Pour célébrer le cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, l’Association Euro-Africaine a demandé à vingt-six écrivains originaires d’Afrique, d’Amérique et des Caraïbes d’écrire une nouvelle sur l’esclavage. Daniel Mallerin en explique la genèse.
Au départ le projet avait déjà, sur le plan symbolique, bien de l’éclat. La République de la commémoration passait le relais à la République des lettres : l’ex-nation négrière, l’ex-empire colonial, la France-des-droits-de-l’homme invitait des écrivains noirs à raconter l’esclavage dans ses formes et affects les plus contemporains – le retour de l’Histoire devenait le prétexte à une ouverture imaginaire.
L’intention s’est transformée en acte politique. Le ministère de la Coopération (fondu aujourd’hui dans celui des Affaires étrangères), symboliquement associé au ministère de la Culture et au Secrétariat à l’Outremer, l’a rendu possible.
Le livre est publié, juste à temps, avant la fin de l’année, pour le dernier » temps fort » de la commémoration, Lire en fête : 392 pages de textes inédits, 26 auteurs, un livre de poche à 75 F, accessible à tous les publics.
Si l’on y ajoute que ces écrivains – hommes et femmes -, de différentes générations, sont originaires d’Afrique, de Madagascar, de la Réunion, des Caraïbes et des États-Unis, cette simple définition de l’acte d’édition suffirait déjà à inciter à la découverte du livre et à caractériser sa valeur.
Les écrivains regroupés dans le recueil sont : Jean-Marie Ade Adiaffi, Delia Blanco, Tanella Boni, Keith Calhoun, Steve Cannon, Maryse Condé, Florent Couao-Zotti, Louis-Philippe Dalembert, Boubacar Boris Diop, Kossi Efoui, John Farris, Michael Gonzales, Darius James, Yodi Karone, Ahmadou Kourouma, Dany Laferrière, Tierno Menénembo, Georges Monny, Nancy Morejón, Blaise N’djehoya, Michèle Rakotoson, Jean-François Samlong, Véronique Tadjo, Abdourahman Waberi, Saul Williams, Aerin Wilson.
Régal pour public cultivé : les écrivains connus se mêlent aux inconnus. Mais pour tous, le livre s’offre comme une aventure de lecture à nulle comparable, une initiation vibrante qui implique d’immenses développements : une pléthore d’écrivains – à découvrir ou a redécouvrir – prise au piège du lecteur. La nouvelle apparaît toujours comme un exercice de virtuosité et de modestie. Sa réussite se mesure à la grande prise de risque que constitue le thème.
L’acte de production – jusqu’à son terme de livre de poche – produit, comme magiquement, un effet d’émulsion particulièrement vivant et brillant
Au bout d’un moment, au bout de la lecture de quelques nouvelles, le lecteur sentira forcément, malgré le tournis d’un manège de 26 textes, l’affect, la lucidité et le désir.
Emulsion de l’esclavage et de la fiction. la quête de liberté aboutit à la plus grande des fantaisies…
Les formes de notre interpellation n’induisaient aucunement la piste » ludique » du » jeu littéraire » : il fallait simplement que la fiction s’enracine dans un point de vue contemporain, notre seule référence » historique » étant l’étymologie, une vieille affaire (européenne), bien antérieure à la Traite ! Notre proposition était littéralement littéraire, à l’opposé d’un shéma idéologique. Le résultat dépassa nos attentes intuitives.
L’audace ! Jaillissant par la flèche de la nouvelle.
Les inventions stylistiques sont multiples, comme les ressorts imaginaires. Tous les textes résistent au cliché, à l’infatuation moralisante. Chacun d’eux dégage, par l’opération chimique indiquée, la singularité de l’alliage de chaque auteur avec son milieu – aux quatre coins du village planétaire, et les langues dominantes où la place du désir doit se forger Au-delà de l’effraction du réel propre à chaque récit, au-delà de la » chaîne » des souffrances noires évoquée, c’est sans, doute cette dimension qui frappera essentiellement le lecteur.
Le pari de cette imprégnation contemporaine rend son sens à. la commémoration d’un événement avec lequel le » nègre écrivant » doit composer tous les jours, dans sa vie quotidienne et son psychisme…
Des solitudes d’écriture. » Langues d’eau » contre langues de plomb.
Si l’esclavage a massifié les populations qui l’ont subi au point d’obscurcir définitivement toute idée d’origine, une vie d’esclave c’est avant tout une vie à vivre, un individu à définir, à tailler dans l’histoire collective de l’anonymat. L’écrivain en sait quelque chose de très intime.
De ce point de vue, plus on avance dans la lecture du recueil, plus on s’éloigne du catalogue des idées reçues et plus on s’aperçoit que » l’impensable « , coulé dans la fiction, flirte avec une certaine panique, ou, du moins, avec la réalité d’une certaine instabilité mentale. Des temps modernes…
Alors la fiction se fait déborder par le chant de » l’électrique amnésie du corps, du paysage des gens de couleur « . (1)
(1) » Rêve « , de Michael Gonzales.Les Chaînes de l’esclavage – Archipel de fictions, Florent-Massot, 392 p., 75 F///Article N° : 485