Le Massacre du bétail

De John Edgar Wideman

John Edgard Wideman : sinistres prophéties
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Le dernier roman traduit de John Edgar Wideman, écrivain afro-américain, est un récit bouleversant sur la mémoire, la race et l’identité. Un livre troublant, inoubliable.

Le Massacre du bétail s’achève sur ces quelques lignes d’épilogue : »…comme la plupart des livres de son père, celui-ci paraissait avoir lui aussi pour inspiration quelque chose de non dit, de non partagé, de caché. Muet en son centre. Des trucs peut-être que son père ne pouvait dire. Plein de silence et de douleur au centre. »
C’est la fin d’un roman intriguant dont le noyau semble constamment échapper et qui se prête difficilement à un compte-rendu. Il y a la structure, complexe : entre le prologue, description fiévreuse des ghettos noirs, et l’épilogue, sorte de métafiction sur le livre, un chassé-croisé d’histoires de vies et de morts, vaguement liées par les pérégrinations du personnage principal, jeune esclave affranchi devenu prédicateur dans la Philadelphie de 1792. Il ne donne ni son nom, ni celui de son interlocuteur à qui il relate toutes ces vies d’Africains, mêlées des bribes de son propre parcours. Des voix jaillissent, se multiplient, se chevauchent, et dialoguent, souvent sans frontières convenues entre interlocuteurs. Le roman a été comparé avec justesse à un morceau de hip-hop.
Il y a aussi la légende qui hante le jeune prédicateur, possesseur d’étranges visions qui l’assaillent lors de crises d’épilepsie. C’est l’histoire de l’accomplissement d’une prophétie funeste, d’un suicide collectif : pour résister aux envahisseurs européens, les Xhosas décident d’abattre leur bétail. Mais voilà : « Le bétail est le peuple. Le peuple est le bétail ». La princesse de ce peuple décimé viendra chuchoter la leçon au jeune Noir dans un songe : « Prenez garde. Ne tuez point votre bétail. Ne parlez point avec la langue de votre ennemi. Ne vous endormez point dans le rêve de votre ennemi. »
Le massacre du bétail est le début d’une malédiction, suivie de l’esclavage, jusqu’aux ghettos noirs des villes américaines où « les jeunes Noirs s’abattent entre eux. » C’est aussi le début de l’histoire commune des Blancs et des Noirs, une histoire divisée et teintée de violence et d’ambiguité. Les scènes les plus insoutenables du livre prennent leur origine moins dans la haine raciale que dans une soi-disant bonne volonté de philantrope »éclairé », animé par une »générosité » à sens unique envers ces êtres inférieurs et à civiliser que sont les (anciens) esclaves.« Je dois t’avertir qu’il y a des prophéties qui circulent, des prophéties plus mortelles que les machines. Cessez d’être vous-même, changez, détruisez-vous, disent ces prophètes, et un monde meilleur naîtra. »
Peut-être le noyau de ce roman fascinant est-il à chercher du côté du lecteur, dans le sentiment de frôler quelque chose de caché et d’enfoui en lisant ces pages de tension, de violence et d’humiliation mises à nu. Le sentiment d’entrevoir des lignes droites se dessiner dans l’enchevêtrement des songes, des paraboles, des vies et des morts, sans pouvoir expliquer comment ni pourquoi. Le sentiment de voyager dans une mémoire tue :« Ne sommes-nous pas d’abord des amants, des esprits qui partagent un espace absent des cartes, un espace que nos histoires racontent, un espace où l’on a psalmodié mille et une fois, écrit mille et une fois, sans pourtant qu’une histoire ne soit tout à fait effacée par la suivante, chaque histoire sauvegarde l’espace, se sauve elle-même, nous sauve, si quelqu’un écoute ».

Le Massacre du bétail, de John Edgar Wideman, Ed. Gallimard, 254 p., 140 FF.
Né à Washington en 1941, John Edgar Wideman a grandi à Homewood, quartier noir de Pittsburgh, en Pennsylvanie. Il publia son premier roman en 1967, à 26 ans. Le Massacre du bétail est son onzième ouvrage, et le quatrième à être traduit en français, après Reuben (Gallimard, 1987), Suis-je le gardien de mon frère ? (Jacques Bertoin, 1992) et L’Incendie de Philadelphie (Gallimard 1993). Réputé un des meilleurs écrivains noirs américains, John Edgar Wideman a reçu à deux reprises le PEN/Faulkner Award. Il vit à Amhurst et enseigne à l’Université de Massachusetts.///Article N° : 754

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John Edgard Wideman © DR





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