Le fol amour de soi

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La douceur est grande de s’admirer, – de se convenir, – de répondre et satisfaire soi-même exactement… Et nous en demandons les moyens et la certitude aux autres. Nous les supplions qu’ils nous accordent les motifs et l’assurance de nous aimer nous-mêmes, par le détour de leur faveur  (1).
Paul Valéry

Les Narcisse que nous sommes ont besoin de louange. Mais la louange qui nous sied tout particulièrement est celle de nos pairs. Soit que nous jugeons ces derniers indignes de notre estime, alors nous les ignorons. Soit que leur œuvre (bien plus que leur personne) nous importe, alors nous les chérissons. Il n’est pas de meilleure attitude pour séduire le monde – et même le grand monde. À cette qualité, il faut ajouter l’assurance et la certitude de pouvoir sinon signer une phrase, à tout le moins bâtir un univers pour lesquels nous brûlons du désir de les faire partager. Toutes ces bonnes dispositions ne nous ouvrent pas toujours le cœur de nos contemporains – bien plus encore celui de nos confrères. La vie des écrivains est souvent faite de rendez-vous manqués : l’histoire de la littérature en témoigne à foison. Sans doute Patrice Nganang a-t-il raison de dénoncer notre indifférence. En ce qui me concerne, je me suis souvent exhorté à la patience à son égard – je veux dire à l’égard de sa phrase sans pour cela être payé de retour. Or, l’écrivain ne vend jamais que sa phrase. C’est elle qui me rend amoureux d’un nom, d’une œuvre. J’abandonne tout grief à partir du moment où un auteur parvient à m’ensorceler. De mon humble point de vue, là se situe le problème Nganang.
Qu’on me comprenne bien. Je vise ici les articles de mon confrère sur le site d’Africultures, et rien d’autre. En les lisant, je me suis quelquefois demandé si leur auteur avait seulement pris le temps de les écrire. On dirait un flux de paroles retranscrites par une machine. À peine revues – du moins, c’est l’impression que j’en ai. Je dois, au prix d’un déplaisir considérable, aller dénicher la belle formule – car il s’en trouve deux ou trois par article, c’est dire le grand talent du Patrice. Notons que peu d’auteurs, même chez les très grands, en sont capables. Mais Patrice sait à peine en tirer parti, quel gâchis ! Dès lors, il m’incombe d’aller à la recherche de la pépite d’or qui se cache dans la tonne de boue. J’exagère à peine. En somme, pour pouvoir suivre l’ami Camerounais, je suis contraint de réécrire mentalement son texte. Autrement dit, je sors de mon rôle de lecteur pour embrasser celui d’écrivain. C’est tout de même fâcheux, on en conviendra. Vous le savez, chers confrères, vous en discutez entre vous de vive voix ou par courriel. Allons-nous continuer de faire semblant ? Les attaques de Patrice Nganang ne sont-elles pas les conséquences de notre complaisance ?
En décembre dernier, à l’occasion de l’article que j’avais consacré à Verre cassé, j’avais été traité de  » lèche-cul  » par un internaute qui a requis l’anonymat. Personne ne s’en était ému, Alain Mabanckou excepté. Si cette attaque avait été l’occasion d’un débat argumenté, l’occasion d’une passe-d’arme, je m’en serais réjoui. Un bon polémiste est toujours un grand styliste. Plus il use des arguments  » tordus « , spécieux ou de mauvaise foi, plus il nous emballe. Car lui-même sait qu’il raisonne faux, mais il s’obstine dans cette voie pour le plaisir de nous offrir quelques belles phrases, lesquelles, nous le savons depuis Baudelaire, sont d’autant plus révélatrices qu’elles procèdent du Mal. Nous, lecteurs, sachons gré au polémiste de cela. Il nous amuse ou nous fait sortir de nos gonds. La mauvaise foi fait en effet partie de notre fonds dit humain. Et lorsque l’un d’entre nous a le talent d’en user en virtuose, on se pâme, on s’esbaudit. L’exercice vaut pour lui-même. Celui-ci peut prendre la voie d’un éreintement en règle, et c’est encore un régal. Car le bénéfice qu’on en tire est double. D’abord, pour celui qui est éreinté : son talent a été reconnu, d’où les foudres qui s’abattent sur lui – suprême hommage. Ensuite, pour l' » éreinteur  » : il a osé s’attaquer à un nom, à une œuvre réputée. En un mot, c’est un jeu, le jeu le plus ludique qui soit au monde, le jeu d’une reconnaissance plus que mutuelle. Et, comme tout jeu – le jeu de l’être, s’entend -, la polémique obéit à des règles plus que strictes.
