Le poète est un militaire

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Si poésie vient vraiment de poiéin, créer, faire dans la traduction française du mot et sa tradition antique, c’est parce que les Grecs avaient trouvé qu’elle était une œuvre collective. Car on ne peut qu’apprendre à faire, et il n’y a pas meilleure loi que d’être ensemble dans une forge, pour apprendre à fabriquer ensemble, à tirer du feu, du souffle et du fer, l’instrument qui donne sens à nos métiers manuels. Comment imaginer une forge qui n’est faite que de maîtres et vide d’apprentis, comment imaginer une génération spontanée où, sans avoir rien appris, on est devenu un meneur d’art (pour ne pas dire d’hommes). La création est un acte éminemment social, qui illustre parfaitement bien le proverbe qui dit qu’une seule main ne peut attacher un fagot de bois. L’idée de la poésie élitiste et donc réservée est résolument liée à l’apparition de l’individualisme, l’envers du rêve rousseauiste d’une société fraternelle, donc à l’avènement des brigandages. Parce que Orphée, fils de la muse Calliope, célèbre joueur de lyre, ne peut savourer tout seul le plaisir de tout son être flambant de chant et de poésie, parce que tout seul toute la poésie qui lui est infuse ne lui sert à rein, il va braver la mort, réussir à pénétrer le monde souterrain, en faisant tout danser au passage (pierre, arbres, orages…), le royaume de Hadès pour aller récupérer Eurydice sa bien aimée. Parce que le barde ne peut s’enfermer dans sa chambre pour jouir tout seul de son mvet ou de son hilung, c’est sur la grande place du village, devant le roi et devant le peuple, qu’il vient vivre en total partage les milliers de vers oraux qui font l’épopée qu’il débite et qu’il a nécessairement hérités de ses aïeux. Il en est de même du griot. Il fait certes partie d’une dynastie, d’une caste ; mais l’art de dire n’étant pas transmissible de père en fils comme l’est le sang, il sait qu’il doit s’ouvrir, former sa descendance. Or dans un contexte où les castes ne sont plus des lieux valorisants, dans un contexte où il faut admette la démocratie ou disparaître, la société marquée par ses écoles et ateliers de formation, devient le nouveau lieu de transfert des capacités artistiques. Ce n’est donc qu’en donnant, en donnant aveuglement, en partageant sans égard pour son propre lendemain, qu’on a aujourd’hui la chance de devenir une élite. Dans quelle société africaine la jouissance de l’art, de sa conception ou de sa confection ont-il été des actes narcissiques ? Hellène Heckmann, l’exécutrice testamentaire littéraire d’Amadou Ampâté Bâ dans l’introduction de Il n’y a pas de petite querelle, nouveaux contes de la savane, ne nous apprend-elle pas ce qui suit : « Comme l’a souvent dit Amadou Ampâté Bâ, il est peu de choses, dans la tradition africaine, qui soit purement récréatives et gratuites, dépourvue d’une visée éducative ou d’une fonction de transmission de connaissance » (P.16). Ce n’est pas en s’enfermant dans sa tour d’ivoire que Baudelaire et tous les poètes que nous citons si souvent se sont inscrits dans l’éternité. Le poète maudit a partagé son art avec ses contemporains. Ce n’est pas non plus par simple figuration verbale que Patrice Kayo, pétri de toute son expérience de la tradition africaine de l’intérieur, nous apprend que l’élaboration du poème dans le contexte traditionnel africain est un acte collectif, qui appelle toujours la participation de tous, de la plus frustre des chanteuses à la plus célèbres des cantatrices. Nous avons vécu les cérémonies de rapt dans nos villages et nous savons combien collectifs sont les chants qui alertent le village qu’il y a un célibataire de moins et un foyer conjugal de plus. La transformation de l’art poétique en jubilation solitaire et égoïste n’est ni chrétien (la genèse du monde, acte éminemment poétique étant centrée sur autre chose que la parole elle-même), ni africain (terre de solidarité vraie, quoi qu’on dise) ; elle est le pur produit d’un capitalisme parnassien qu’on ne peut combattre que si on s’arrache à la détermination stricto-individualiste qui la fonde, la nourrit et s’insinue dans une perception tronquée de l’art. On ne peut vraiment énoncer un autre monde en reproduisant les schèmes d’un monde que l’on voudrait justement voir disparaître. Le poète est essentiellement et absolument un militaire. Il est une sentinelle placée au fronton de la vie qu’il crée quand elle manque et qu’il défend farouchement lorsque, comme en ce moment, elle est envahie par la honte et la mort. Le poète est pour son art, pour l’homme et pour l’univers un absolu militaire, qui doit être en état d’alerte permanent et maximum. Il sait que dans l’ombre de chaque Etat est tapie une clique de sanguinaires prêts à perpétuer la tragédie de Ken Saro Wiwa ou celle d’Engelbert Mveng. Il ne peut être poète sans être militaire, sans être un radar, sans être à l’affût permanent de lui-même et de l’autre. Quoiqu’on y joue quelquefois, la poésie ne sera jamais un jeu. Tous ceux qui s’entêteront à n’y trouver que ronron ou simple espace ludique finiront par la quitter la queue entre les jambes, car un art ne peut avoir la foncière vocation de créer comme la poésie, de faire au sens plein de ce mot, sans être quelque chose d’éminemment sérieux et de résolument bénéfique pour le progrès de l’humanité. Tous les arts qui lui