Il est d’un festival comme d’un repas entre amis au restaurant : hésitations sur la carte, tentatives parfois déçues, moments succulents, débats animés, plaisir du partage et joyeuse conclusion. Le festival Cinémas d’Afrique est de ces bons repas, même si l’on peut être critique de certains films comme on le verra plus bas ! Evénement qui s’affirme, il a déroulé sa 9ème édition dans ce lieu magnifique, la cinémathèque suisse, bâtiment historique sur les hauteurs de Lausanne face au Lac Léman, du 21 au 24 août 2014.
Sous la houlette d’Alain Bottarelli, l’équipe est entièrement bénévole. Bel engagement quand on sait la charge d’organisation d’une telle fête et choix assumé pour réserver le budget à la venue des réalisateurs. Cela n’est pas sans conséquences non plus, mais les quelques fautes sur le catalogue ou les imprévus n’empêchent pas l’événement d’être d’importance. Autour, cette année encore, d’un thème ouvert, « Horizons », ce sont les singularités des films d’Afrique que les organisateurs ont cherché à décliner dans ce titre pluriel. N’hésitant pas à programmer certains films en anglais sans sous-titres, ils ouvrent à la découverte d’uvres invisibles. Il est impossible de voir toutes les pièces de cette mosaïque programmée sur quatre salles en même temps : chacun se construit les étapes de son voyage en compulsant le petit catalogue format poche. Mais au sortir d’une salle, une halte à la buvette du jardin permet de rencontrer en toute simplicité Souleymane Cissé auquel le festival rendait l’hommage d’une rétrospective ou d’autres cinéastes venus des quatre coins d’Afrique. Merveille de ces festivals sans manières et bon enfants où chacun peut trouver sa place et échanger en toute simplicité.
Derrière l’apparente diversité de la programmation se profile non seulement une volonté de rendre compte des Afriques anglophones et lusophones mais aussi de nouvelles tendances des cinémas d’Afrique. Le documentaire y tient une bonne place, avec notamment l’invitation annuelle de réalisateurs d’Africadoc (on retrouvait à Lausanne les films présentés à Lussas comme Ady Gasy ou Les Hustlers – cf. [article n°12391] – mais aussi des films de fin de master comme Savoir faire le lit d’Aïcha Macky – visible sur [fiche film n°16240]), ou la projection d’Examen d’Etat (cf. [critique n°12165]), mais ce sont aussi ces manifestes d’une nouvelle génération que sont Dakar Trottoirs (cf. [critique n°12422]), Des Etoiles (cf. [critique n°11857]) ou C’est eux les chiens (cf. [article n°11520]).
Que manifestent-ils ? Une adhésion commune à l’idée qu’un film n’a rien à dire, au sens où il n’est là que pour placer des énigmes sans les résoudre, poser des questions sans répondre, privilégier le discours de l’image au discours sur l’image, en somme croire que si le cinéma est un art critique, c’est par sa capacité à mettre en scène des situations questionnantes et non en transmettant un message. Comme le disait Godard, « mettre en scène, c’est machiner, et d’une machination on dira qu’elle est bien ou mal montée ».
