Franck Ribard est enseignant en histoire et culture afro-brésilienne et africaine à l’Université fédérale du Ceará, dans la région brésilienne du Nordeste. Il décrypte avec nous les enjeux qui ont mené à l’Unilab, première université du pays à s’intéresser à la culture Luso-Afro-Brésilienne. Créée par le président Lula pour se rapprocher des pays d’Afrique lusophone, et par là même renouer avec la relation historique du Brésil avec le continent africain, voilà pour nous l’occasion d’explorer le regard de la société brésilienne sur sa part d’africanité.
Comment est née au Brésil cette volonté de créer une université spécialisée sur l’Afrique lusophone ?
L’Université Fédérale de l’Intégration Luso-Afro-Brésilienne (Unilab), a été créée à Rédemption, ville dite comme la première ayant aboli l’esclavage au Brésil. Politiquement déjà, le Brésil veut se repositionner vis-à-vis de l’Afrique. Pour intégrer le conseil de l’ONU, il lui faut l’appui d’un certain nombre de pays. Le Brésil a aussi des intérêts économiques puisqu’il a plusieurs multinationales sur le continent et voudrait les développer. Enfin, il y a une forte dimension culturelle et identitaire, le Brésil ayant besoin de redécouvrir sa relation historique et organique avec l’Afrique. Pour toutes ces raisons et suite à la visite du président Lula dans différents pays africains, ce projet d’université a vu le jour. L’Unilab veut pouvoir accueillir des étudiants et des professeurs issus des différents pays de la lusophonie. C’est une université en devenir, elle commence seulement à se mettre en place. Il y a environ 700 étudiants mais dans les prochaines années on imagine 5 000 à 7 000 étudiants. La majorité sont brésiliens mais il y a aussi un noyau d’Africains, pour la plupart guinéens, cap-verdiens, angolais, et aussi pas mal de gens du Timor Lest. Cela donne un mélange assez intéressant mais comprend aussi des problèmes. Par exemple les étudiants du Timor Lest sont dits lusophones mais le portugais est presque une langue étrangère pour eux. Aussi, l’université est située dans un endroit isolé et elle ne réussit pas encore à attirer les grands spécialistes de la question africaine au Brésil. On se retrouve alors à engager des gens qui veulent intégrer l’université sans avoir forcément de préoccupation précise vis-à-vis de l’Afrique. Par exemple, pour certains la philosophie ne peut être qu’occidentale, il ne peut pas exister de philosophie africaine. Mais c’est surtout une question de sensibilité, certains refusent d’entrer dans une perspective où ils seraient obligés de travailler sur l’Afrique.
Historiquement, cette université a été revendiquée par les mouvements noirs au Brésil. D’ailleurs je trouve étonnant qu’elle soit placée au Ceará, un État qui n’est pas fondamentalement marqué par la présence noire. Mais la problématique africaine doit être bien distinguée de la problématique noire au Brésil. Il y a toujours un prisme à vouloir aborder l’Afrique lusophone à partir de la problématique noire brésilienne car on projette les réalités du Brésil et ça empêche de pouvoir appréhender l’Afrique pour elle-même.
Justement, cette université s’attache-t-elle à explorer les racines afro du Brésil, ou bien regarde-t-elle davantage en direction des pays lusophones en Afrique ?
L’idée originale c’est la lusophonie, les pays de la Communauté des Pays de Langue Portugaise (CPLP) (1) Je pense que le Brésil a voulu faire un geste politique fort en permettant à ces différents pays partenaires de pouvoir se former chez lui. Imaginer des cadres formés au Brésil, susceptibles d’occuper dans leurs pays respectifs des postes à responsabilité, c’est assez séduisant. Mais le rôle original de l’université reste de permettre aux personnes de prendre conscience de la trajectoire commune de leurs pays respectifs.
S’agit-il d’enseignements en sciences humaines, dans l’idée de réfléchir sociologiquement et historiquement à cette trajectoire, ou bien d’enseignements plus techniques et économiques en vue de former des cadres qui retournent ensuite dans leurs pays ?
