Le point de vue des captifs

Entretien d'Olivier Barlet avec Guy Deslauriers

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Pourquoi ce titre, Le Passage du milieu ?
Il vient du terme anglais Middle Passage qui désignait le deuxième temps du voyage triangulaire Europe-Afrique-Antilles-Europe. Les esclaves passent d’un continent à l’autre, en rupture définitive avec la terre des ancêtres, ce que certains auteurs antillais ont décrit comme la mort de l’Africain et la renaissance d’un être nouveau.
Pourquoi le situer au début du XIXe siècle ?
Ce qui importait avant tout était de raconter la traversée et de symboliser toutes celles qui se sont déroulées en trois siècles et demi. Il était plus aisé de trouver un bateau de cette époque.
Quelle importance attribuez-vous à l’image sur ce sujet ?
Elle contribue à la réappropriation de l’Histoire. Il est important de fixer son passé pour affermir l’avenir. Les écrits existent mais la reconnaissance à travers l’image manquait. C’est une petite pierre à un édifice qui mérite d’exister.
Vous définissez votre film comme un docu-fiction.
Allier un récit documentaire à un récit fiction permet de renforcer la réalité de bon nombre de scènes et d’aller plus loin dans la dramatisation. Il existe de nombreux documents écrits mais très peu d’images : des gravures ne retranscrivant pas la totalité de la réalité puisqu’étant toujours le regard de l’Autre sur la cale. Il nous paraissait important de fixer les choses autrement : le Passage du Milieu est un récit qui vient de la cale. C’est le récit omniscient d’un esclave et la reconstitution de scènes vues de la cale.
Comment vous y prenez-vous ?
Nous reconstituons grandeur nature la cale d’un navire négrier et y couchons des figurants. Nous sommes proches de la réalité car la caméra est subjective : ce n’est pas le point de vue de Dieu mais celui des captifs : le vécu de l’horreur, une descente progressive aux enfers. Plus le voyage avance, plus les conditions se détériorent et le moral se décompose, plus la souffrance physique est grande. C’est donc le récit du regard sur sa propre destruction, sur sa mort lente. Le navire ayant levé l’ancre, une implacable logique se met en place que seuls le naufrage du bateau ou le suicide du captif pourraient arrêter.
Cette destruction de l’individu n’est-elle pas contradictoire avec la vitalité qu’ont pu apporter les esclaves au nouveau monde ?
Après la traversée, les captifs sont confrontés à une nouvelle traversée. S’ils ont survécu au passage du milieu, ils rencontrent sur la plantation un système inhumain, répressif, sordide qui les nie mais qui précipite en les obligeant à vivre, dans ces inhumaines conditions, et cela de façon extrêmement douloureuse, une humanité nouvelle qui donnera plus tard métissage et créolité. Mais cette alchimie ne peut prendre qu’une fois la traversée faite.
Est-il fondamental de montrer les choses ?
Sur cette histoire qui commence à dater, le symbolique peut ne pas suffire. Il ne s’agit pas d’exagérer ou de faire des procès mais de montrer la réalité des faits.
Quelle est dès lors l’actualité de dire les choses ?
Participer à ce travail de mise en place de l’être et des sociétés où l’on a à naviguer ! Quand on montre et dit les choses, on les comprend mieux soi-même et l’Autre peut nous comprendre. Il s’agit d’être plus fort : échanger avec lui sans se perdre pour autant.
Comment avez-vous travaillé avec Patrick Chamoiseau ?
Ce n’est pas notre premier travail commun, certains projets ayant trouvé leur financement, d’autres non. Nous tenions énormément à réussir celui-ci. Sur l’esclavage, il ne fallait pas essayer de tout dire : mieux valait se cantonner à un temps fort de cette période. Patrick n’a pas voulu s’appuyer uniquement sur son imagination mais sur des faits précis : recherche d’archives significatives sur la traite, notamment celles de Nantes où nous avons trouvé le matériau nécessaire. Ce sont en général les points de vue des capitaines, médecins, marins ayant écrit leurs mémoires. C’étaient aussi les dimensions des cales et les notes techniques des médecins de bord. Il nous fallait donc basculer cela vers la cale. C’est là que l’imagination reprend sa place.
Comment va se passer le tournage ?
En deux temps. Plusieurs communes martiniquaises, notamment Ste Anne, affrètent un vieux voilier pour faire refaire à des enfants le voyage Nantes-Gorée-Antilles-Nantes. Nous profitons de la traversée de ce bateau de l’époque pour faire les prises de vue en mer. La deuxième phase est en Martinique où nous reconstituons la cale du navire négrier sur un praticable articulé pour rendre les mouvements de la mer.
Il faut des moyens importants.
Des soutiens privés et des municipalités soutiennent notre projet. La ville de Schoelcher récupérera la cale pour le premier musée sur l’esclavage. Les trois DRAC Martinique, Guadeloupe et Guyanne se sont impliquées ensemble, ainsi que le CNC, RFO et France 3.
Est-ce pour vous une aventure encore plus complexe que l’Exil du Roi Behanzin.
Non : Behanzin était un premier film, d’époque, avec un comédien principal de langue anglaise, donc beaucoup de choses à gérer. Le Passage du Milieu est davantage un exercice de haute voltige en un laps de temps très court car il doit voir le jour avant la fin de l’année. Les partenaires du projet sont conscients de l’enjeu. Le tournage doit commencer en avril car c’est le début de la traversée des enfants.

///Article N° : 384

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