En sélection officielle hors-compétition au Festival de Cannes 2006, « Bamako » d’Abderrahmane Sissako a tellement marqué les festivaliers que pour la seconde projection, après plus d’une heure de queue, beaucoup n’ont pu entrer dans la salle Buñuel archi-comble. Entretien ce jour-là de deux critiques enthousiastes avec le réalisateur.
Les femmes sont très présentes dans le film, femme avocate, femmes témoins, femmes de la cour
Quand je fais un film, je ne cherche pas à appliquer une vision théorique. Je mets en place un dispositif de sorte que certaines réalités ou vérités s’imposent d’elles-mêmes. Je crois que c’est aussi le cas pour les femmes dans Bamako, aussi bien dans leur rôle dans la cour que dans le procès et son écoute. En fait, elles subissent encore davantage que les hommes les conséquences des phénomènes économiques débattus. Pour moi, cela se passe presque naturellement. Quand je commence un tournage, je sais à peine qui jouera quel rôle. Melé, la femme qui chante interprétée par Aïssa Maïga, est un personnage défini, écrit, mais pas les autres, qui s’imposent dans leur attente, dans les groupements. La force des femmes est une réalité. Je voyais ces teinturières que j’ai spécialement fait venir dans la cour de la maison pour qu’elles participent à la scénographie du film. Elles se sont tout de suite impliquées et intéressé au procès, lequel a été presque perçu comme un vrai procès pour les personnes présentes. Les gens écoutaient hors caméra ce qui se disait et leur façon de le faire m’interpellais. C’est ce hors-champ que j’essayais tous les jours de ramener dans le champ. Quand je les voyais écouter ainsi, je les ramenais le lendemain dans cette position. C’était souvent des femmes.
On retrouve votre manière d’écrire un film durant le tournage.
Oui, absolument.
C’est un film du vide et du plein : beaucoup de personnages et souvent des plans très simples, presque vides. Cette alternance renforce notre attention.
Un film n’existe vraiment au final qu’avec ses imperfections, mais on essaye d’utiliser à bon escient tout ce qui rentre dans sa fabrication : l’ambiance, le rythme, le montage, le cadre, le silence mais aussi le bruit. Dans un tel film où la parole tient une place importante, je crois qu’il faut la quitter pour aller vers du silence qui soit chargé de sens. Il faut être conscient du spectateur, il faut se soucier de lui parce qu’il fait un acte généreux en venant voir quelque chose qu’il ne connaît pas. Dans cet échange je crois qu’il faut être conscient et soucieux de ne pas abuser de lui et de lui donner son espace, mais aussi un espace de réflexion qui peut le dépasser. C’est sans doute mon film le plus frontal dans son propos. C’est quelque chose que je n’aime pas, ce n’est pas ma nature. J’ai donc été attentif à penser un contrepoint à tout moment. Il fallait que ces contrepoints soient perçus aussi bien par les Africains que par les autres. On peut être en Afrique et être solitaire comme chacun l’est. Chaka est un homme extrêmement seul, même s’il vit dans une cour remplie de gens. Même si la force de ce Continent est la capacité de partager le peu avec tous. Dans cette vie collective, l’homme peut aussi être seul. Même le suicide, qui est toujours un acte de désespoir, correspond à une main qui n’a pas été là au bon moment.
Dans ce film de parole, celle-ci est sans cesse remise en cause. « De toute façon, ils n’écouteront pas », dit celui dont on veut refaire l’interview. Aux incantations du procès répond le doute de l’utilité de la parole.
Cela représente aussi l’acte désespéré de l’artiste. Pourquoi fait-on tout ça ? A quoi cela va-t-il servir en réalité? Moi, je ne suis pas sûr que le film va être vu. L’artiste a certes le désir d’être vu ou entendu mais, au fond de sa conscience, il y a quelque chose de presque désespéré dans son acte avant même de le faire. C’est extrêmement difficile et cela aussi est une solitude.
Mais il y a aussi cet homme qui en début de film ne veut pas attendre pour parler
Cela montre l’urgence de dire les choses. C’est pourquoi il n’attend pas. Il porte la parole en lui.
On retrouve la même question au niveau de l’image qui est soulevée par le débat soulevé par le film de Jean-Christophe Klotz, Kigali, des images contre un massacre : un personnage veut filmer le procès mais on l’en interdit alors que les caméras officielles le font. La contradiction porte sur l’image, son utilisation et sa possibilité d’influence.
Oui, complètement, c’est aussi une façon pour moi de dire que l’Etat, c’est-à-dire nous-mêmes ne sommes pas prêts à parler de ça, même si l’Etat autorise ce procès, nous permet d’en parler. Il est peut-être trop tôt pour que cet intrus prenne sa caméra et filme, pour que ce soit un individu qui le fasse.
Voilà qui résonne avec le personnage du photographe qui dit de façon étonnante que même s’il photographie les mariages, il préfère les morts !
Ce personnage, c’est l’auteur. De même que le gendarme, qui est l’autorité, interdit de filmer. C’est l’Etat qui ne nous aide pas, et ne développe aucune politique de soutien, aucune politique culturelle. Ce dialogue avec le photographe prépare la mort de Chaka. Je savais que ce suicide serait violent. Pour atténuer un peu cette violence, il faut la préparer, qu’elle s’inscrive comme possible dans l’inconscient. Il y a des phrases qu’on n’oublie pas. D’une certaine manière, Falaï arrive avec sa caméra comme la mort qui vient chercher Chaka.
