Intégration à l’espagnole

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A la façon du Conseil consultatif des étrangers récemment mis en place à Paris, le Forum sur l’Immigration ou Forum pour l’Intégration Sociale des Immigres est considéré comme un lieu de dialogue entre les composantes de la société civile espagnole et le gouvernement. Le 22 janvier 2002, le quotidien madrilène El País publie un article intitulé « immigrer pour vivre en démocratie » du président du Forum de l’Immigration, Mikel Azurmendi, professeur d’anthropologie et écrivain (à lire sur www.elpais.es). A première vue, on croit à de l’humour, une critique des stéréotypes et clichés liés à l’image de l’immigré. L’éminent professeur aurait opté pour la stratégie souvent adoptée qui consiste à exposer d’abord des idées néfastes pour ensuite les passer sous les Fourches Caudines de la critique. Mais on comprend que l’auteur adhère à ces idées et que son article en est l’apologie… L’article fit de gros remous en Espagne.

Aucun doute : la vision d’Azurmendi est absolument ségrégationniste. Dès le début, il est clair que l’immigré est un être inférieur étant donné qu’  » il ne vient pas d’une culture de travail ». Il est saisi par le mal de la paresse et c’est là où réside sa perte. A partir d’une logique productive, il est dans une situation très embarrassante, étant donné que la société d’accueil – faisant partie, bien entendu, des cultures dites de travail – ne lui tolère pas ce handicap. D’où la grande frustration qui le ruine : « Ses idéaux ne se réalisent pas, et au lieu de culpabiliser, il en veut à la société d’accueil ».
A la paresse s’ajoute un second handicap, celui d’être issu d’une société non-démocratique. Il a l’âme de l’esclave soumis, le serf qui ignore tout des valeurs occidentales : « Généralement nous accueillons des hommes, femmes et enfants habitués à être des sujets de hiérarques tribaux ou communautaires, des êtres soumis à d’autres personnes […] ». Selon l’auteur, c’est cette tendance à la soumission, cet « esprit moutonnier » (il n’hésite pas à les comparer au « troupeau ») qui en fait la proie facile aux réseaux mafieux d’immigration. Ces mêmes réseaux qui – toujours selon l’auteur – ne sont qu’ « un corollaire de réseaux de pouvoir interfamiliaux hiérarchisant les relations de pouvoir entre des milliers de personnes soumises à des valeurs traditionnelles qui ne permettent pas leur conversion en citoyens ».
Dans sa quête de solutions faciles, l’esclave récemment arrivé en Espagne, issu d’une société maffieuse (le pouvoir tribal et maffieux étant en rapport de synonymie), n’hésite pas à agir en gueux et à jouer avec les sentiments des pauvres Espagnols : « venir ici pour se prostituer et souhaiter que quelque Almérien [habitant d’Alméria]vous sauve avec amour et argent du réseau maffieux des seigneurs de la pègre ukrainienne, lituanienne, russe o nigériane n’est pas une bonne rampe de lancement vers la citoyenneté démocratique ». Celles qui ne se prostituent pas sont victimes de maris qui les condamnent à l' »enfermement domestique », le droit au regroupement familial étant exploité à des fins esclavagistes.
Monsieur le président du Forum sur l’Immigration arrive à la conclusion suivante : l’immigré n’a pas le droit de se plaindre du racisme, pour la simple raison qu’il n’en connaît même pas le sens. Seuls les citoyens d’une société démocratique – en l’occurrence l’espagnole – en sont conscients : « le racisme se donne, par antonomase, dans une société démocratique et de droit car dans une société sans valeurs démocratiques ni tolérance et pluralisme il n’y a pas de racisme ni même d’antiracisme (…). Le musulman, par exemple, n’est bien situé à faire une condamnation du racisme que s’il se définit d’une culture laïcisée et de valeurs démocratiques ».
Le mépris prend comme masque la pitié, et c’est ainsi que l’auteur lance un appel à ses compatriotes pour être « généreux » avec ces non-personnes, en leur apprenant le sens de la « dignité » et l' »autonomie », deux qualités qui nous séparent de la bête de somme.
