» Les arts plastiques restent les plus mal compris en Afrique « 

Entretien de Virginie Andriamirado avec Joëlle Busca

Octobre 2005
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Critique d’art et commissaire d’exposition, Joëlle Busca est coordinatrice pour les arts visuels à Africalia, organisme soutenu par la coopération belge, dont la vocation et de  » promouvoir, stimuler et diffuser la culture africaine « . Auteure de deux ouvrages sur l’art contemporain africain (1) qu’elle questionne et analyse en prenant position, Joëlle Busca fait le point sur la situation des arts visuels en Afrique francophone.

Vous qui travaillez depuis longtemps avec les artistes contemporains du continent africain, quel regard portez-vous sur l’évolution des arts visuels en Afrique francophone ?
La production contemporaine est proche des pratiques occidentales, on le voit bien avec Africa Remix. Les structures n’ont pas évolué, et rien n’a été créé pour permettre aux artistes de passer à une autre dimension – sauf au Mali avec la création du conservatoire (2), où ils ont eu l’intelligence de faire un lieu pluridisciplinaire. Les pratiques restent très localisées, finalement un peu stagnantes au sens où les artistes ne sont pas informés, n’ont pas accès aux circuits de l’art qui, forcément, sont occidentaux. La question c’est : peuvent-ils vivre de leur art ? Majoritairement ils  » bricolent « . C’est très difficile pour l’artiste africain aujourd’hui et ça l’est de plus en plus parce que ceux qui arrivent en Europe sont pris dans des contradictions : on les attend comme des artistes africains là où ils ne veulent pas seulement être des artistes africains. Quant à ceux qui restent en Afrique, ils sont confrontés à d’énormes difficultés parce que l’Afrique est de plus en plus pauvre, hormis l’Afrique du Sud qui est un pays à part en matière de création plastique. C’est dans ce domaine que les choses sont les plus complexes : on a vu se développer en Afrique au cours de ces dix dernières années la danse, le théâtre, la musique mais dans les arts plastiques, exceptées quelques biennales et résidences finalement peu nombreuses, il n’y pas de projets collectifs. Les arts plastiques restent quand même les plus mal compris en Afrique. Il n’y a pas un Africain de la rue dans les expositions.
Le problème n’est-il pas surtout dû au fait que les opérateurs sont extérieurs ?
Oui. Je pense justement à la nécessité d’avoir des opérateurs africains qui manquent cruellement au continent. Les opérateurs extérieurs n’ont qu’un apport insuffisant. Acheter des œuvres, organiser une biennale comme à Bamako, c’est très bien, mais finalement il n’y a pas véritablement de structures à Bamako qui fasse un lien entre deux biennales.
L’argent ne circule pas dans le domaine des arts visuels, il n’y a pas d’événement fédérateur à part la biennale de Dakar qui joue son rôle et à sa dimension. Il ne faudrait pas forcément d’autres biennales mais d’autres moyens de se rencontrer pour les artistes. Malgré quelques tentatives très locales, ils restent assez fermés sur eux-mêmes. Pour être plus fort, il faut se fédérer.
Ces carences dans les arts visuels ne sont-elles pas aussi liées au fait que les manifestations, le plus souvent financées par l’Occident, restent ponctuelles et ne sont pas pensées en terme de retombées au niveau local ?
Le problème du développement, c’est le temps. Au moment d’un festival, on rassemble beaucoup de gens, il y a des locaux, une structure qui fonctionne, et une fois la manifestation terminée, on plie la boutique et on la remonte deux ans plus tard. Entre les deux, comment vivent les gens, qu’est-ce qu’ils font ? À Africalia, on travaille sur le développement humain durable. Ce n’est pas la même chose de financer un festival en Afrique et en Belgique. En Afrique, il faut se préoccuper de la création mais aussi des gens. Et ça, on n’y arrive pas. Dans les arts plastiques, c’est particulièrement dramatique.
Au cours de ces dernières années, des artistes ont pourtant émergé. N’êtes-vous pas un peu pessimiste ?
Je suis pessimiste sur l’ensemble du continent mais il y a des individualités qui s’en sortent très bien, vivant essentiellement en Europe. Mais combien vivent aujourd’hui de leur art ? À l’exception encore une fois de l’Afrique du Sud, ceux qui restent en Afrique sont quand même très rares. Personne n’est responsable individuellement de ce phénomène inhérent aux effets de la mondialisation. Néanmoins, je ne suis pas sûre que la multiplication des moyens de communication, la facilitation des relations et des déplacements arrangent vraiment les choses pour les Africains. Les artistes n’ont bien souvent pas accès à l’information, ni à ce qui se fait en matière d’art. Ils ne voient pas ce qui se fait, ils ne connaissent rien du marché de l’art. Ils sont pourtant très demandeurs. Le marché de l’art en Europe n’est pas du tout la solution pour eux, mais en attendant il faut qu’ils vivent et dans ce cas toutes les solutions sont bonnes.
