Actrice, Vanessa Cooke a fait partie des fondateurs du Market Theatre. Depuis 1989, elle dirige The Laboratory. A la fois école et atelier, cette structure dépend du Market Theatre mais aussi de ses bailleurs de fonds suédois et hollandais. Chaque année, une vingtaine d’étudiants sont acceptés pour une formation de deux ans qui va de la diction à la mise en scène, en passant par l’éclairage. Objectif : trouver du travail. Certains anciens du « Lab » jouent aujourd’hui dans les soap operas produits par la télévision, d’autres au théâtre ou au cinéma. Avec une poignée de collaborateurs contractuels, The Laboratory travaille aussi avec plus de 150 troupes de théâtre « communautaire » dans les townships. Tous les ans, au mois de mai, un festival leur permet de monter sur la scène du Laboratory une cinquantaine de pièces. Au programme figure par ailleurs Broken Dreams (Rêves brisés), un spectacle sur le sida qui tourne depuis 1995 à un rythme de deux représentations par jour dans les écoles primaires et secondaires de la province de Gauteng (Johannesburg et Pretoria). Depuis six ans, des projets ont été mis en place avec les écoles primaires d’Alexandra, de Boipatong et de Thembisa. Dans chacun de ces townships, des compétitions théâtrales sont organisées chaque année
Comment le théâtre a-t-il échappé aux années de plomb de l’apartheid ?
La machine répressive était lente. Pour qu’une pièce soit interdite, il fallait que quelqu’un la voie d’abord, puis porte plainte. Ensuite, un comité spécial décidait de l’interdire ou d’en couper certains passages. Nous faisions toujours appel, et le Comité de censure devait alors assister à la pièce incriminée. Quelquefois, il levait l’interdiction. La plupart du temps, la pièce n’était plus à l’affiche lorsque la décision tombait. Ce qui les fâchait vraiment, c’était que nous montrions des pièces à l’étranger pour dire aux gens ce qui se passait. Ils ont toujours sous-estimé le théâtre, qu’ils n’ont jamais contrôlé autant que les mass media.
Pourquoi le Market Theatre est-il en crise aujourd’hui ?
Nous traversons une période difficile, ce n’est pas forcément négatif. Le Market a toujours été au centre de la vie culturelle, il s’est toujours attiré beaucoup de critiques. Je pense qu’il a toujours un potentiel et un avenir. Le théâtre en général est au creux de la vague.
Pour quelles raisons le public ne vient-il plus ?
Beaucoup de Blancs estiment que nous ne nous préoccupons plus d’eux. C’est peut-être vrai
Il y a aussi le problème de la sécurité : le centre-ville est perçu comme tellement dangereux que personne ne veut s’y risquer, et surtout pas la nuit. C’est une mauvaise excuse. Lorsque Peter Brook est venu, nous avons fait salle comble. Je crois que les Blancs n’aiment plus le théâtre engagé que nous faisions. Ils estiment que nous le faisons encore, et il n’ont pas tort.
Le public est-il ségrégé, entre Blancs et Noirs, qui ne se déplacent pas pour voir les mêmes spectacles ?
Non, on ne peut pas le dire. Il y a plutôt une forme de polarisation. Très peu de Noirs fréquentent le Theatre On The Square, qui avait été lancé par Barney Simon pour promouvoir son idée de « conscience blanche », qui se voulait le pendant du mouvement pour la « conscience noire » de Steve Biko. Il voulait ouvrir les yeux des Blancs, pour qu’ils ne puissent plus dire qu’ils ne savaient pas. Aujourd’hui, c’est pire : les Blancs ne veulent plus rien savoir. C’est difficile d’intégrer le public avec de telles attitudes
Les oeuvres glissent-elles vers des thèmes plus liés à l’individu, à des questions personnelles ?
L’an dernier, nos diplômés ont choisi de parler de la xénophobie des Sud-africains noirs à l’encontre des immigrés africains. Inspirée par un fait divers, une étudiante a écrit sur l’inceste et fait une recherche sur la relation père-mère-enfant. Nos problèmes sociaux sont encore tellement importants qu’on peut difficilement les ignorer. Cela dit, plusieurs travaux s’intéressent beaucoup à la relation homme-femme, ce qui n’était pas le cas avant.
Qu’est-ce qui fait la spécificité du théâtre sud-africain ?
Le théâtre traitant de questions sociales a toujours été pratiqué par les groupes communautaires issus des townships. Raconter des histoires a toujours fait partie de la tradition africaine. Le théâtre n’en est qu’un prolongement. Le Laboratory leur permet de montrer leurs spectacles, ce qui n’aurait pas été possible au Market Theater, à cause de la pression commerciale et de l’enchaînement rapide des pièces. Nous avons par ailleurs une forte tradition d’ateliers d’acteurs, mais pas de cours ou d’école comme à New York.
Vos étudiants ont-ils beaucoup changé, depuis les débuts du Laboratory ?
Enormément. Nos étudiants d’aujourd’hui ne sont plus si endommagés par l’apartheid. Lorsqu’ils vont en Europe, en Suède, ils rencontrent des jeunes qui semblent dépourvus d’espoir. Ici, les jeunes ont soif d’apprendre, ils sont prêts à se battre pour faire quelque chose de leur vie.
///Article N° : 1892