était la victime qui réclame justice et en fait une créance. L’Afrique pour nous, était avant tout politique.
Elle nous semblait à la fois le lieu, l’égérie et la réalité de ce qui a fait naître à nouveau nos aînés à la conscience : à la fois de leur liberté, de leur humanité et d’un devenir collectif. L’Afrique pour nous, était avant tout politique et morale.
Alors nous demandions-nous si historiquement, nous étions des descendants d’Africains essaimés de par le monde, qu’une  » Afrique ambiguë  » nous rattrapait en chemin. Nous ne sommes pas africains, dirions-nous souvent et sur tout le territoire. Nous sommes Malgaches. Nous sommes autres. Aurions-nous devant les yeux maintes preuves de cette ascendance et maintes survivances de cultures africaines dans nos us et coutumes que nous en riions. Apports marginaux disions-nous, voire superficiels ou du moins tardifs et peu constitutifs de notre identité.
Rencontrions-nous des Africains d’Afrique que chaleureusement unis sur le discours politique, nous nous différencions secrètement sur le vécu culturel. En fait, plus nous rencontrions des Africains, plus nous nous sentions Malgaches. Secret de polichinelle d’ailleurs, car ils ressentaient parfaitement ce hiatus. Les Africains étaient pour nous, des frères adoptifs et non des frères de sang.
La mémoire collective ignorait-elle ou niait-elle les racines africaines ? Quelles sortes d’ombres étaient-ce là ? Quelle sorte de fraternité ? Qu’importe alors, nous pensions appartenir à une confrérie bien plus vaste, celle des libérations, des passions et des générosités qui devaient fonder l’égalité. C’était celle du courage qui a soif de justice et du pouvoir que légitime la situation de victime. Nous étions foule et voulions changer le monde. Notre Afrique, nous la rêvions. L’Afrique pour nous était l’utopie en marche.
Celle qui transcende notre insularité, bien moins dans le passé, que dans l’espace et le devenir. L’autre qui nous conforte dans des choix ouvrant des chemins que personne n’a encore foulés, parce qu’il fait les mêmes pour résoudre des problèmes et des souffrances similaires. L’Afrique aussi nous a fait accéder à l’universel. Du sort commun de victime, nous avons fait un statut et de cette dimension collective de l’injustice, nous avons accédé à une idée de justice universelle que nous nous sommes alors sentis en droit de réclamer. L’Afrique pour nous, était un mythe fondateur.
Nous nous sommes délectés avec horreur des crimes de l’histoire. Et nous nous sommes délestés du fardeau de l’esclave. Nous avons tout revisité : nos coutumes, notre langue, nos ancêtres, nos arts, notre histoire et notre écosystème, en un mot notre politique. L’Afrique était notre frère, notre parent, notre allié. Nous nous étions découvert le même ennemi intime, désigné de génération en génération : le Blanc, le Colonisateur, les Occidentaux. Cet autre qui nous a crucifié, pillé et veut nous amender. Celui qui toujours donne pour mieux s’approprier. Celui que nous voulions battre et combattre, notre référence et notre butoir, celui que nous voulions égaler et auquel nous ne voulions pas ressembler. L’Afrique pour nous était black.
Aujourd’hui, l’Afrique nous a quittés en se morcelant, moins dans les guerres ethniques que dans les opérations nationales de sauvetage financier. Pour nous, l’Afrique n’est plus et l’amertume comme l’amour-propre nous mord le cœur de voir que tant de pays africains ont été meilleurs que nous à l’école du FMI et de la Banque Mondiale ; meilleurs que nous dans la séduction des ONG. Nous pensions dans notre Afrique, que nous étions des plus capables. Nous le prouverons sur ce chemin nous promettons-nous tout bas et mieux encore…
Que l’Afrique, osons-nous à peine penser, retourne dans nos folklores et les guerres d’origine. Si nous voulons rivaliser avec les Africains et le reste du monde, c’est l’Asie qu’il nous faut. D’ailleurs, nos ancêtres ne sont-ils pas là ? Ne nous sont-ils pas plus proches parents ? S’ils ont été capables de devenir riches, n’est-ce pas la preuve que nous l’avons dans le sang nous aussi ? Que ne quittions-nous ces alliés que nous avions adoptés et ces Blancs qui nous ont adoptés. Quand nous retrouverons notre vraie parentèle, nous ne serons plus un potentiel. Nous grandirons et connaîtrons la grandeur. La Famiglia, il n’y a que ça. L’Asie pour nous, c’est la science de l’acquisition des richesses. L’élève qui a dépassé le maître et lui fait mordre la poussière.
Nous ne savons pas encore que l’Asie connaît ses premières crises structurelles : de la production et des revenus… Et que même l’héritage de ses situations de rente de bas salaires ne suffira même pas à une génération de Malgaches.
Certains disent déjà :  » sondons-nous nous-mêmes sur les chemins de la richesse  » et c’est indiscutablement une révolution. Mais quelle sorte de révolution ?

Quand en 2002, la communauté internationale méconnut les centaines de milliers de manifestants à travers le pays, quand elle ignora ce qu’ils réclamaient, nous nous sentions rejetés à double tour dans notre insularité. Quand elle décida que l’Afrique ferait la médiation, nous frémissions d’incrédulité. Que l’Afrique sait-elle de nous ?
Nous découvrons alors l’Afrique des réseaux. Celle qui est riche et puissante. Celle des bailleurs de fond. Celle qui dispose d’armes et d’arbitrage. Celle qui peut se faire embrasser deux adversaires politiques qui continuent leur bras de fer quand les morts meurent en silence. Ce ne sont plus les tirailleurs sénégalais de l’Empire qui menaient la pacification en 1947 ou faisaient régner l’ordre pendant l’état de siège jusqu’en 1956. C’est Dakar 2002 au Nepad. C’est le principe de subsidiarité de l’Organisation des Nations Unies, c’est la régionalisation du monde. Certains d’entre nous se demandent ce que nous gagnerions à rester membre de l’Union Africaine. Que l’Afrique sait-elle de nous ?

///Article N° : 2932

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