Des tendances esthétiques se sont-elles dégagées au cours de ces 15 dernières années  » encadrées  » par des expositions phares comme Les Magiciens de la terre et Africa Remix ?
Non. Ces expositions ont surtout fait connaître des artistes, permettant à certains aujourd’hui d’exister en tant qu’artiste, d’en vivre et de pouvoir s’exprimer. Je suis très critique sur Les Magiciens de la terre, de même que sur Africa Remix et pas mal d’initiatives de cet ordre là, bien que ce soit aussi des initiatives qui, malgré tout, sont bonnes… mais à la limite toute initiative en Afrique est bonne.
Est-ce qu’Africa Remix est vraiment une photographie de ce qui se passe aujourd’hui en Afrique ? Je n’en suis pas du tout sûre. Pris individuellement, on y découvre de grands artistes avec de très belles œuvres. En tant qu’exposition, est-ce que c’est ce qu’il fallait faire ? Je pense que les artistes africains auront réellement une existence collective à partir du moment où on aura pris le soin de faire des expositions monographiques. Est-ce que le Quai Branly va être initiateur de quelque chose en la matière ? Je le souhaite très vivement. Au niveau de l’art contemporain, les initiatives annoncées jusqu’à présent sont quand même assez pâlottes. Une rétrospective Yinka Shonibare, je ne trouve pas ça très audacieux.
C’est un paysage en création totale, il faudrait quand même y mettre beaucoup d’argent et surtout des initiatives intelligentes. C’est vrai que les artistes peuvent aspirer à une notoriété et une fortune assez immédiate, ça peut résoudre les problèmes individuels mais le fond du problème reste collectif.
Certains artistes, comme Kofi Setordji au Ghana ou Barthélémy Togo au Cameroun, aguerris aux réseaux occidentaux, ont créé leur propre espace d’exposition et d’accueil d’artistes. Quel regard portez-vous sur de telles initiatives ?
Je suis un peu sceptique sur les solutions d’artistes. Il ne faut pas mélanger les genres. Ce sont des choses qui me gênent. Être opérateur culturel dans le domaine des arts visuels est très difficile et c’est un métier à part entière. Un artiste n’est ni un gestionnaire, ni un organisateur. Je penche plus pour des initiatives comme celle du Musée national du Mali qui s’est ouvert sur l’art contemporain : son directeur, Samuel Sidibé, y a fait une exposition très intelligente, vraiment faite pour les Maliens et ancrée dans la réalité du pays. Au lieu de faire un catalogue, il a fait insérer une affiche dans le quotidien national L’Essor pour informer les gens. L’exposition s’est déroulée sur le long terme et a fait venir les écoles. Ce n’est pas spectaculaire mais je pense que ce sont des initiatives comme celle-ci qui fonctionnent.
Il faut aller au-devant des gens pour les sensibiliser à l’art contemporain, sinon les structures ne naîtront jamais.
Mais s’il n’y avait pas d’initiatives privées, que resterait-il au niveau local ?
Il y a tout de même des exceptions comme la galerie photos de Chab Touré à Bamako ou la fondation Zinsou à Cotonou. Je trouve leur action extrêmement courageuse. Mais ils sont rares à l’avoir fait.
Dans les arts plastiques, ça peut ne pas coûter cher de monter des résidences. Les choses ne se font pas pour autant. Les résidences qui se font, souvent initiées par des artistes, ne sont quand même pas une réussite extraordinaire, elles restent très localisées et n’ont pas de retombées. Les initiatives collectives dans les arts plastiques manquent cruellement. Elles devraient pouvoir se polariser autour de la sensibilisation, de la formation et de la création. C’est un champ qui est quand même très particulier, complexe, fragile et finalement en mauvais état.
Dans l’un de vos livres (3), vous parliez de la  » sélection peu établie mais inéluctable des CCF  » en Afrique. Est-ce toujours valable aujourd’hui ?
Oui. Je me demande si ce n’est pas pire ! D’une façon générale, la coopération souffre. Les crédits sont réduits. C’est un continent qu’on abandonne, quand on voit ce qui se passe en Côte d’Ivoire qui était quand même un pilier en Afrique de l’Ouest, ou au Sénégal où le principal opposant est en prison… on se demande où l’on va. Partout, la situation de l’artiste reste très liée à la situation politique et économique et certaines situations ne laissent rien augurer de bon…
Les apports extérieurs n’induisent-ils pas un risque de formatage des artistes ?
