Le vodou haïtien en migration : commerce ou croyance ?

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D’un culte religieux domestique typique de la paysannerie haïtienne à un label marchand riche en connotation exotique, le vodou haïtien génère une multitude de pratiques et de discours qui s’entremêlent depuis bientôt deux siècles.

Parler du vodou en migration, est-ce faire la part entre ce qui relève du commerce et ce qui relève de la croyance ? Répondre à cette question risque de limiter la compréhension des divers aspects du vodou, car il agit bien comme une véritable éponge, s’adaptant à tous les contextes et à toutes les ambitions humaines.
D’un culte polythéiste passant par la transe de possession comme mode de communication avec les esprits, jusqu’aux sites internet proposant des initiations sur commande (1), en passant par un vodou érotisé mis en scène par Mathilda Beauvoir dans les années 1970 à Paris, cette évolution du vodou haïtien serait le signe, selon certains observateurs, de son  » abâtardissement  » (Bastide, Morin & Raveau, 1974) ou du moins, de sa sécularisation. Ce constat n’est pas étranger à la présence croissante de la dimension marchande dans ce culte. Pourtant présent dans de nombreux systèmes religieux, cet aspect alimente les critiques sur le vodou.
Une forte capacité d’adaptation
Un bref rappel historique du vodou haïtien s’impose. Le terme vodun désigne au Bénin des entités ou esprits. Dès 1502, à la faveur du développement du commerce triangulaire, les Africains capturés et embarqués à partir des ports négriers du golfe de Guinée, furent vendus en esclavage dans l’île de Saint-Domingue. Dans l’univers concentrationnaire des plantations, le vodou constituait le seul lien avec l’Afrique. Alfred Métraux le définit comme  » un ensemble de croyances et de rites d’origine africaine qui, étroitement mêlés à des pratiques catholiques, constituent la religion de la plus grande partie de la paysannerie et du prolétariat urbain de la République d’Haïti  » (Métraux, 1958, 6). Ce mélange entre catholicisme romain et vodun africain est couramment désigné par le terme de syncrétisme.
Dès le départ, la genèse du vodou haïtien est donc placée sous le signe de la contrainte et de l’adaptation. Il était pratiqué anbachal (en cachette) dans les cases des esclaves ou de façon plus organisée dans les camps de marrons, ces esclaves fugitifs qui vivaient en quasi-autarcie dans les mornes, avec quelques raids sur les plantations. C’est ce même marronnage qui favorisa l’insurrection générale des esclaves dont le point de départ aurait été donné par la cérémonie du Bois-Caïman (21 août 1791) (2), au cours de laquelle les esclaves présents jurèrent de  » vivre libres ou de mourir « . Il s’ensuivit une guerre de quatorze ans. Elle déboucha sur la proclamation de l’indépendance de Saint-Domingue, qui a cette occasion fut rebaptisée Haïti (Ayti), ancien nom du temps des premiers insulaires, les indiens Taïnos.
Le terme vodou désignait à l’origine une danse pratiquée dans les campagnes haïtiennes au cours de cérémonies (manjé loa) honorant les loa ou mystères avec des sacrifices et des offrandes de nourritures. Ces loa peuvent incarner un trait de caractère, un aïeul, un élément naturel, des personnages historiques, etc. Ils revêtent d’innombrables qualités et dénominations. Leurs classifications dépassent le seul cadre d’un panthéon et certaines d’entre elles marquent un rapport étroit au territoire haïtien. C’est le cas avec les loa rasin, les loa abitation, les loa éritaj. Ces loa sont honorés par des serviteurs, des hounsi (initiés), des hougan (prêtre) et des mambo (prêtresse). Ils acquièrent ce statut à l’issu d’un processus initiatique instaurant une relation de type don-contredon (3). Ils communiquent avec leurs mystères par le biais de la transe de possession, du rêve et de la divination.
Il semble que l’importance du rôle des hougan et des mambo, en tant que médiateurs entre les mystères et leurs adeptes, est liée à l’exode rural vers les villes haïtiennes. Dans ce contexte d’éloignement du territoire familial, les loa n’agissent plus seulement comme les garants d’un ancrage territorial mais comme des  » prestataires de services existentiels  » (Hurbon L., 1993, 81). Le contexte urbain faisant naître de nouveaux besoins et de nouveaux problèmes, le vodou répond alors à de nouvelles formes de demandes formulées par les paysans émigrés. Il est par exemple possible qu’une personne achète un esprit (loa achté) à un hougan ou une mambo pour accomplir une tâche bien spécifique. Cet exode rural est donc une étape historique importante pour comprendre l’émergence de l’une des modalités du culte, considéré alors comme un commerce des esprits.
Emergence d’un  » label vaudou « 
L’indigénisme, mouvement intellectuel et artistique, apparut en Haïti à l’occasion de l’invasion américaine de 1915. Cette invasion provoqua un sursaut nationaliste chez nombre d’intellectuels haïtiens qui prônèrent alors une revalorisation de la culture paysanne, jusque-là ignorée par l’élite mulâtre. Ce  » mouvement de réévaluation culturelle et d’identification nationale  » (Acacia, 1993, 49) donna lieu à une mise en folklore, une classification de la culture haïtienne, repérable notamment dans le roman dit  » paysan « . Ce style s’inspirait des descriptions ethnographiques de danses, chants, contes, rituels et autres pratiques, le vodou occupant alors une place centrale dans ce processus.  » Avec le régime du noiriste Dumarsais Estimé (1946-1950), l’État haïtien est devenu le promoteur de l’authenticité culturelle et raciale. Les versions purifiées du vodou – performance, art, musique et chant rattachés au complexe social et religieux représentant le noyau – étaient exposées aux citadins locaux et aux étrangers sympathisants en quête d’exotisme. Le vodou devint folklore et le folklore pouvait se vendre  » (Mintz S. & Trouillot M.-R., 1995, 143). C’est à cette époque que nous situons l’émergence d’un  » label vodou « . Avec cette expression, nous regroupons toutes les productions culturelles s’inspirant du culte et de fait, s’écartant de son contexte religieux compris au sens strict. Citons par exemple ce vodou dit  » érotisé  » (Bastide, 1974) qui désigne des mises en scène théâtrales du corps s’inspirant de danses rituelles, orchestrées par Mathilde Beauvoir dans les années 1970, devant un public parisien. Dans ce  » label vaudou « , nous comprenons aussi tous les  » produits dérivés  » qui se réfèrent, de façon plus ou moins stéréotypées, au vodou : produits littéraires, cinématographiques, discographiques, etc.