Initialement c’était plutôt de l’enseignement technique. Mais ce premier temps a été dépassé et aujourd’hui l’idée est de faire une université avec toutes les dimensions inhérentes au savoir. Pour l’instant il y a 3-4 sociologues, 2-3 historiens qui proposent des cours transversaux mais le noyau des sciences humaines aura vocation à se dédoubler avec un département d’histoire, d’anthropologie, de sociologie.
Vous l’avez dit le Brésil a des intérêts économiques à regarder vers l’Afrique. A-t-il aussi une volonté de reconsidérer son visage afro, alors que l’idée de racisme cordial, de métissage réussi, a longtemps permis de l’éluder ? Doit-on voir un signe politique dans ce sens ?
On peut voir en effet une articulation avec une politique publique mise en place à partir du gouvernement Lula en particulier, que l’on pourrait qualifier de politique affirmative. Depuis 2003, la loi 10-639 rend obligatoire l’enseignement de l’histoire et de la culture afro-brésilienne et africaine à tous les niveaux de l’enseignement. Aussi, l’entrée à l’université est aujourd’hui soumise à un régime de quotas selon des critères raciaux. Une quote-part de places est réservée aux populations noires et indigènes. Selon moi, le Brésil a en effet besoin de redécouvrir sa relation avec l’Afrique, qui a toujours été niée pour des raisons idéologiques. Les élites brésiliennes préféraient raconter l’histoire d’une relation avec le Portugal. Cela a eu des conséquences assez graves sur la société, avec une méconnaissance totale et assez générale de ce qu’est le continent africain. Couramment, il y a cette vision symbolique d’esclaves naissant dans les bateaux négriers, puis débarquant au Brésil. Un Noir serait donc forcément descendant d’esclave. Une relation asymétrique s’est construite dans la société, basée sur cette image du Noir infériorisé. Dans ce contexte, la redécouverte de l’Afrique est un mécanisme qui permet de comprendre que les populations africaines arrivées au Brésil viennent de sociétés ayant leurs caractéristiques. C’est l’occasion de percevoir la formidable errance et la contribution de ces populations dans le processus de formation social brésilien. Là, on peut penser le Noir d’une autre manière. C’est un préambule important pour appréhender ces politiques affirmatives au Brésil.
La culture afro-brésilienne est aussi source d’une richesse, notamment musicale, qui véhicule l’image d’un Brésil bouillonnant, très attractif en Europe. On pense au forró, à la samba, à la capoeira
N’y a-t-il pas une ambivalence ici ?
C’est une vraie ambivalence. Vous évoquez l’image du Brésil à l’extérieur. À l’intérieur, ces éléments existent aussi mais ils sont identifiés à des territoires très précis de la société, des territoires de Noirs. D’un point de vue historique ce sont pratiquement les Noirs qui ont construit le Brésil en tant qu’esclaves et travailleurs. Cette errance traverse la société d’une manière très large même s’il y a des régions davantage influencées par des matrices indiennes ou européennes. On voit presque un côté schizophrénique lorsque les gens exotisent l’histoire du Noir, y associent des aspects très négatifs mais ne perçoivent pas eux-mêmes l’influence de cette histoire sur leur identité. L’afro-descendance ne doit pas se limiter à une question de couleur de peau, elle a une dimension bien plus large, culturelle et sociale. Par exemple, la samba est une musique typiquement brésilienne mais elle n’est pas dansée que par des Noirs. C’est une référence culturelle qui va au-delà des territoires purement noirs. Aussi, beaucoup de collègues brésiliens qui se pensent blanc au Brésil se retrouvent perçus comme métis en France ou ailleurs. On voit que cette dimension identitaire est fondamentalement situationnelle.
L’image de la démocratie raciale construite avec Gilberto Freyre à partir des années 1930 est une image construite pour l’étranger. Elle est basée sur l’idée d’un être brésilien métis représentant la contribution des différentes races, évoquant une symbiose, un équilibre parfait de la sensualité et de la musicalité. C’est une image très idéologique qui masque le racisme et dissimule les inégalités. Si le discours officiel c’est « ici il n’y a pas de racisme puisque nous sommes tous métis », dans la réalité, il y a une fracture structurelle qui se pérennise au Brésil.
Comment les réalités sociales et raciales se croisent-elles pour penser la problématique des discriminations au Brésil ?
