« Le meilleur, c’est nous-mêmes ! »

Entretien de Samy Nja Kwa avec Jocelyne Béroard (Kassav)

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Avec Nou la, leur nouvel album, Kassav, le groupe mythique des années 80, repart à la conquête du zouk. Affirmer son identité semble être le message du groupe. Jocelyne Béroard traduit leur état d’esprit.

Kassav a toujours fait une musique très ouverte, qui mélange différentes sonorités, différents rythmes, et en même temps, votre nouvel album témoigne d’un certain retour aux sources…
Oui, mais je n’aime pas trop ce terme, puisqu’en fait on n’a jamais quitté les sources. Disons que nous avons décidé d’être plus roots ; c’est-à-dire oublier un peu plus l’extérieur, et rester un peu plus enracinés dans notre culture. En fait, on a voulu avoir une couleur vraiment locale, ne pas chercher à internationaliser le son, ne pas chercher à plaire à qui que ce soit parce qu’il y aurait une tendance ; de toutes façons, nous n’avons jamais suivi les modes. Il était nécessaire pour nous de réellement remettre en force la base même du zouk, afin qu’il ne s’égare pas. Ce qui ne veut pas dire que les expériences que font les autres, le zouk Rn’B et compagnie, soient des expériences que je condamne. Je dis que c’est une direction, mais après, que peut-on faire ?
Parce que lorsqu’on aura utilisé le Rn’B, avec un petit bout de zouk, on évolue vers quoi ? Le zouk ou le Rn’B ? Donc, si on doit évoluer vers le zouk, on sera forcément obligés de revenir au zouk pur. Ou alors repartir vers une autre direction. On va copier ce que font les Américains ? Ou attendre que les Américains sortent quelque chose pour copier ? Moi je préfère ce que fait Dédé Saint-Prix, Kali, réécouter Mona, les autres, afin de pouvoir créer, parce que je pense que c’est plus fort. Lorsque je les entends chanter, je vibre autant que si j’écoute de la musique américaine. Donc pourquoi ne pas développer la mienne d’abord et avant tout ? C’est la démarche de Kassav.
C’est ce qui fait que Kassav est un groupe indémodable.
Je vous laisse le dire, mais c’est tant mieux.
Votre album comporte 15 titres qui décrivent la société antillaise, qui parlent de la réalité locale, des joies et des peines…
Tout à fait, parce que c’est la vie qui fait les joies et les peines. Et puis je crois que si on s’implique un petit peu plus dans la réalité sociale, en allant plus à fond, c’est parce que certains d’entre nous ont des enfants.
Il y a pas mal de clins d’œil parce qu’on sait que pas mal de gens écoutent. La musique c’est donner du plaisir au gens, mais comme nous avons la possibilité d’avoir un micro, nous passons des messages. Nous ne sommes pas là pour faire la morale aux gens, nous n’avons pas la prétention de changer le monde du jour au lendemain, mais on peut éventuellement réveiller un sujet ou essayer de donner aux gens un petite réflexion sur telle ou telle chose. Nous n’avons pas la prétention de détenir la vérité.
Du fait d’être plus âgés, avec des enfants qui deviennent adultes et sont un peu perdus dans le monde, ils perdent l’espoir. Donc, automatiquement, les parents se posent plus de questions. Que va devenir mon enfant ? Autour, on regarde de quoi est faite la société dans laquelle on est, et on se demande comment leur donner les armes pour s’en sortir. C’est donc les amener à une réflexion, les amener à prendre la relève. C’est ce qui fait que nous avons des chansons qui vont un petit peu plus loin que celles qu’on faisait avant.
Avant de faire cet album, vous êtes allés aux Antilles, puis revenus en France pour l’enregistrer à Toulouse ; certains cuivres ont été faits aux Etats-Unis. Le voyage aux Antilles était-il nécessaire ?
Disons qu’être aux Antilles permet de se ressourcer. C’était beaucoup plus agréable de commencer à le faire là-bas parce que ça nous permet d’être au soleil, d’avoir de plus beaux paysages à regarder par la fenêtre, de rater l’hiver dans sa partie la plus dure, et de rencontrer d’autres copains musiciens et être plus proches de la culture. Mais ça ne veut pas dire que cette culture, on l’aurait abandonné et qu’on l’aurait fait nettement différent que si on avait fait l’album ici. On est à 8000 km, mais nous avons des racines qui font 8000 km !
Avec cet album, Kassav n’est pas en panne d’inspiration. Cela aurait pu arriver au bout de vingt ans ?
Parce que, tout simplement, il y a plusieurs personnes qui composent. Lorsque dans un groupe, il n’y a qu’une seule personne qui compose, c’est normal qu’il soit en panne et que personne d’autre ne le relève puisque les autres n’ont pas l’habitude de composer. Alors que dans Kassav, il y a des périodes où un seul membre du groupe, en l’occurrence Jacob, soit inspiré, et les autres un peu moins mais ces derniers temps, j’ai senti Patrick Saint-Eloi extrêmement fort. Chacun a son moment fort, et il n’y a pas d’ego surdimensionné. Nous réussissons à travailler parce que chacun donne son énergie autour de lui. C’est motivant, parce qu’on écoute ce que l’autre fait. Chacun d’entre nous vibre avec l’autre, parce que nous avons appris à nous mettre en harmonie.
Lorsqu’on assiste à vos concert, on découvre que votre public se renouvelle.