Un film n’a rien à dire mais il parle de lui-même. Quand le Mozambicain Sol de Carvalho réalise Impunidades Criminosas (Crimes impunis), son troisième long métrage, il crée un écart à la fois troublant et réjouissant où le spectateur déstabilisé doit se trouver une place. Une femme trucide son odieux mari, fait savamment disparaître son corps, mais son fantôme la poursuit. Comment se débarrasser des fantômes qui nous tourmentent ? Il serait bien sûr trop simple de tuer le mari pour se débarrasser de la violence conjugale et se venger du machisme : la justice ne peut simplement être châtiment. Si Sol de Carvalho fait ce film, c’est pour prendre à bras-le-corps la question de la violence domestique, source de 80 % des meurtres perpétrés par des femmes au Mozambique. Plutôt que d’en faire un film de prévention sociale (comme il avait pu le faire sur la question des filles forcées à coucher avec leur professeur dans Le Jardin d’un autre homme en 2006), il préfère construire une histoire trouble où le retour d’un esprit transforme la liberté physique en une dépendance poursuivant l’ordre antérieur, mais il le fait sans jamais tomber dans la psychologie. S’inspirant de l’expressionisme allemand, il joue habilement de la nuit et des ombres tout en empruntant à Hitchcock le rôle clef des objets, ici la bague de mariage jetée dans le bassin aux crocodiles. Dès lors, l’énigme n’est pas mystère : la référence aux fantômes fait partie de l’affirmation culturelle et n’appelle pas de résolution. Le film ne débouche ni sur une solution ni sur une explication. Par contre, il éveille en nous une instabilité qui nous pousse à percer l’énigme, ce que chacun fera à sa manière une fois le film terminé. Face à la violence domestique, l’enjeu est de se libérer de ce double qui obsède, même après sa disparition. C’est ce que cette femme transmet à sa fille : retourner la situation pour ne pas s’y laisser enfermer. Longtemps après sa vision, Impunidades Criminosas laisse dans une féconde interrogation.
Ce pourrait être le cas de Of Good Report du Sud-Africain Jahmil Qubeka, qui fut interdit de projection en ouverture du festival de Durban, provoquant la chaîne de réactions qu’entraîne toute censure, à la fois scandale et publicité. Il est vrai que le film n’y va pas sur le dos de la cuillère ! En noir-et-blanc, très avare en dialogues, maniériste dans l’image, il met en scène un professeur introverti qui tombe amoureux d’une de ses élèves et la capture. La recherche de l’effet est permanente, dans l’épure du cadre et les perspectives comme dans la provocante stylisation d’une violence glacée. La convocation des codes du film d’horreur voire des références aux premiers Polanski donne une impression de déjà-vu. Même si l’on peut tenter de l’expliquer par l’Histoire du pays, on se demande l’intérêt de mettre en scène ce monde désenchanté.
On pourrait penser que Of Good Report pose efficacement l’énigme du désir inassouvi qui entraîne le protagoniste dans la dérive d’un cercle mortifère : n’est-ce pas la force du cinéma de nous associer au devenir de personnages déviants qui troublent l’ordre du monde, nous donnant ainsi le pouvoir virtuel d’y instaurer le chaos de nos désirs ? Mais la différence avec Impunidades Criminosas tient dans la façon dont l’énigme pose « le mythe de l’intimité secrète et sauvage de l’ordre avec le chaos » (1) : le film n’est plus régulateur de notre volcan mais prêtre du désenchantement.
OF GOOD REPORT by Jahmil XT Qubeka – Official Trailer – South Africa, 2013 from Africiné www.africine.org on Vimeo.
Les personnages de Half of a Yellow Sun du romancier et dramaturge nigérian Biyi Bandele (qui vit aux Etat-Unis) vivent les obsessions bien classiques des trios amoureux. L’intérêt du film est de placer leur destin dans les méandres tortueux de la guerre du Biafra. De facture hollywoodienne, avec des acteurs célèbres (notamment Chewitel Ejiofor, qui tient le rôle principal de 12 Years a slave, ou Thandie Newton), le film est heureusement loin des codes habituels de Nollywood mais ce n’est pas pour trouver une quelconque originalité qui rende honneur au roman éponyme de l’auteur à succès Chimamanda Ngozi Adichie publié en 2006, si ce n’est dans un marquant retour sur un drame encore douloureux et polémique au Nigeria. Cette saga qui suit les aventures de deux surs issues d’une famille igbo aisée prise dans les affres de la guerre y a été interdite durant plusieurs mois, ce qui ne fut pas sans provoquer de vives réactions. L’adaptation de Biyi Bandele s’enferme dans les méandres sentimentaux et tombe dans le mélo, alors que les quelque 450 pages du livre insistent davantage sur les réactions des personnages en situation de guerre, pris dans l’étau d’un monde qui se divise et s’affronte. La censure nigériane a demandé que certaines scènes du film soient enlevées, comme celle où des Igbos sont arbitrairement tués dans un aéroport, un passage qui dans le livre est encore plus fort. La scène sera finalement conservée, mais il reste peu dans le film de la force critique du livre qui dénonce la corruption généralisée des élites nigérianes et trouve là sa pertinence pour les temps présents.