sont voisins n’ont jamais eu à caresser la vie dans le sens du poil : les proverbes par exemple, ou les devinettes, ne sont jamais proférés pour leur simple réverbération lexicale ou leur ensoleillement sonore, mais pour l’énigme qu’ils contribuent à lever, ou à l’autorité qu’il confère à un argument, ou à un orateur. D’où vient-il subitement que la poésie, par une illumination brusque et presque magique, veuille chez nous se transformer en simple note, c’est-à-dire, en un gratuit signe musical, un son de la gamme. La poésie est une maison commune, chacun y habite à sa façon. On ne saurait interdire personne d’y trouver sa part de refuge, son lopin d’encoignure, son bout de paille pour échapper aux raz-de-marée de la vie. Elle vient de ce qu’il y a de plus partagé chez les humains : l’émotion et l’imagination. Elle ne saurait donc s’interdire de se destiner au plus frustre des humains. La poésie ne voit en aucun humain un pourceau auquel on ne peut jeter une perle. Née de l’intérieur, elle prend tout l’homme et tous les hommes dans un même élan de séduction ou de frustration, d’amour et de rage. Réserver la poésie aux seuls élus, serait la restreindre à un acte magique, à un occultisme de très mauvais aloi ; ce serait la vider, ce serait exactement faire rejaillir sur l’art la structure sociale contemporaine et très camerounaise avec sa notion arbitraire et faussement pertinente d’élite que l’on connaît très bien. Trouver une incompatibilité tranchée et définitive entre la démocratie et la poésie, n’est que la vaine vocation de ceux qui pensent que tout leur appartient et rien ne doit revenir aux autres. Les odéons comme les vrais ateliers, n’ont jamais été des lieux fermés. Philombe et ses congénères de l’APEC nous l’enseignent très pertinemment.
Je me souviendrai toujours de cette jeune fille de la classe de sixième qui avait rejoint, pour un idéal que son jeune âge lui interdisait de s’expliquer, une petite troupe poétique pour la mise en scène de poèmes. Près de cinq ans plus tard, elle n’en avait jamais rien gagné de concret. Elle avait même perdu la chance d’un voyage en France, à cause de son très jeune âge. Vint ce jour où elle trompa ses parents. Alors qu’elle allait à une fête foraine, elle prétendit qu’elle se rendait à un rendez-vous avec la troupe poétique à laquelle elle appartenait. Elle promit à ses parents de rentrer tôt le soir, à la tombée de la nuit. Mais l’imprudente ne revint que le lendemain, au moment où les parents, inquiets toute la nuit et fous de colère, ne savaient plus où mettre de la tête. Ils décidèrent qu’elle n’allait plus jamais faire de poésie, puisqu’elle qu’elle s’en était servie pour mentir. Mais la jeune fille ne se laissa pas compter. Elle attendit le moment propice pour dire à ses parents que si on lui interdisait la poésie, elle allait se suicider. Les pauvres parents se virent obligés de revenir sur leur décision.
La poésie est pour moi l’intime saisie de l’instant dans la communion avec l’autre. Elle a encore les vertus du chaos, c’est-à-dire du monde fondamental. « La solitude de la poésie n’est pas celle d’une île, mais celle de la mer » disait José Bergamin, mais il faut ajouter que cette solitude est surtout celle du peuple, de la foule télécommandée à la solde des puissances investies de pouvoirs nocifs et destructifs inqualifiables. Elle ne peut donc par conséquent être un lieu de mensonges ou de jonglerie intelligente. Je ne me laisse jamais aller quand il s’agit d’écrire des poèmes « On ne se consacre pas à la poésie ; on s’y sacrifie » nous mettait en garde Jean Cocteau. Pour ma part, la seule chose que je sais vraiment partager est la poésie. Je sacrifie chaque jour tout pour elle. C’est d’un instrument redoutable donc je vous parle, plus dévastateur que la drogue. La vraie poésie est une maladie mortelle, on n’en sort jamais vivant. On passe sa vie mort. On l’aura passé à attendre, plutôt qu’à vivre, à passer plutôt qu’à s’arrêter ; à ne jamais être là. Le poète n’est pas de ce monde, même s’il doit faire avec lui. C’est pourquoi il est si difficile de lui prouver qu’un autre monde existe. Le paradis ne lui est pas inconnu, l’enfer non plus. Il connaît les flammes de l’un et l’autre ne lui semble pas moins sanglé de flammes. C’est un Christ éternel, puisqu’il n’a pas où reposer la tête. C’est pourquoi comme Christ, il doit porter un évangile que jamais rien ne pourra éteindre, ni argent, ni métal, ni opium, ni Etat, ni pendaison, ni rien. Le chantier du poète n’est nulle part qu’en lui même et en l’autre. Tout son combat doit être qu’à travers lui le monde gagne un homme et la civilisation s’accroisse. Mais il sait qu’il ne peut devenir homme sans trahir sa vocation qui est de n’en être justement pas un, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas de ce monde et qui l’est en même temps fondamentalement et totalement. C’est en se transformant qu’il transforme le monde. En lutant contre lui-même pour abroger tout ce qui en lui peut être un frein à la germination de l’autre. Il ne peut rien en dehors de l’autre qui est la raison de sa geste créatrice. Chaque fois qu’en tant que homme, j’ai échoué sur quelque chantier, le poète est toujours venu me sauver. L’homme est retenu par les frontières, le poète n’est retenu par rien, il passe toujours.

///Article N° : 4201

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