Le vodou en exil
Avec la dictature des Duvalier père et fils (1957-1986) les Haïtiens vont s’exiler en masse. On compte aujourd’hui entre deux à trois millions de Haïtiens disséminés dans les grandes villes occidentales, pour une population estimée à huit millions en Haïti. En France, la population haïtienne est évaluée entre 40 000 et 50 000 individus, surtout présents à Paris et en région parisienne. L’effet déstructurant de l’exil permet d’appréhender la pratique du vodou comme la volonté de maintenir un lien avec son pays d’origine. Mais ce lien a un prix quand la pratique se rend visible. En effet, dans sa forme collective, le culte nécessite un minimum d’espace et donne lieu à de vigoureuses manifestations sonores s’accordant mal avec le contexte urbain et nocturne parisien.
La mambo que nous suivons depuis un an possède un péristyle (temple) dans la cave de son pavillon de la banlieue sud de Paris. Elle déclare ses activités religieuses (cérémonie, séances de voyance) en tant que profession libérale, elle paye donc des impôts. Arrivée au début des années 1970 en France , elle retourne régulièrement en Haïti. Dans ses cérémonies parisiennes, elle est secondée par ses deux fils, hougan, et par sa fille, mambo. Ses activités lui permettent de rendre visite à certains de ses initiés qui créent des temples (Cayenne et Miami). A Paris tout comme en Haïti, cette mambo redistribue une part de ses revenus, autant par le biais de ses cérémonies qu’en finançant des projets d’électrification dans sa localité.
Le vodou comme système d’échanges
La redistribution permet d’envisager le vodou comme un système d’échanges. A l’occasion des divers pèlerinages (Souvenance, Soukrit, Saut d’Eau) qui scandent le calendrier haïtien, une partie de la diaspora haïtienne amène des subsides non négligeables. Les transferts financiers de cette diaspora sont officiellement estimés entre 800 millions et 1 milliard de dollars, ce qui représente la première source de devises du pays. Les activités de ces migrants à l’étranger permettent donc de maintenir un certain niveau, autant économique que prestigieux, dans la réalisation des cérémonies vodou. L’empereur, sorte d’économat de la société mystique, est censé rendre des comptes sur les différents biens et subsides qui ont été versés pour la tenue des cérémonies. Le culte vodou a en outre donné lieu à un véritable tourisme religieux. Secteur dynamique pendant la dictature duvaliériste, le tourisme permettait aux étrangers de découvrir le vodou et pour certains, de s’y initier. A partir de 1974, Max Beauvoir, docteur en biologie, hougan et frère de la précédente Mathilde Beauvoir, réalisait des cérémonies à Mariani près de Port-au-Prince, en présence de nombreux étrangers, notamment des Américains.
Il en est de même pour cette mambo de Paris. Une part importante de sa famille spirituelle est composée d’Antillais (Guadeloupéens, Martiniquais et Guyanais). Certains d’entre eux ont débuté leur processus initiatique en accompagnant leur mère spirituelle en Haïti. Tout récemment, cette mambo est retournée dans l’île pour réaliser des cérémonies familiales qu’elle doit accomplir tous les sept ans. A cette occasion, elle a fait vivre toute une communauté de personnes le temps de sa présence, c’est-à-dire pendant trois mois. Les animaux qu’elle achète pour les sacrifices sont ensuite redistribués sous forme de repas préparés, distribués à toute l’assistance, qu’elle soit pratiquante ou pas. Aussi, certains produits nécessaires aux rituels ne sont disponibles qu’à Miami (poudres, encens, bougies, etc), point de passage obligé pour de nombreux vodouïsants. Cette ville, centre économique majeur dans l’aire caribéenne, est aussi une véritable plaque-tournante du commerce transnational généré à partir du vodou.
Mais un autre aspect de la dimension commerciale de ce culte favorise la critique à son égard. Il s’agit des pratiques sorcellaires et magiques. Certains observateurs ont avancé l’idée que l’état dit de  » sous-développement  » d’Haïti est en partie imputable aux dépenses faites pour réaliser ces pratiques. Mais le vodou n’est pas la cause de l’appauvrissement d’Haïti, lequel relève plus d’une situation post-coloniale soumettant le pays aux lois du capitalisme mondial. C’est la misère économique et les errances de la politique intérieure qui influent sur certaines pratiques annexes au culte, dont la magie et la sorcellerie. Par exemple, un Haïtien cherchait récemment du travail à Port-au-Prince. Après avoir envoyé plusieurs lettres, il en apporta un exemplaire à une mambo pour qu’elle fasse un travail magique. Il cherchait ainsi à optimiser les moyens qui lui sont donnés dans l’éventail des possibles.
Après ce rapide survol des pratiques commerciales générées par le culte vodou, nous pouvons constater qu’il est devenu l’un des  » produits phares  » d’Haïti. Mais cette tendance, qui répond à une forte demande notamment étrangère, ne doit pas masquer le fait que malgré cette malléabilité qui le caractérise depuis sa formation, le vodou demeure avant tout le support d’une intense pratique, tant en Haïti qu’à l’étranger.