Il y a effectivement un risque évident. On le voit dans Africa Remix où certaines œuvres sont interchangeables. C’est vrai aussi pour les artistes européens, mais ils ont les moyens d’avoir la distance nécessaire et suffisamment d’informations pour qu’on ne les excuse pas de cela. Pour les Africains, c’est différent. Je suis fascinée par la façon dont ceux qui réussissent le font. Ils se coulent avec beaucoup d’habilité et d’intelligence dans des choses extrêmement complexes. Être à la fois vendables sur le marché européen,  » africain mais pas trop  » et ils en jouent avec une habilité extraordinaire et une grande sensibilité. Mais cela se fait au prix de certains compromis y compris peut-être aussi dans leur création.
Est-ce pour cette raison que vous parlez dans un de vos textes (4) de  » la voie accélérée d’occidentalisation (…) qui pollue la pratique artistique sur le continent africain  » ?
Si les artistes veulent vraiment réussir, et pas seulement financièrement, mais accéder à une certaine notoriété, ils s’exilent et exilent leur production qui s’adapte au marché européen. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de marché africain, on est face au vide. Ils n’ont pas d’autres solutions et je comprends très bien qu’ils le fassent. Nous sommes dans un système délétère qui perdure et qui va s’accélérant parce que l’Afrique est ce qu’elle est. J’avais quelque espoir du côté de l’Union africaine avec à sa tête un homme de culture comme Alpha Oumar Konaré. Il y a beaucoup de réunions, mais qu’est-ce qu’il en sort concrètement ? L’Afrique a d’autres soucis. L’enjeu, et cela fait partie du travail d’Africalia, est d’expliquer que la culture et le développement sont des choses inséparables, même pour les Occidentaux.
En quoi le projet d’Africalia peut-il contribuer à rectifier le tir ?
À la mesure de la Belgique, on ne peut pas le rectifier de façon notable. Nous privilégions beaucoup la formation interafricaine qui est un de nos chevaux de bataille. Nous finançons le voyage au Brésil de deux directeurs de musées africains pour participer à un congrès réunissant les directeurs de musée d’art moderne et d’art contemporain. C’est une occasion pour eux de rencontrer leurs pairs et de découvrir les musées brésiliens. C’est très important que les Africains aillent voir d’autres solutions dans d’autres continents qu’en Europe parce que lorsqu’un conservateur de musée africain vient en Europe, il ne trouve aucune solution à sa portée. Alors que celles proposées au Brésil sont des solutions alternatives beaucoup plus proches de la manière de penser et de faire des Africains.
Face à la réduction des crédits de coopération culturelle, l’interaction entre les réseaux locaux est-elle une des voies possibles ?
Je ne crois qu’à ça ! L’Afrique doit trouver ses forces en elle-même – et ces forces existent. Les pratiques artistiques existeraient mieux si les Africains pouvaient entrevoir d’autres solutions. Les crédits ont diminué partout et au risque de paraître alarmiste, je trouve que la situation est grave. Il y a trois ans, lorsque je suis arrivée à Africalia, il y avait plus de bailleurs de fonds qu’aujourd’hui. Nous sommes tous confrontés à la réduction des crédits sur la coopération culturelle que ce soit en Belgique, en France ou en Suisse. Il va falloir explorer en effet d’autres voies. L’expérience du Brésil où justement l’inter-fonctionnalité est extraordinaire me semble plus intéressante et plus adaptée aux réalités africaines que le modèle occidental.
Marco Tulio Resende, artiste brésilien, enseignant dans une école des beaux-arts, fait des ateliers dans les villages avec des matériaux locaux. Il apporterait énormément dans une école des beaux-arts en Afrique. Au lieu d’attendre à Bamako ou ailleurs que les gouaches ou autres matériaux tombent du ciel, les artistes pourraient travailler avec des matériaux locaux. L’école d’Abidjan qui travaillait aussi dans ce sens était certainement une des écoles les plus intéressantes il y a quelques années.
S’il y existait de nombreuses d’initiatives au niveau local, les initiatives  » institutionnelles  » seraient noyées parmi les autres, et finalement les choses évolueraient les unes par rapport aux autres sans ces espèces de prévalence des CCF d’un côté, de la collection Pigozzi de l’autre. Des équilibres se mettraient en place, mais ils ne pourraient venir que de l’intérieur de l’Afrique alors qu’aujourd’hui, tout vient de l’extérieur.

(1) L’art contemporain africain, du colonialisme au postcolonialisme, et Perspectives sur l’art contemporain africain, L’Harmattan, 2000.
(2) Le conservatoire des Arts et Métiers Multimédia Balla Fasséké Kouyaté ouvert depuis fin 2004.
(3) L’art contemporain africain, p.19.
(4) Brésil, l’héritage africain, p.191, éd. Dapper, 2005.
///Article N° : 4125

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