Patrice, lui, se prend trop au sérieux. C’est un Quichotte, mais sans Sancho Pancha. Même quand il rit, son rire ne nous fait pas la grâce de nous libérer d’un sérieux qui nous enferme – et son auteur en premier. Patrice Nganang ignore la plus élémentaire des règles du commerce des idées : l’éreintement dans l’élégance, la critique dans l’amitié. Le cher Patrice n’a pas de maison en lui-même. Il ne s’habite pas, aussi brûle-t-il la maison des autres. Aux dernières nouvelles, nous apprenons que notre ami se propose d’aller lire son texte à un colloque littéraire. Grands dieux ! Il y croit donc tant que ça ? Mais ce texte est à jeter à la poubelle ! C’est du  » pipi de chat sauvage « , comme dit Verre Cassé ! Un brouillon qui nécessite beaucoup d’heures de boulot !
De quoi je me mêle, direz-vous. Mais je me mêle de ce qui me regarde, pardi ! Un texte livré au lecteur est affaire de lecture, et de relecture à l’infini. Si Patrice s’affiche à côté de Dante ou de Gœthe, c’est donc qu’il prend le risque de se voir jugé. Deviendrons-nous soudain timides face à celui-là qui distribue les bons et les mauvais points ? En quoi est-il légitimé à le faire ? Qu’est-ce qui, à l’occasion, nous en délégitime ?
Notre milieu a une qualité unique entre toutes : nous recherchons, quelle qu’en soit l’issue, la connivence, le consensus. Pareille attitude a aussi ses limites. Dans les réponses à Patrice, j’ai noté la place qu’y occupe l’humour. C’est dire la haute qualité des intervenants : l’humour n’est pas chose aisée, surtout dans les débats. Cependant, que l’humour ne devienne pas le masque de nos faiblesses. Si tel était le cas, nous manquerions l’essentiel : la possibilité de se retrouver nus, ne serait-ce que momentanément, pour apprécier la morsure de la solitude, l’affreuse solitude de ne pouvoir compter sur personne.
Alain Mabanckou a, sans le vouloir, illustré ce problème dans son article publié, il y a quelque temps : Ce soir vous lirez Guignard ou Raharimanana. Nul n’a relevé que celui-ci demandait à Jean-Luc Raharimanana de s’expliquer sur son hommage – involontaire, espérons-le – à un raciste du XIXe siècle, Bénédict-Henri Révoil, auquel il emprunte le titre de son dernier roman. Même nimbée d’humour, l’injonction est pourtant claire. Dans un autre espace que le nôtre, cette question aurait certainement entraîné une mise au placard de l’ami malgache. Mais notre volonté – consciente ou inconsciente – de nous soustraire à la critique et à l’autocritique a donné lieu à un immense malentendu. Des réactions ont fusé de toutes parts pour féliciter Alain Mabanckou sur son éloge de… L’arbre anthropophage, alors que celui-ci demandait des comptes, même si c’est de la manière la plus amicale qui soit. Le Congolais – grand tchatcheur devant l’Éternel ! – achevait son article par ces mots :
 » Quignard intitule son entreprise littéraire Dernier royaume ? Chez Raharimanana, je parlerais de Premier royaume. L’écrivain décide de relever les pilastres de l’Histoire malgache en la confrontant au présent. Un présent dans lequel il est immédiatement impliqué. Ce n’est plus une affaire d’écrivain rêveur mais d’écrivain éveilleur. Du rêve, il faut tendre vers l’éveil, retrouver les traces des documents qui ont avili le peuple. Comment ne pas alors s’étonner du sort réservé au groupe Sakalava, ces nègres de Madagascar, mes ancêtres [nous soulignons]. Et voilà comment on les décrivait alors :  » ils ont conservé tous les instincts, tous les errements de la race africaine à laquelle ils doivent leur origine, c’est-à-dire qu’ils sont ignorants, superstitieux… et anthropophages « . Ceci est écrit à la fin du 19e siècle par un certain Bénédict-Henri Révoil, dans un article intitulé L’arbre anthropophage. Titre que retient Raharimanana pour son ouvrage… L’auteur est allé dénicher ce texte raciste dans le désordre des puces de Montreuil. Ah, si Bénédict-Henri Révoil savait qu’un jour un malgache l’immortaliserait de la sorte, et que l’arrière-petit-fils de Sakalava que je suis [nous soulignons]y consacrerait quelques lignes, aurait-il modifié ses élans ?… (2)  »
L’auteur de Verre cassé use du divin talent de ménager très habilement ses amis. Vu la méprise générée – que dis-je ? la méprise générale ! -, cette qualité se révèle être un affront – et des plus terribles – fait à notre intelligence de lecteur. Que je sache, Jean-Luc ne s’est pas encore expliqué sur l’emprunt de son titre – ce qui, pour un écrivain, crée plus que de la connivence. Et quand celle-ci vous accommode le parafe d’un raciste, il y a de quoi s’émouvoir… Mais, du côté de Jean-Luc, le silence persiste toujours. Jusqu’où ira notre capacité à faire semblant ? L’heure est grave.

1. Paul Valéry, Choses humaines, in Mélange ( » Petites études « ), Œuvres 1, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1957, p. 346. Souligné par l’auteur.
2. Alain Mabanckou, Ce soir vous lirez Quignard ou Rahrimanana, article publié le 28 janvier 2005 sur le site d’Africultures.
Amiens, le 30 mars 2005.///Article N° : 3772

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