Bien entendu, ce raisonnement est antidémocratique. Le mépris social qui marque l’article s’explique par le fait que le portrait de l’immigré se fait en le confrontant aux normes évaluantes d’un sujet supérieur parce que démocratique : l’Espagnol. Pourtant, la différence n’est pas une tare, et, dans toute société démocratique, étrangers et autochtones sont censés avoir les mêmes devoirs et jouir des mêmes droits. Dire que les valeurs démocratiques sont réservées à un seul peuple ne fait qu’accentuer le chauvinisme et les complexes de supériorité. Penser que l’immigré est aveugle devant le problème du racisme, équivaut à tolérer ce phénomène, en même temps que nier des valeurs universelles comme l’égalité entre les hommes.
Qui est cet autre? Au début, Mikel Azurmendi parle de l’immigré de manière vague et générale, mais il devient ensuite l’Africain, et, plus loin, quand il est question de criminalité, l’Européen de l’Est. Une telle approche ne saisit pas son objet. L’Africain n’est pas une entité compacte, un sujet homogène. L’Afrique n’est pas un village où tout le monde partage les mêmes valeurs et attentes. Les diversités culturelles, économiques, sociales, les degrés et les politiques de développement ne sont pas les mêmes dans tout le continent. Sur quelles bases théoriques se base cette distinction entre « culture de travail » et « culture de paresse » – ou de loisir ? Est-ce que le paysan ivoirien attend que les ananas tombent du ciel ? Caractériser les peuples à partir de traits psychologiques (« paresseux », « criminels », « gueux », « rancuniers »…) n’est pas le propre du discours académique. Comme l’écrivait Lévi-Strauss dans Race et histoire, »quand on cherche à caractériser les races biologiques par des propriétés psychologiques particulières, on s’écarte autant de la vérité scientifique en les définissant de façon positive que négative »
L’amalgame est le propre de ce genre de discours discriminatoire. La « fictionnalisation » de l’autre est – selon Hannah Arendt – le premier pas dans cette volonté de le repousser de la sphère de l’humain. L’immigré est présenté comme un sujet qui n’a aucune appartenance identitaire concrète, qu’elle soit territoriale ou culturelle ou sociale. Il n’est qu’une image vide de sens créée pour la circonstance pour répondre à une certaine stratégie discursive.
On retrouve aussi dans cet article le complot, un autre trait du discours discriminatoire. Ces immigrés venus de nul part détruire nos valeurs, cueillir le fruit sans suer, devenir Espagnols sans le mériter, ces réseaux de mafias, de prostitués… Tous ces éléments incitent à la haine et à la marginalisation de l’immigré. Le président du Forum de l’Immigration opte pour la même attitude que ceux qui naguère réduisaient l’identité espagnole à « siesta y fiesta » [sieste et fête], ne voyaient dans les habitants de la péninsule que de « bons concierges » et ne cessaient de répéter que l’Europe commence aux Pyrénées…
L’auteur se déclare bien sûr aux antipodes des théories racistes, et met en exergue sa ferme conviction en l’absolue efficacité de la thérapie démocratique contre tous les maux qui rongent le psychisme collectif des immigrés. Le plus paradoxal est qu’il donne du racisme une définition qui sanctionne tout son exposé : « Le racisme est un discours qui émerge essentiellement au sein de l’idéologie égalitaire pour rendre acceptables des pratiques ségrégationnistes et de domination à travers des raisonnements pseudoscientifiques qui faussent l’imaginaire de l’égalité. »
Après ce chef-d’oeuvre du mépris et de l’arrogance, comment ne pas voir dans le Forum un dialogue de sourds ?

Abderrahman Beggar, d’origine marocaine, est actuellement chercheur sur les problèmes identitaires au Canada. Il a publié La transition au Nicaragua vue de Paris et Madrid dans la presse quotidienne, Paris/Torino, L’Harmattan, 2001, 242 p. ///Article N° : 2124

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Les images de l'article
Waalo Fendo (là où la terre gèle), film de Mohamed Soudani





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