De tous temps, nous avons toujours eu des gens de toutes les tranches d’âges et origines sociales. C’est vrai que les gens sont étonnés de voir beaucoup de jeunes, parce que comme Kassav a 20 ans, on a l’impression que ça appartient au passé, qu’il y a une musique jeune, et que les jeunes sont plus intéressés par ce qui se passe chez les jeunes. Mais les jeunes ne sont pas bornés : ils écoutent aussi la musique de leur parents, surtout si elle est bien !
Chaque membre du groupe Kassav mène en parallèle un carrière solo. Doit-on comprendre qu’à un moment donné chacun éprouve l’envie d’aller voir ailleurs ?
Les albums solos des membres de Kassav permettent à chacun de s’exprimer totalement. Parce qu’il ne faut pas oublier qu’il y a un style Kassav, qui est le mélange de tous nos styles musicaux. Dans son album solo, Patrick s’exprime totalement en tant que Patrick, Jean-Philippe idem, Jacob, Jean-Claude, moi-même… Si j’ai envie demain de faire un album de tango, je peux le faire. Mais ce que je fais en solo ne dois pas avoir de mauvaises répercussions sur Kassav. Il s’agit de renouveler un répertoire personnel, de dire ce qu’on a envie, d’avoir une expression complètement différente de celle de Kassav, et donc éviter les frustrations. Mais tout ça ne veut pas dire que Kassav est en train de se séparer. Bien au contraire.
Votre album s’intitule  » Nou La  » : cela signifie-t-il justement que vous n’êtes pas séparés mais que vous êtes toujours là ?
C’est aussi pour dire que nous sommes là, donc vous pouvez compter sur nous. C’est pour dire que nous avons toujours été là aussi ; On ne va pas se décourager, on ne va pas lâcher, exactement comme les gens de chez nous, lorsqu’il y a un cyclone et que leur maison part en ruine, les gens se réveillent et se disent : on est encore en vie, donc on continue. Dans une de nos chansons de l’album, on rend hommage aux gens de chez nous qui ont toujours eu la force et le courage de se sortir des pires moments.
Sur la pochette de votre album, on vous voit adossé à un mur. Pourquoi cette image ?
C’est à Sainte-Marie. C’est une image qui raconte un moment de Kassav aux Antilles, ce n’est pas une pose pour une pochette. Je ne voulais pas une photo posée, mais plutôt une attitude, et Kassav étant un groupe simple dans sa façon de fonctionner, il peut aussi se retrouver sur un vieux mur et en faire une photo. On en avait marre des images carte postales : il y a une réalité qui est dure, une histoire qui est douloureuse et nous avons autre chose à raconter que les cocotiers. J’aime les cocotiers, les beaux paysages, ça ne me gêne pas, mais l’idée qu’on se fait de moi me fatigue parce qu’il y a autre chose à dire.
Revenons à notre discussion sur le zouk mélangé à d’autres musiques comme le Rn’B.
Je n’ai rien contre le zouk Rn’B, parce qu’on peut considérer que c’est un essai. C’est Jean-Michel Rotin qui en a eu l’idée. Maintenant, la question est : lorsqu’on décide de faire du zouk Rn’b et d’en faire un style, on va où après ? Comment ce style va-t-il évoluer ? Après le zouk Rn’B, que fait-on ?
A chaque génération sa création…
Je suis d’accord. Mais il y a plein de créations qui ont existé et qui ont disparu. Et qu’est ce qu’on fait du zouk ? On l’enterre ? On n’a enterré ni le reggae ni la salsa. Pourquoi on enterrerait le zouk ? Pourquoi ?
Personne ne l’enterre !
Si ! Oui ! Oui ! C’est un enterrement  » first class « . Je suis désolée, Kassav ne l’enterre pas. Tout le monde dit :  » oui, mais il faut que ça progresse.  » La progression, c’est quoi ? Aller vers la mondialisation ? Faire de la musique américaine ? Moi j’aime la musique américaine, je l’achète. Je ne suis pas contre le zouk Rn’b, je le répète. Je dis simplement, que si on parle évolution, on ne prend pas deux machins pour en faire un truc collé. Ils le font parce que justement le zouk est décrié partout. Il n’existe pas sur les médias, au contraire de la musique américaine. Donc, automatiquement, plutôt que de rendre la nôtre plus forte, on préfère prendre celle de l’autre, qu’on considère plus forte. Parce qu’on dénigre ce qu’on a chez nous, on va chercher la musique américaine, et on dit qu’on est à la mode maintenant, c’est la mode des jeunes. Où va-t-on après ? La mondialisation ! Pour moi, la mondialisation culturelle est un appauvrissement.
Y a-t-il un groupe aussi fort que Kassav aujourd’hui pour lutter ?
Oui. Kassav n’est pas un groupe unique. Kassav n’a pas le monopole de la création. Comment peut-on faire pour inverser les choses ? On nous a tellement dit qu’on était incapable de réfléchir qu’on finit par le croire. Alors on fait ce qu’on nous dit de faire : on part dans la mondialisation. Plus il y a un vent qui souffle dans une direction, plus j’enfonce mes racines, parce que je n’ai pas le choix, si je veux exister. Parce que si nous ne le faisons pas, nous allons disparaître. Nous sommes encore trop faibles. Je ne fais ni du racisme, ni du militantisme : je suis, je sais qui je suis, je veux rester qui je suis, en mieux, donc j’invite les gens à faire comme moi, parce que c’est la meilleure chose que nous avons à offrir au reste du monde. Le meilleur, c’est nous-mêmes.

///Article N° : 1474

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