Comprendre l’attitude spectatrice du public béninois, c’est comprendre aussi d’une certaine façon les motivations esthétiques des créateurs du théâtre béninois contemporain. En Afrique comme au Bénin, la réception collective d’un spectacle fait de chaque participant un acteur conditionné par des archétypes culturels.
Généralement, le public convié à un spectacle se veut aussi un acteur du spectacle. Cette façon de réagir devant un spectacle dramatique déroute souvent l’étranger non averti.
Dans notre culture, le spectacle est synonyme de fête, laquelle, sur le plan de l’affectivité, suscite émotions et communion entre les participants. La fête nous ramène au sacré qui organise un espace-temps de convivialité, de communion et de solidarité. L’aspect le plus important dans la manifestation festive, dans notre propos, est le rituel qui équivaut à un ordonnancement, une mise en scène où l’on se donne en spectacle à soi-même et aux autres.
Il s’agit d’un processus d’investissement dans le spectacle qui tend à abolir les oppositions binaires sensorielles entre l’illusion et la réalité, d’une part, et les oppositions binaires intellectuelles entre l’identification et la distanciation, d’autre part. Cette attitude spectatrice requiert une dépense émotionnelle qui, dans nos sociétés, est d’autant plus importante dès lors qu’elle s’opère en groupe. La représentation des manifestations spectaculaires s’effectue dans une atmosphère festive comme l’attestent les formes de théâtre populaire ou les sorties de masques (egun…).
Il se crée alors un espace-temps profane ou sacré, selon le genre de manifestation spectaculaire, qui fait de la participation l’apport de chacun au spectacle. Cette participation improvisée en fonction de l’émotion esthétique ressentie, renforce la communion et est l’expression d’une réception qui répond à une attente solidaire du genre de spectacle représenté. Excès, débordement émotionnel et invasion de l’espace du jeu au théâtre sont des comportements habituels.
Au théâtre et même au cinéma, la perception qu’a le public de l’action se focalise autour des temps forts qui répondent à une attente formée par les archétypes du récit oral traditionnel. Cette focalisation de l’intérêt sur les temps forts du récit témoigne du goût du public béninois pour le spectaculaire. D’où vient que la relation des faits est très souvent déformée ou occultée au profit du spectaculaire.
C’est aussi à travers les temps forts que se manifeste le mieux la participation du spectateur qui sent un besoin cathartique de s’identifier au drame. Ce besoin de convivialité fait de la réception des spectacles en groupe des moments d’intensité émotionnelle, pour le spectateur, car tout comme le spectacle a besoin d’un public, il a lui aussi besoin d’un public pour l’aider à s’exhiber dans la mesure où la fête est un partage, un lieu de défoulement.
Et lorsque le spectateur » passif « , qui n’est pas en phase avec la mentalité populaire, se hasarde de rappeler à l’ordre le spectateur trop exubérant pour un meilleur confort de sa réception, c’est paradoxalement lui qui passe pour le trouble-fête parce qu’il perturbe une jouissance esthétique tapageuse, excessive.
Bien évidemment, l’attitude spectatrice du public béninois telle que nous venons de la décrire est l’expression d’une culture.
L’état des lieux du théâtre béninois est à l’image des problèmes d’un pays pauvre et dominé. C’est un théâtre pauvre, privé de subventions dignes de ce nom susceptibles de favoriser la professionnalisation des métiers du théâtre et l’existence de troupes permanentes, véritables écoles de formation des comédiens.
Les rares artistes et troupes relativement privilégiés en raison de leur talent et de leur succès (Camille Amouro, Isaac de Bankolé, Master Cool, Théâtre Wassangari, l’Atelier Nomade Alougbine Dine…) sont l’arbre qui cache la forêt. Le théâtre béninois a besoin de financements, de subventions et d’infrastructures. La culture n’est pas une priorité pour l’État et les mécènes. La nature ayant horreur du vide, la coopération française en Afrique, expression visible d’une politique impériale, profitant du quasi monopole de la scène – en plein air ! – du Centre Culturel Français de Cotonou, tend à jouer le rôle de faiseur de roi dans le petit monde du théâtre au Bénin. Et même les réseaux francophonistes plus ou moins mafieux sont mis à contribution pour légitimer et censurer et surtout récupérer des artistes légitimement avides de reconnaissance mais aussi trop prompts à se prostituer pour des cacahouètes car, hélas ! la soupe est bonne…
L’effervescence théâtrale qu’a connue le Bénin au cours de la dernière décennie du XXe siècle a été le résultat d’une prise de conscience des exigences scéniques et de l’avènement de metteurs en scène qui ont compris que la scène est un espace dont la mise en signes requiert création et inventivité.
L’évolution du théâtre béninois s’inscrit dans un mouvement général qui englobe toute la région ouest-africaine et qui se caractérise par l’émergence de créations théâtrales sophistiquées dont les créateurs constituent une élite très ouverte sur le théâtre mondial.
L’organisation de festivals de théâtre internationaux au Bénin et dans les pays voisins (Burkina Faso, Togo, Ghana, Mali, Côte d’Ivoire…) sont l’occasion d’échanges et d’ouverture. La prochaine étape, qui dépend de facteurs socio-économiques que ne maîtrisent pas les artistes, devrait être le professionnalisme…
Se pose alors la question de savoir quel sera le visage du théâtre béninois dans la première décennie du troisième millénaire.
Sans jouer les prophètes, nous estimons que le théâtre béninois continuera à évoluer dans la dynamique générale provoquée par les recherches esthétiques entreprises dans la sous-région. C’est pourquoi, dans l’impossibilité où nous sommes de dire exactement ce qu’il sera, il nous est toutefois possible de dégager certaines tendances actuelles qui s’affirment de plus en plus au niveau du théâtre des élites pratiqué en français. Nous voyons ce développement à travers deux tendances :
1. Des textes plus intellectuels voire hermétiques pour les profanes en raison d’une poétisation accrue et des libertés prises avec les normes linguistiques.
2. La suprématie des recherches scéniques et esthétiques au détriment du texte qui ne sera plus qu’un pré-texte pour les metteurs en scène démiurges qui optent de plus en plus pour un théâtre total où tout est mis au service de la production du sens.
L’évolution du théâtre au Bénin ne pourra pas faire l’économie du facteur culturel. La culture locale pourra lui servir de socle mais non de carcan qui le rabaisserait à une folklorisation sclérosante à coups de clichés.
Cette évolution devra aussi viser le goût du public par l’éducation. Il faut retenir que l’extériorisation de l’émotion esthétique de l’individu et du public en milieu africain est l’expression d’une éducation, voire d’une tradition. Dans nos sociétés, l’émotion esthétique ne se transforme en jouissance esthétique que dans le partage, la perception commune du spectacle.
Le théâtre béninois a besoin de se doter d’infrastructures dignes de ce nom dans la mesure où il tend de plus en plus vers la sophistication, aidée en cela par les moyens de la technologie moderne.
Toute attitude spectatrice propre à une communauté donnée ne peut être comprise sans référence à la culture de cette communauté. Raison pour laquelle le facteur culturel demeure, à notre sens, l’élément déterminant pour l’analyste dans une approche comparatiste.
La pleine jouissance en commun d’un spectacle n’est possible qu’au sein d’un public partageant une culture commune et une même vision du monde.
Ayayi Togoata Apedo-Amah est professeur de théâtre à l’université du Bénin (Togo). ///Article N° : 1526