Un Ensemble National de théâtre, de musique et de ballet existe effectivement au Cameroun, mais jamais sur les papiers officiels
Le Centre culturel camerounais (CCC) est une vieille bicoque coloniale, dont la rénovation dans les années 90 n’a pas ôté la lugubre image de site carcéral. En effet, à une époque aujourd’hui héroïque, les nationalistes et autres insoumis étaient détenus ici, dans le sous-sol aux allures de caverne. Ce lieu est devenu un lieu culturel, peut-être pour exorciser la brutalité qui le fonda jadis. C’est ici qu’est logé l’Ensemble national des arts du spectacle (théâtre, musique et ballet). Les membres de l’Ensemble national comptent parmi les artistes les plus expérimentés de l’espace culturel camerounais. Mais que produisent-ils ?
Il est fréquent d’observer, dans ce qui tient lieu de hall au Centre culturel camerounais, des groupes de gens assis sur des bancs de fortune, devisant à longueur de journée sur des sujets aussi banals qu’inutiles : ils sont souvent là, ils attendent. Chacun attend qu’un providentiel promoteur vienne lui commander un spectacle. Comme on peut s’en douter, ce sont de beaux jours rares. Quand cette manne ne tombe pas du ciel, ils restent là, parlent longtemps de leur misérable condition, avant de rentrer tranquillement chez eux, le plus souvent à pied.
Il faut feuilleter les archives de l’histoire culturelle du Cameroun pour comprendre la misère de tels talents. Lorsque dans les années 76/77, le gouvernement organise le recrutement de jeunes gens dans les corporations du théâtre, de musique et de la danse, on rêve d’un grand groupe à l’image du Daniel Sorano de Dakar ou de l’Orchestre national de Guinée-Conakry. Une soixantaine de jeunes gens est donc recrutée pour une formation en danse et en théâtre, qui prend fin en 1980. En 1975, trois étudiants avaient été envoyés en Chine, pour une formation en scénographie. Quant aux musiciens, ils étaient retenus sur audition, aucun programme ne prévoyant leur formation. Ce sont donc des musiciens formés qui font leur entrée à l’Orchestre national. Comme le théâtre national et le ballet national, cet orchestre fit des sorties qui émerveillèrent le public. En 1982, lors de la fête des dix ans de l’Etat unitaire, le groupe donne un grand spectacle auquel assiste d’ailleurs un certain Paul Biya, premier ministre de l’époque qui devient président de la République six mois plus tard.
Son prédécesseur, Ahmadou Ahidjo avait, dit-on, porté ce projet de l’Ensemble national comme tous les autres projets culturels et intellectuels qu’il voulait imiter chez Senghor. Son départ, le 6 novembre 1982, est-il pour quelque chose dans la mort de ce conservatoire ? Toujours est-il que les premiers couacs surviennent lorsqu’on met fin au séjour de l’encadreur français des comédiens, Philippe Deauchez, à quelques jours de la fin de leur formation. Conséquence directe, on ne leur remettra aucun diplôme, prétextant que la formation n’a pas été achevée. Prétexte en fait, puisque les danseurs qui n’avaient pas de problème d’encadreur, n’en n’ont pas eu non plus. Pendant leur formation, les danseurs et les comédiens percevaient une bourse de 25 000 FCFA non-dévalués, comme tous les étudiants de l’université de Yaoundé. Comme tout ancien étudiant qui entrait en activité dans le secteur public à l’époque, les artistes de l’Ensemble national ont rêvé d’une intégration dans le corps des fonctionnaires avec tous les avantages que cela pouvait impliquer (salaire, alignement à la sécurité sociale, pension retraite, etc.). Les autorités administratives ne l’ont cependant pas entendu de la même manière. Aucun musicien, danseur ou comédien n’y a jamais été intégré en temps que tel.