1. http://members.aol.com/racine125/index.html. Ce site est dédié à une mambo (prêtresse) qui propose toute une série d’informations, à commencer par sa biographie et son processus initiatique dans le vodou. Issue de la middle class blanche américaine, son initiative est relativement fréquente : nombre d’étrangers, notamment des chercheurs, ont été initiés au culte vodou.
2. Les avis des historiens et des anthropologues sont partagés sur la nature et le degré de la participation du vodou dans ce qui devait conduire à l’avènement de la première république noire au monde en 1804. Les thèses relatives à cette problématique se situent entre deux pôles : le culte vodou a joué le rôle d’une religion de libération (Lanternari V., 1983) ; ce rôle n’est que le fruit d’une construction idéologique a posteriori. Mais il n’en demeure pas moins que le mythe du Bois-Caïman a joué et joue un rôle structurant dans la formation de la conscience historique du peuple haïtien (Geggus D., 1995).
3. Cette relation de type don-contredon se concrétise notamment par la célébration d’un mariage mystique. Il s’agit de l’union entre un-e initié-e et son loa mait tèt, ou génie tutélaire. Au cours de cette célébration, le loa s’incarne dans une personne proche de l’initié-e. Précisons que Jean-Bertrand Aristide vient de faire voter la reconnaissance publique et officielle des actes célébrés dans le cadre des rituels vaudou (baptêmes, mariages et funérailles).

Références bibliographiques
Acacia M., 1993,  » Indigénisme et vision du monde rural « , Conjonction. Revue de l’Institut français d’Haïti, n°198, Port-au-Prince, pp. 49-56.
Bastide R., Morin F. & Raveau F., 1974, Les Haïtiens en France, Paris : Mouton-Lahaye.
Métraux A., 1958, Le Vaudou haïtien, Paris : Gallimard.
Lanternarii V., 1983, Les Mouvements religieux de liberté et de salut des peuples opprimés, Paris : Maspéro.
Geggus D., 1995,  » Le soulèvement d’août 1791 et ses liens avec le vaudou et le marronnage « , in Hector M. (dir), La Révolution française et Haïti. Filiations, ruptures, nouvelles dimensions, Deschamps, Port-au-Prince, pp. 60-70.
Hurbon L., 1993, Les Mystères du vaudou, Paris : Gallimard.
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Mintz S. & Trouillot M.-R., 1995,  » The social history of haitian vodou « , in Consentino D. J. (ed), Sacred arts of Haitian vodou, Los Angeles, pp 123-147.
Dimitri Béchacq est doctorant en anthropologie sociale à l’EHESS (Centre d’Etudes Africaines), à Paris. Il travaille sur la diaspora haïtienne et le vaudou à Paris. Il participe à l’organisation de journées d’études (7 et 8 juin 2004) à l’E.H.E.S.S. sur le thème : « La révolution haïtienne au-delà de ses frontières ».///Article N° : 3295

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