Pour sa première plongée dans l’univers romanesque, Abderrahman Beggar, auteur d’essais sur divers sujets tels que le discours journalistique dans le presse espagnole et française ou le colonialisme, a choisi de puiser dans ses souvenirs d’enfance. Loin de se cantonner au simple souvenir, son roman jongle avec la mémoire et l’imagination du narrateur plongeant le lecteur dans un espace temporel pluriel qui constitue le » hors-temps » de l’espace romanesque.
Un peu plus d’un demi siècle, à compter du jour où il a quitté son village natal, au Maroc, dans la région du Moyen Atlas, le protagoniste a eu soudain envie de récupérer des moments de cette vie qu’il a définitivement abandonnée, le jour où, après avoir enterré sa mère, il a décidé de quitter à jamais ses montagnes.
Le monde de l’enfant Goubi est séparé en deux : d’un côté, le quartier colonial, et, de l’autre, le quartier autochtone, resté à l’écart des influences de la culture officielle. C’est pour cette raison que dans ses mémoires, Goubi ne parle pas d’une religiosité puritaine, orthodoxe, celle de la ville, et décrit une société où cannabis, musique et eau-de-vie figurent parmi les plaisirs permis. En même temps, des légendes, aussi vieilles que le temps, sortent de la bouche de la conteuse Raqoush, surtout celle de Assad, ce serpent mythique en qui les vieux de la région croient, et qui est probablement une des survivances de l’ère pré-islamique.
Le roman compte toute une galerie de personnages, chacun incarnant un type d’humanité, comme Bachir le cafetier, un rebelle venu d’Algérie, le commandant Lemaître, chef des armées françaises, Chaâbane le conteur, ancien esclave évadé du pays Touareg, Mamma, une vieille matrone, logeant dans la plus hideuse maison close, Madani, l’ancien combattant désireux de ressembler à « ceux de l’autre rive », Moulay Ali le sorcier.
Mouna, la mère de Goubi, parle d’un château, une sorte de territoire mythique, détruit par ceux qu’elle appelle « les hommes-ombres » et qui ne sont en réalité que des membres de tribus que exploitées par l’armée française dans sa mission « pacificatrice ».
Le Chant de Goubi est un vrai enfant de l’imagination et aussi du souvenir. Ce sont là deux principes, deux moteurs qui régissent et dirigent la narration. En effet, l’imagination et le souvenir du narrateur permettent cette pluralité des lieux et des espaces. Des mondes, souvent mythologiques ou oniriques, qui se débattent contre la faillibilité de la mémoire d’un conteur (à priori Chaâbane ou Raqoush) qui risque à tout moment de lâcher prise et céder devant l’oubli. Aussi, avons-nous l’impression que Pays des Nus, Nid de l’Aigle, Zemran. convergent vers un « non- lieu », puisque seule sauver la parole et la mémoire compte, au delà de tout lieu, de tout espace.
A la pluralité des lieux, s’ajoute une pluralité des temps. Le présent de Goubi, ou des autres personnages qui peuplent l’espace romanesque, est tantôt soutenu par le passé, tantôt supprimé par lui au détriment d’un événement capital, tel la mort du frère ou de la mère. Le jeu avec les temps s’installe dans l’écriture afin de libérer le champ aux multiples interventions du narrateur qui se souvient, remémore, révèle et se révèle. Le temps dans Le Chant de Goubi, que ce soit celui de la narration ou celui des événements, est en fait un hors- temps, libéré des limites qui séparent passé du narrateur et présent du conteur racontant des histoires aux petits enfants.
La technique narrative ne semble pas embarrassée par ce dédoublement de voix, permettant ainsi à chacun de dire sa mémoire, de la transcrire et enfin de la sauver de l’oubli menaçant.
Les personnages, eux, participent de cet édifice qui nie aux frontières leur rôle « castrateur » ou restrictif. Aussi, à titre d’exemple, la description de Sans Nom, prototype du patriarche dominateur des société nord- africaines, rappelle les aventures d’un Saladin ou d’un Ulysse. D’autres personnages, aux figures « plus réalistes » ne manquent pas de basculer du côté de la fiction, de nouer avec les mondes de la rêverie, de l’hallucination ou même de la chimère. Tel est le cas du pêcheur qui, en quête de « son » poisson d’or, transite entre ses journées routinières au bord de la rivière et les mondes. Les mondes fabuleux offerts par l’imagination du petit narrateur.
L’image de la mère, s’installée comme figure estompée au début du roman, ne manque pas de s’approprier l’espace romanesque, de gagner du terrain par le truchement de l’imagination du narrateur : elle est ressuscitée de sa mort physique.
Enfin de compte, la mise à zéro du temps et de l’espace, l’intervention de l’imagination ou de la rêverie dans la construction du personnage, l’économie dans la narration propre au conte, visent à rendre au lecteur cette image plurielle d’une mémoire orale et collective au bord de l’agonie. La lutte contre le poids du social trouve sa place dans une écriture qui se veut légère, « aérienne » dirait Bachelard. Une écriture transcrite selon les codes de l’oralité sans toutefois perdre la consistance de l’écrit.
(1) : Le chant de Goubi, Paris, L’Harmattan, col. « Écritures arabes », 210 p, Paris 2005, ISBN : 2-7475-8071-7Samira Etouil est professeur à l’Université Sidi Mohammed Ben Abdallah, Maroc.///Article N° : 4662