C’est une discussion un peu glissante, on entend souvent l’argument selon lequel le problème au Brésil ne serait pas racial mais social. La difficulté, notamment pour les descendants d’esclaves, est qu’ils ont toujours occupé des segments défavorisés de la société, ce qui peut expliquer la pérennisation de leur précarité. Oui il y a des données et des paramètres sociaux mais qui s’articulent avec des critères spécifiquement raciaux. Les deux se renforcent. L’IBG, l’équivalent de l’INSEE au Brésil, montre qu’à qualification égale, sur un poste équivalent, quelqu’un associé à la catégorie de blanc gagnerait 30 % de plus qu’un Noir. De même, les accès à la santé, à la scolarité, à la citoyenneté sont différenciés selon des critères raciaux.
La politique récente des quotas part d’un constat fait sous l’impulsion des mouvements noirs. Le Brésil devrait reconnaître au niveau gouvernemental son rôle dans la pérennisation d’un racisme structurel. Il se devait d’opérer une politique de réparation, pour travailler sur les effets de 350 ans d’esclavage et sur l’histoire postérieure qui a cherché à pérenniser la symétrie caractéristique de l’esclavage. Par exemple la date officielle du 13 mai, jour où la princesse Isabelle a aboli l’esclavage au Brésil, n’est pas reconnue par les mouvements noirs. Eux préfèrent commémorer la date du 20 novembre correspondant à la mort de Zombi de Palmares, un grand résistant quilombolas. Il s’agit de négocier cette vision selon laquelle à partir de l’abolition la domination du noir aurait cessé.
Est-ce qu’il y a une dimension comparative avec les situations postcoloniales dans les pays d’Afrique lusophone ?
C’est une recherche qui se développe. S’il y a eu une vraie carence de la préoccupation du Brésil sur l’histoire de l’Afrique, aujourd’hui cette question est saisie par le milieu universitaire. Dans mon cas, j’investis en ce moment cette relation, notamment à travers le cinéma. Je forme aussi beaucoup de personnes, et pas seulement des étudiants, sur l’histoire de l’Afrique. Concernant la loi rendant obligatoire l’enseignement de l’histoire afro-brésilienne à tous les niveaux éducatifs, le problème principal est que les gens n’ont pas reçu de formation pour le mettre en place. Le festival que j’ai créé, la Mostra Internacional de Cinema Africano, à Fortaleza, correspond à cette préoccupation car il y avait une méconnaissance totale sur la distribution du cinéma africain au Brésil. Moi, étant français, avec déjà pas mal de références sur le cinéma africain, je voulais montrer cette richesse et amener à déconstruire les stigmates autour du continent africain. Souvent les gens ont du mal à comprendre pourquoi aller voir du cinéma africain. Mais ce qui compte c’est de rendre possible une humanisation de l’Africain et surtout une identification sur des éléments culturels et historiques communs.
Est-ce que ce champ de recherche sur la pérennisation de la situation post-esclavagiste au Brésil trouve un écho particulier en France ?
Il y a une problématique totalement différente dans les deux pays. Au Brésil ça fait 40 ans qu’il y a des recherches et des bibliothèques entières sur la question de l’esclavage. C’est un domaine de recherche mais aussi une question très travaillée. Aujourd’hui, il s’agit même de dépasser la mémoire de l’esclavage pour aller vers une perception culturelle de la relation du Brésil avec l’Afrique. En France, on commence tout juste à faire émerger une conscience de notre rôle dans le trafic mondial de l’esclavage et de ses conséquences sur la société française d’aujourd’hui. Il faudrait par exemple pouvoir penser que des villes comme Bordeaux et Nantes sont aussi structurées sur ce trafic. Même s’il y a eu des éléments importants comme la loi Taubira en 2001, on est vraiment au commencement de cette réflexion. Et en comparaison avec l’Amérique latine, le Brésil n’est pas un pays qui est privilégié par la recherche française.
(1) Angola, Cap Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, Portugal, São Tomé et Principe et Timor Leste.
(2) Les Quilombolas sont des descendants d’esclaves qui ont fui les plantations brésiliennes et se sont regroupés dans des quilombo. Autrement dit, l’équivalent des marrons en français.///Article N° : 12235