Les belles photos de Michel Ayrault qui l’illustrent font penser que ce livre aurait pu être (pourrait devenir) un film documentaire historique : des entretiens avec les acteurs de l’Histoire du Fespaco, de nombreuses anecdotes qui sonnent comme des images d’archives, un commentaire accessible mettant en exergue la continuité de la légende du plus connu des festivals africains de cinéma. Car depuis la première édition de 1969, c’est un véritable mythe qui s’est forgé à Ouagadougou jusqu’à cette 23ème qui édition démarre le 23 février 2013.
Comme un film, un livre prend du temps : il ne couvre donc que 40 ans, de 1969 à 2009, partant de la première édition pour finir avec la 21ème
que beaucoup avaient appelé « Fespagaille » ! Pour retracer l’Histoire du Festival panafricain de cinéma et de télévision de Ouagadougou (Fespaco), Colin Dupré a en effet choisi une approche chronologique plutôt que thématique. Cela occasionne de nombreuses redites mais a le mérite de privilégier un récit haut en couleurs, celui des hauts et des bas d’un festival dans sa relation avec l’Etat. Les films présentés ne seront que très peu abordés : ce n’est pas sur l’évolution artistique mais bien sur l’histoire politique que se concentre le jeune historien. Le rôle joué par le Fespaco dans l’émergence du cinéma burkinabé n’est ainsi pas traité du point de vue esthétique, ni même d’entraînement artistique par la confrontation des cinéastes locaux aux films du continent, et finalement seulement effleuré.
Mais pour couvrir son sujet en tant qu’historien politique, Colin Dupré a fait ce qu’il fallait : il a passé suffisamment de temps au Burkina Faso, rencontré les bonnes personnes et décortiqué tout ce qu’il a pu trouver comme documents – dossiers de presse, livres et articles en tous genres, entretiens et témoignages. Il insiste cependant sur la pauvreté des sources et les contradictions qu’elles comportent, sur le manque de transparence du Fespaco en matière de chiffres (notamment la surestimation du nombre de spectateurs) et sur les erreurs qui, faute d’un travail d’approfondissement comme celui-ci, se colportent d’article en article, notamment sur les origines.
On lit par exemple un peu partout qu’au départ, le Fespaco s’appelait « Semaine du cinéma africain », alors que sa dénomination réelle était « Festival de cinéma africain de Ouagadougou » jusqu’en 1972 (p.93). (1) Mais surtout, on attribue aux cinéastes la création du festival, qui auraient choisi la Haute Volta en raison de sa politique de nationalisation des salles, alors que cette nationalisation n’intervient qu’en 1970, un an après la première édition, et que ce premier festival est né d’une idée du directeur du Centre culturel franco-voltaïque, Claude Prieux, suite à la volonté des cinéphiles voltaïques qui y animaient le ciné-club de lutter contre l’invisibilité des films africains (p.88 et sq). Prieux fut muté à Lomé quelques mois plus tard : le danger que représentait cette démarche pour le monopole de diffusion des films de la COMACICO et de la SECMA, compagnies porteuses d’intérêts français, ajouté au fait que le festival programmait des oeuvres anticolonialistes eurent selon Colin Dupré raison de son poste à Ouaga (p.113).
Mais dès cette première édition, la manifestation était placée sous le patronage de l’Etat et les ministères étaient représentés au sein du comité d’organisation présidé par Mme Alimata Salembéré. Commence alors une saga complexe qui suivra l’évolution politique du pays mais où le Fespaco restera un outil essentiel de diplomatie culturelle. La relation avec la France est tracée avec raison par le menu : les deux pays ont en commun d’asseoir leur image extérieure sur la culture et se comprennent donc très bien à cet égard. Le cinéma prend dès lors un rôle que les cinéastes n’avaient pas forcément soupçonné dans leur volonté créatrice. Cela sera flagrant sous les années Sankara qui renforcent le rôle du Fespaco comme instrument de politique tant intérieure qu’extérieure, mais aussi avant et après : en consacrant Ouagadougou comme capitale du cinéma africain, le Fespaco permet à ce petit pays de prendre une place sans égale au niveau international.
Aborder ainsi le cinéma comme art politique malgré lui et le festival comme instrument des gouvernements pose la délicate articulation des faits et de l’analyse. On sent que Colin Dupré avance sur des ufs et évite tout ce qui pourrait être perçu comme des conclusions trop hâtives : ses argumentations sont toujours fondées, et lorsque l’information manque, ses difficultés humblement énoncées. Il cite clairement ses sources (2) et fait bien la différence entre la parole officielle et celle des témoins extérieurs. C’est toute la qualité de ce travail de fourmi qui nous permet d’entrer dans la légende d’une manifestation qui, comme les Journées cinématographiques de Carthage, s’est maintenue en dépit des bouleversements politiques. On comprend à quel point le Fespaco, en tant que principale manifestation du pays, assure la continuité de l’Etat et combien celui-ci s’appuie sur lui pour la défense de ses intérêts.