Pour l’actuel ministre de la Culture, l’écrivain Léopold Ferdinand Oyono, aucun texte n’a jamais créé cette structure. Tout au plus, un décret présidentiel pris dans les années 60 a-t-il créé un Ensemble national des danses et ballets traditionnels du Cameroun. Quoique visiblement dépendant du ministère de la Culture, l’Ensemble national n’a pas figuré, avant Oyono, dans l’organigramme du ministère. Selon les responsables dudit ministère, il était difficile d’intégrer ces artistes à la fonction publique sans déroger aux règles et pratiques du recrutement dans le secteur. Le ministère de la Culture, longtemps jumelé au ministère de l’Information, n’a jamais formé de cadres à lui. Or la fonction publique classe les fonctionnaires en catégories A, B, C et D. Au ministère de l’Information et de la Culture de l’époque et même au ministère de la Culture d’aujourd’hui, on ne sait toujours pas dans quelle catégorie classer un metteur en scène, un chorégraphe, un danseur ou un guitariste. Pour les fonctionnaires du ministère, c’est une décision politique du gouvernement qui peut changer les choses. On pourrait ainsi recruter ces artistes, comme le comédien Ambroise Mbia l’a été dans les années 70, sur instruction du président de la République.
Les artistes de l’Ensemble national perçoivent, depuis vingt ans, des piges payées sur le budget du ministère de la Culture, comme des employés à l’essai. Ces piges vont de 50 000 à un peu plus de 100 000 FCFA. Il arrive que ces piges attendent quelque deux à trois mois pour arriver. Pour ce qui est de la production, les trois groupes ne produisent presque plus rien. L’orchestre national a perdu la majorité de ses sociétaires et tous ses appareils ; idem pour le Ballet national. Quant au théâtre, il lui arrive d’avoir une sortie annuelle, pour animer une fête officielle. Galère et oisiveté donc !
Une telle conjoncture ne va pas sans dégâts. L’Ensemble national a déjà perdu au moins quinze de ses membres, presque tous morts de maladies mal soignées : Jérôme Bollo (le héros du film Sango Malo de Bassek ba Kobhio), Françoise Nyake Mpondo, Rachel Nseke, Jean Bona (le talentueux directeur artistique du Ballet), les musiciens Désiré Amougou Mballa et Francis Ndom (pour ne citer que les plus célèbres au Cameroun).
Pour ne pas mourir d’ennui et de misère, certains ont entrepris de quitter le navire. C’est le cas des comédiens Jean Mingele et Edwige Ntongon (de la Compagnie Ngoti) qui organisaient la résidence d’écriture dramatique du Cameroun jusqu’au récent décès du premier, Marc-Aurèle Mfoumou, patron d’une agence de Communication, le danseur Ali Baba qui mena jusqu’à sa mort une carrière de musicien en solo, et de nombreux autres.
D’autres ne se sont pas encore décidés à partir et se battent sur d’autres fronts, en attendant des jours meilleurs au CCC. Ainsi des comédiens Jean Bediebe et Philémon Blake Ondoa, régulièrement sollicités pour des créations au niveau international. C’est aussi le cas d’Emmanuel Keki Manyo, qui fut, avant son décès, sans doute le plus productif et le plus inventif des metteurs en scène camerounais. Il était sollicité à l’université de Yaoundé I, dans des troupes corporatives, mais se produisait également comme comédien avec sa compagnie, Les Perles noires, ou avec Le Kharr Théâtre de son ami Ali Mvondo et le Sahre Théâtre Cameroun où il coordonna, côté Cameroun, la création de Roméo et Juliette de William Shakespeare, réalisée en collaboration avec les Cartoons Sardines de France.
Les autres sont soumis à une misère noire qui a transformé certains en alcooliques chroniques. Dans la foulée des revendications des années 90, les membres de l’Ensemble national ont porté plainte contre l’Etat du Cameroun, revendiquant leur intégration à la fonction publique et le dédommagement de toutes ces années d’exploitation abusive ou d’abandon… A l’heure actuelle l’affaire est pendante à la Cour Suprême qui ne se presse pas de trancher. Au Centre culturel camerounais, l’oisiveté et la misère, continuent de ronger les artistes sous tutelle de l’Etat.
Ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Yaoundé, Venant Mboua a enseigné dans les lycées et collèges du Cameroun avant d’adopter le journalisme en 1994. Il est actuellement rédacteur en chef du bureau régional du Trihebdomadaire Le Messager à Yaoundé, après avoir été rédacteur en chef et directeur de publication de Cameroun Actualité, le premier Quotidien exclusivement disponible sur Internet dans l’espace francophone du Sud. Comédien et homme de culture, il est vice-président de l’association Carrefour des conteurs contemporains, organisateur du Festival international Les Moments Conte (Festmoc) et directeur des programmes de l’association Afrodiz’art, organisateur de Likanda (festival des musiques et rythmes originels, prévu en février 2006, à Yaoundé) dont il est le Délégué général.///Article N° : 3515