Timbuktu, le chagrin des oiseaux, d’Abderrahmane Sissako

Les visages de la dignité

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Sortie sur les écrans le 10 décembre 2014, et ouvrant la compétition officielle du festival de Cannes 2014, le film qu’a réalisé le Mauritanien Abderrahmane Sissako pour rendre compte de la souffrance et de la résistance à l’œuvre sous la domination djihadiste au Nord-Mali a impressionné tout le festival. Alors que les pronostics pour la palme d’or variaient finalement entre Timbuktu et Mommy, le film novateur du Québecois Xavier Dolan, âgé de 25 ans, Timbuktu n’a finalement pas été retenu au palmarès, mais a reçu le prix du jury oecuménique et le prix François-Chalais, décerné chaque année au festival de Cannes pour un film voué aux valeurs du journalisme.
Aux Césars 2015, le 20 février, le film a remporté sept statuettes : meilleur film (récompense suprême du cinéma français, après avoir dépassé les 750 000 entrées en salles), meilleur réalisation, son, photo, montage, scénario, musique originale !

Au départ, une gazelle qui s’enfuit. « Ne la tuez pas, fatiguez-la ! », crie le chef des djihadistes qui la poursuivent en jeep. C’est ce qu’ils font aussi avec les hommes et les femmes. Cela passe par le mépris et la destruction des marques culturelles : masques et statuettes servent de cible des exercices de tir. Cela passe par des interdits en tous sens : ni cigarettes ni jeux ni musique ni même le loisir de s’asseoir devant chez soi ; voile, chaussettes et gants noirs pour les femmes, même pour les vendeuses de poisson au marché… Car les femmes sont les premières visées, que l’on marie de force, contre la volonté de leurs parents. Seule, la folle Zabou leur échappe, interprétée par Kettly Noël, danseuse haïtienne installée à Bamako. Linguere des lieux (1), fière et inatteignable (les Djihadistes n’ont pas prise sur la folie), elle évoque le 12 janvier 2010 en Haïti : « Le tremblement de terre, c’est mon corps. Je suis fissurée de partout ».
La terre tremble partout où l’homme est bafoué. A Tombouctou, tout est couleur de terre. Le film est imprégné des ocres du désert et des murs en banco. Faire trembler la terre, c’est secouer le monde. A condition qu’il puisse se représenter le drame. Ce sera le rôle du cinéma. La répression est là : coups de fouet, jugements expéditifs, et une lapidation où ne dépassent que les têtes des corps enfuis dans cette même terre, qui fut pour Abderrahmane Sissako à l’origine du film. Mais pour ne pas sombrer dans le pathos, il instille de l’humour, ce « tragique vu de dos », comme le disait Genette. Plus le sujet est dramatique, plus il faut du recul. Son humour est ravageur car révélateur de l’hypocrisie des envahisseurs et de leurs ridicules contradictions. La police islamique cherche à localiser le chant et la musique mais que faire quand ce sont des louanges à Dieu ? Venus de Lybie, les Djihadistes ne parlent que l’arabe dans ce pays où tamashek et bambara se mêlent avec pour dernier recours le français. Cela donne de savoureuses situations. De même que pour la propagande filmée qui doit être efficace : comme chez Godard dans Ici et ailleurs, il faut composer les éléments de l’image pour la rendre politiquement signifiante. Toujours, le discours convenu masque la réalité du désir et du plaisir, à l’exemple d’Abdelkrim (Abel Jafri), ce chef djihadiste qui se conduit comme un enfant.
La terre, le Djihadiste interprété par Hichem Yacoubi la soulève dans la chorégraphie cosmique issue de sa prière. Magnifique scène magnifiquement filmée, où la caméra de Sofiane El Fani (l’opérateur d’Abdellatif Kechiche sur La Vie d’Adèle) capte des détails qui agissent comme autant de métonymies. A ce moment du film, la poésie prend le pas sur la dérision. Avec la même force que la fin du Blow up d’Antonioni, les jeunes disputent un match de foot orchestré sans ballon…
Car ce peuple résiste au quotidien, « chantant dans leurs têtes une musique qu’on leur a interdit de chanter », disait Sissako à la conférence de presse du film à Cannes avant de devoir s’arrêter de parler, le temps de reprendre le dessus sur son émotion. C’est cette résistance qu’il a voulu documenter, et notamment celle de ces jeunes qui font quand même de la musique et de cette femme qui ose encore chanter, voix si belle et émouvante de Fatoumata Diawara qui tentera encore de chanter sous le fouet… On pense au poète-chanteur Marwan qui dans Le Destin de Youssef Chahine était menacé par les intégristes et s’écriait : « Je peux encore chanter ! ». Cette résistance, « c’est la vraie libération », disait encore Sissako, « plutôt que celle de ceux qui récupèrent tout ! ».
C’est le visage de cette résistance qu’offre Timbuktu à ceux qui ont subi la répression. C’est le visage de sa fille Tayo et de sa femme Satima que le berger touareg Kidane voudrait désespérément revoir avant de mourir. Et c’est justement sur ce visage de Tayo que se termine le film, car l’objectif de Sissako est de rendre leur visage à ceux que l’on réprime. Tayo ne cesse de chercher le réseau pour son téléphone portable : que peuvent les Djihadistes contre le désir de communiquer ? De jouer ? De s’aimer ? De chanter ? Leur répression est dérisoire : leur chef Abdelkrim en vient même à faucher à la mitraillette des herbes qui composent une toison dans le creux des dunes, image sensuelle qui clôturait déjà Heremakono, évocation du féminin qui devrait irriguer la société.
« L’humiliation ne doit pas durer », dit le berger Kidane mais son altercation avec le pêcheur noir Amadou ne sera pas vengeance. De quelle humiliation s’agit-il ? Celle subie par les Touaregs dans la confrontation entre peuples maliens ? Celle de ne pouvoir mener sa vie de nomade ? La scène de leur confrontation est d’une grande maturité formelle, la patte d’un cinéaste qui sait où placer la caméra et dans quelle lumière tourner. Il fait de ce pari risqué de réagir à chaud à l’actualité une démonstration de sensibilité, d’intelligence et de créativité. Plus encore, il restaure à chacun le droit à son humanité. Ce Djihadiste qui compatit tout en interdisant de le traduire est un homme fourvoyé, mais un homme quand même. La fragilité des Djihadistes est certes objet de dérision mais signe aussi de ces faiblesses qui les font appartenir à la communauté des hommes.
Sans jamais renier sa condamnation de l’extrémisme, Abderrahmane Sissako dialogue par le cinéma – avec la même fermeté mais aussi la même dignité que le sage imam de la mosquée de Tombouctou – avec ceux qui exercent leur terrible répression. Sa dérision tragicomique n’est pas manque de respect mais lucide état des choses. Il s’engage et nous engage pour une vision humaniste forcément plus complexe que les raccourcis médiatiques. Timbuktu, le chagrin des oiseaux, ce film au si beau titre, est à la fois hommage aux souffrances et aux morts et célébration de la résistance des vivants. Seul un cinéaste de grand talent pouvait réussir ce pari de leur rendre un visage dans une telle cohérence et avec une telle sensibilité.

1. Linguere est une reine en wolof. Le visage de Kettly Noël évoque celui de Linguere Ramatou dans Hyènes de Djibril Diop Mambety, femme rejetée devenue reine, et qui regarde au loin.///Article N° : 12233

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