Les périodes de crise politique seront dès lors abordées sous cet angle, notamment la difficile période suivant l’assassinat de Sankara où il fallut aplanir la colère des cinéastes, surtout afro-américains, qui lançaient un mouvement de boycott du festival. Les refus de Nelson Mandela ou de Haïlé Gérima de se rendre à Ouagadougou sont évoqués. Mais Dupré ne fait pas comme si le pouvoir politique pouvait tirer toutes les ficelles : c’est aussi le public qui a construit l’énorme succès du Fespaco, facilité son rôle dans le consensus global et fait que ce festival est devenu en soi une légende.
Il faut cela pour s’imposer comme incontournable, rassembler tous les deux ans les professionnels du secteur et tenir la concurrence face aux capitales qui pourraient tenter de ravir au Burkina cette place privilégiée. A cet égard, les récurrents problèmes d’organisation dans la gestion d’un festival marqué par le gigantisme voulu politiquement et les permanentes difficultés de financement sont présentés par Colin Dupré comme le principal danger, sous-estimant sans doute les facteurs socio-économiques qui font que les Etats qui soutiennent efficacement leurs cinématographies auront forcément tendance à se poser en alternative : la géographie des cinémas d’Afrique tourne de moins en moins autour de Ouagadougou. Mais en insistant sur le fait que c’est son côté populaire qui fait la force du Fespaco, Colin Dupré pointe le danger à vouloir trop canaliser l’énergie chaotique du public par des prix de billet trop élevés et des tapis rouges ou en supprimant les projections gratuites en plein air. Si la « rue marchande » (foire commerciale qui regroupe depuis 1985 des marchands de toute l’Afrique de l’Ouest) supplante peu à peu l’engouement pour le cinéma, cela tient certes aux nombreuses déconvenues d’un public un peu trop balloté par les manques d’information ou les défauts de projection mais aussi et surtout à sa difficulté à se sentir encore « peuple de cinéma ». Les évolutions du Fespaco ne sont pas les seules en cause : la multiplication des écrans avec la vidéo y est pour beaucoup, et c’est ce passage que le Festival a du mal à négocier. Là encore, le livre de Colin Dupré n’aborde que peu ces enjeux de cinéma qui dépassent l’histoire politique, mais il insiste par contre sur l’absence de transparence quant à la sélection des films, affirmant que « en 2009, nous ne savons toujours pas comment s’établit la sélection ». (note p.179) La question de la censure est également abordée au fur et à mesure des soubresauts politiques (affaire Zongo, crise ivoirienne, etc.).
La notoriété du Fespaco tient beaucoup plus à la mobilisation de la ville sur une semaine et son ambiance festive qu’à son inscription comme festival international de cinéma (Colin Dupré signale que le catalogue officiel de la Fédération internationale des Associations de Producteurs de Films, FIAPF, qui classe les festivals internationaux selon des critères de qualité, ne le reconnaît toujours pas). (3) De même, le marché du film créé en 1983 peine à remplir son rôle et l’on a vu le festival de Durban en créer un de son côté. En se coupant de sa base populaire, le Fespaco couperait la branche sur laquelle il est assis.
C’est ainsi que le livre de Colin Dupré pointe les contradictions et les complexités à l’uvre dans la volonté du pays de promouvoir Ouagadougou en capitale culturelle. Ainsi retracée, l’Histoire du Fespaco se confond à celle de ces cinématographies africaines qui tentent d’exister pour elles-mêmes mais ne le peuvent qu’en prenant leur place dans le monde. C’est la question de leur autonomie qui est posée et reposée au cours des temps, et c’est bien la question qui se pose pour le Fespaco lui-même, dans sa relation à la fois consanguine et conflictuelle avec sa tutelle étatique. C’est dans cette sempiternelle tension que baigne le passionnant ouvrage de Colin Dupré et c’est en cela qu’il est une contribution essentielle à l’Histoire des cinémas d’Afrique.
1. J’ai moi-même fait l’erreur dans mon livre « Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question », L’Harmattan, 1996. Mea culpa !
2. Il est cependant dommage que la pagination des références ne soit pas indiquée : il faut relire tout le livre pour retrouver la phrase ! L’absence d’index est également à regretter.
3. cf. http://www.fiapf.org/intfilmfestivals.asp///Article N° : 11325