Ce qu’il tourne en vidéo est magnifique en terme de respect de son sujet. Il réalise un très beau travelling sur les proches réunis alors que le plan fixe domine tout le reste du film. On a là comme un changement de discours.
Non, on est simplement dans le mouvement vers les choses, le constat. Le suicide est statique mais la cérémonie de la mort demande une harmonie pour la saisir.
Le passage de western-spaghetti est une vraie respiration dans le film et élargit encore son propos. Pourquoi ce choix ?
Le western, c’est beaucoup de choses pour moi. Le western spaghetti, c’est tout d’abord le cinéma qui a commencé à me faire rêver. Mais il y a aussi Le Retour d’un aventurier de Mustapha Alassane, que j’ai découvert au même moment. Il m’a fait comprendre que le western était aussi possible chez nous. J’étais enfant et ne savais même pas que j’allais faire des films. Et tout cela était possible avec un désir de filmer mes amis, qui acceptaient de participer à l’aventure. Mais indépendamment de cela, cet épisode de western met en scène des cow-boys blancs et noirs, c’est à dire que la responsabilité de ce qui se passe sur le continent est partagée. L’un dit de tuer mais qui est celui qui tire ? On est pas innocent dans ce qui nous arrive.
Mais c’est aussi une question de supercherie, un terme récurrent dans le film. On a l’impression d’une volonté de mettre de façon radicale les points sur les i !
Absolument. Le western, c’est comme une mission de la Banque mondiale ou du FMI. C’est comme ça que ça se passe en réalité. L’ajustement structurel est considéré comme « du bon boulot ». Et c’est là que se joue la souffrance et la pauvreté des gens.
Les héros du western portent tous leurs noms au générique, sauf le personnage que vous incarnez, Dramane Bassaro.
Dramane est mon petit nom. Même dans La Vie sur terre, quand le postier parle au téléphone avec quelqu’un qui l’appelle de France, il dit que Dramane était là. Bassaro, c’est le prénom de mon oncle. Je ne voulais pas laisser mon nom alors que je suis déjà réalisateur et scénariste.
Quel est l’intérêt du vol du pistolet ?
C’était pour que l’inspecteur cherche le pistolet perdu, lequel servira au suicide de Chaka, ce qui le prépare aussi, notamment lorsqu’il demande à sa femme si elle ne l’a pas vu. Il n’interroge que ceux qui sont fragiles, le témoin muet, l’aventurier qui a essayé d’aller du Maroc en Espagne, etc. Il cible ceux qui sont au bord du gouffre. Quand on vole un pistolet, c’est pour s’en servir.
Entre Chaka et Melé, c’est vraiment la communication zéro dans le couple.
Oui, on est arrivé à ce moment-là. J’imagine qu’au début, ce n’était bien sûr pas comme ça. C’est aussi le fait que Melé est une Sénégalaise, qu’elle rentre chez elle, c’est aussi ça l’Afrique multiple, diverse. Melé est une immigrée.
A deux reprises, elle demande qu’on lui fasse le nud de son corsage dans le dos.
Oui, parce qu’elle n’a plus d’intimité avec son mari.
Le film mêle deux dispositifs esthétiques très différents entre le procès et tous ces plans de cinéma qui viennent en illustrer ou élargir le propos.
Oui. Pour le procès, les gens se lâchent. Quand on disait « action », je pouvais rester deux heures à filmer, c’était vraiment le déroulement d’un principe de procès. Il n’avait pas de texte pré-établi. Je me contentais de les mettre en situation, avocats et témoins jouaient leur rôle tels qu’ils le voulaient. C’est extraordinaire : dès qu’une personne se trouve ainsi face à un président de tribunal, elle se sent dans un procès. Aminata Traoré s’est comportée comme dans un procès. Le président a joué le jeu avec moi, parce que je lui avais demandé de réprimander ceux qui ne se tiendraient pas bien ! Cela rendait les gens très sérieux. Ce tribunal, ils y croyaient ! Durant les pauses, les témoins allaient rencontrer les avocats de la partie civile, comme s’ils attendaient vraiment quelque chose de ce procès.
Dany Glover n’est pas seulement dans le western mais aussi dans la co-production
C’est un homme engagé, passionné par l’Afrique et l’injustice en général, et c’est quelqu’un qui se mobilise. C’est à Amiens que je lui ai fait part de mon projet de film. Il a lu le scénario et m’a dit y croire, que c’est un film nécessaire, important, qu’il me soutenait et qu’il voulait faire un geste. Il a donc fait un geste de soutien financier pour le film. Lorsque j’ai voulu inviter mes amis pour le western, je lui ai demandé s’il accepterait, et il a dit oui et a joué gratuitement. C’est même le seul qui a acheté son billet pour venir même jusqu’à Tombouctou !
Pourquoi un personnage apprend-il l’hébreu pour être gardien de l’ambassade ?
Je l’apprends moi-même, parce que je trouve que c’est une belle langue. J’aime l’idée de « l’hébreu sans peine », alors que l’apprentissage est de toute façon pénible. Cela aurait pu être une autre langue mais quand j’apprenais la leçon 41 qui est « Sous le réverbère », c’est une leçon qui a un sens : quand on est conscient d’avoir perdu son argent là-bas mais qu’on le cherche ici parce que là-bas, c’est trop sombre, cela m’évoque ce qui est fait sur le dos de l’Afrique et qui est tellement complexe qu’on ne peut pas le comprendre ! Même la leçon d’hébreu est une leçon politique !
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