Architecte de renom et passionné de cinéma, le Sénégalais Nicolas Sawalo Cissé a produit et financé lui-même son premier long métrage, Mbeubeuss, le terreau de l’espoir. L’espoir viendrait donc de Mbeubeuss, la grande décharge de Dakar où tout un bas-peuple s’active dans les ordures pour récupérer de quoi survivre. Un poète y a élu domicile et déclame son ode à la Terre avant de découvrir un nourrisson issu d’un viol déposé dans un carton. Il l’appelle Yaadikone, du nom de ce défenseur des enfants que Djibril Diop Mambéty a vénéré dans Le Franc en accrochant son portrait à la porte que Marigo porte vers la mer pour détacher le billet de loterie gagnant qu’il avait collé dessus. Les références démonstratives sont en effet légion dans Mbeubeuss aux films de Sembène (Borom Sarett) ou de Mambéty. Yaadikone sera bien sûr le jeune prodige, qui accomplira l’unité et restaurera l’harmonie naturelle Cela aurait pu être un conte s’il n’était pas dualiste dans sa désignation du mal, si plutôt que de séparer les bons éclairés des méchants ne suivant que leurs intérêts il installait le mythe autrement plus complexe de l’origine du mal, mais c’est plutôt une parabole politico-écologique volontariste et prévisible où l’énigme est absente et donc sans fiction, de ces films qui, comme le disait le Daney, montrent du doigt plutôt qu’ils ne désignent du regard. Moralisant et volontariste, le film débouche sur une maxime : « nous pouvons tous changer, il suffit de le vouloir ». Et allons donc !
Le film n’échappa pas à la table-ronde où les critiques Baba Diop, Djia Mambu, Mathieu Loewer (Le Courrier) et moi-même naviguèrent ludiquement entre réflexion et joute oratoire sur quelques films, une occasion rarement offerte par les festivals, pourtant vivement appréciée du public.
Fable autrement plus marquante que le pesant bien que respectable Mbeubeuss, Uno’s World de la productrice namibienne Bridget Pickering, court métrage faisant partie de la série Mama Africa, suit une jeune femme abandonnée par l’homme qui l’a engrossée. Histoire d’une détermination qui ne gomme pas les ambiguïtés et que l’image épurée de Lionel Cousin renforce, le film résonne de multiples interrogations sur les choix de cette femme face au mépris des hommes.
Ken Bugul, personne n’en veut, le documentaire que Silvia Voser (qui fut productrice des derniers films de Djibril Diop Mambety) a réalisé sur l’écrivaine sénégalaise installée au Bénin, offre un beau portrait de femme obsédée par sa propre liberté. Son parcours atypique, « jeu douloureux de cache-cache avec elle-même, sa partenaire », une vie faite de courage et de douleurs, l’a conduite à une solitude assumée et le « monologue intérieur » qu’elle retranscrit dans ses livres. Son nom signifie que la mort n’en voudra pas, d’où le titre provocant du film. Elle s’élève effectivement au rang de ces Amazones qui se coupait un sein pour pouvoir tirer au fusil, femme déterminée construisant sa propre énigme, « fugitive d’un monde » plutôt que « rescapée d’un système ». La beauté des éclairages de l’image de Félix von Muralt (qui fut photographe de plateau sur Hyènes de Mambety et dont une de ces photos embellit la couverture de mon premier ouvrage sur les cinémas d’Afrique) sert ce portrait en forme d’hommage à une femme qui sut s’ériger contre son destin et puiser dans ses choix la sève de son existence.
Manu, l’enfant de l’excellent court métrage du Burkinabè Cédric Ido, Twaaga, ne manque pas non plus de détermination mais il peine à s’imposer face au leader de la bande du quartier qui l’humilie régulièrement. Il trouvera son salut dans sa fascination pour les héros de bande-dessinée. Nous sommes à l’époque de la révolution sankarienne et le parallèle est savoureux. Admirablement maîtrisé, entremêlant de belles envolées en animation, cette fable bourrée d’humour sur l’invincibilité et sur les ambiguïtés burlesques des contraintes révolutionnaires (comme l’imposition des habits en Faso Fani, produits localement) confirme Cédric Ido comme un des moteurs de la jeune génération de cinéastes.
L’humour apporte cette distance qui permet d’aborder de front les questions politiques. C’est la turbine qui fait de Ni Sisi (It’s us) de Nick Reding un vrai plaisir, renforcé par la prestation de l’excellent acteur Joseph Wairimu. Pour aborder la question douloureuse des affrontements ethniques qui ont ensanglanté le Kenya en 2008, il produit un film d’action, drôle et bien rythmé, basé sur une pièce de théâtre de rue que l’ONG S.A.F.E., fondée par l’acteur britannique Nick Reding, joue de ville en ville pour déconstruire le tribalisme et restaurer l’unité du pays. (2) L’insert de scènes issues de la représentation théâtrale dans l’action du film construit une habile distance tout en alliant le spectateur au public enthousiaste de la pièce. It’s us : « c’est nous » qui pouvons changer les choses. Le message est volontariste mais la distance permet de ne pas en faire un slogan. Nick Reding avait déjà réalisé sur le même mode Dreams of Elibidi en 2011, qui s’attaquait à la problématique du sida. Le théâtre mobilise la communauté et l’ONG installe alors les ateliers qui soutiennent son travail de conscientisation.
Deux documentaires politiques sont également à relever, qui à la manière de ceux de Jihan El Tahri ne cachent pas leur point de vue pour dévoiler les faits.
Miners shot down de Rehad Desai (un exilé revenu en Afrique du Sud et qui réalise des films sur la justice sociale) et Anita Khanna revient dans le détail sur la violente répression policière qui en août 2012 causa la mort de 34 mineurs grévistes à Marikana. Ici pas d’énigme : sous la forme d’une enquête minutieuse, les discours officiels sur la menace des mineurs sont démontés par les faits. C’est précis et accablant, un remarquable réquisitoire contre la violence d’Etat.
Portrait sur la durée d’un groupe de militants qui risquent leur vie sur la Place Tahrir durant les différentes phases de la révolution égyptienne, The Square de Jehane Noujaim, une Egyptienne vivant aux Etats-Unis et qui a grandi à dix minutes de la place Tahrir, adopte un ton plus personnel de complicité avec le groupe mais offre un remarquable déroulé des événements sur trois ans et rend compte de l’unité dans la diversité qui fut le principal acquis de la révolution et s’effrita ensuite. L’évolution tant politique qu’humaine des protagonistes est subtilement abordée, de même que leur volonté de remplacer les leaders par une conscience politique. Le positionnement difficile de Magdy Ashour, un militant islamiste faisant partie du groupe et pris entre deux feux alors que dans le pays les tensions virent à l’affrontement, représente le point nodal du film qui n’a aucune sympathie pour les Frères musulmans mais le filme avec respect. Mais la présence dans le groupe de l’acteur renommé Khalid Abdalla mais aussi de l’inoubliable Ahmed Hassan, un jeune issu des bidonvilles du Caire qui ne lâche pas la lutte font du film un voyage profondément émouvant qui nous fait sentir que le combat n’est jamais terminé mais qu’il vaut la peine.
1. Marie-José Mondzain, Images (à suivre), Bayard, Paris 2011, p. 160.
2. www.safekenya.org///Article N° : 12486