Les deux abolitions et leurs ambiguïtés

Quelles traces dans les représentations et les inégalités ?

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Les deux décrets d’abolition de l’esclavage, de 1794 et de 1848, révèlent des contradictions qui se traduiront par la suite dans la perpétuation d’un système d’inégalités et dans des représentations ambiguës de l’altérité.

Les ambiguïtés contenues dans les décrets d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises ont toujours une influence sur les représentations et sur la façon dont travaille l’imaginaire colonial. Encore aujourd’hui, ces ambiguïtés agissent sur les représentations qu’ont les Français de ceux qui sont différents, et plus précisément de ceux dont les différences rappellent l’empire colonial français.
Parler de ces ambiguïtés et de leur influence sur les représentations d’aujourd’hui ne relève pas de la morale. J’interroge ces décrets dans leurs termes et dans leurs contextes, Je m’arrête sur ce qu’ils ont pu construire : les représentations psychologiques du monde colonial, de l’altérité, de la différence lorsqu’elle est lointaine, puis lorsqu’elle devient proche.
Je n’ai pas une démarche morale. Non qu’il n’y ait pas lieu de juger ou de condamner. Mais je choisis que mon propos soit strictement politique au sens étymologique du terme, au sens de l’interrogation de la vie dans la cité, de la société que nous formons ensemble, de l’impact de ces épisodes sur notre présent. Un présent que nous avons, non à supporter, mais à empoigner pour le construire ensemble.
Mon choix est de comprendre, d’assumer et de saisir la complexité des époques, du passé mais aussi du présent. Ma volonté est d’interroger la façon dont la société et l’identité nationale se construisent, la façon dont la majorité et notamment les pouvoirs publics regardent la différence et la manière dont la différence elle-même se voit, s’assume et se projette.
Pour cela, j’interroge les deux décrets d’abolition. Habituellement on ne parle que d’un seul décret en oubliant qu’il s’agit du deuxième. On évite ainsi de parler du rétablissement de l’esclavage entre les deux abolitions. Il faut se rappeler que ces deux décrets sont produits dans des circonstances historiques particulières et surtout incomparables.
Du premier décret de 1794 au rétablissement de l’esclavage
Le premier décret d’abolition est publié en février 1794, deux ans après la promulgation de la première République, cinq ans après la Révolution française qui adopte la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen.
Ce premier décret dit : « La convention nationale déclare aboli l’esclavage des nègres dans toutes les colonies. En conséquence elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur domiciliés dans les colonies sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution ».
Dès la première phrase, on note : « l’esclavage des nègres ». Pas d’ambiguïtés possibles : tout le monde sait bien que les esclaves sont des Nègres. C’est explicite. Le Code noir ne s’appelle pas le Code de l’esclavage ou le Code des colonies, il se nomme le Code noir. Ceci est possible car il existe toute une superstructure philosophique, religieuse, sociologique et anthropologique qui justifie pourquoi l’esclavage frappe les Noirs.
En revanche la suite précise : « sans distinction de couleur ». L’insistance sur ces mots montre à quel point la couleur détermine les rapports sociaux. Il est important, après avoir dit nègre, de préciser que cette abolition va faire des hommes dans les colonies, sans distinction de couleur, des citoyens français.
Il est important de rappeler que ce premier décret d’abolition est rédigé par l’abbé Grégoire. Pendant toute la période de la traite négrière et de l’esclavage l’Église catholique demeure l’autorité suprême. N’est-ce pas une bulle papale qui « bénit » pour la première fois en 1454 la traite négrière en autorisant le roi du Portugal Alphonse V à la pratiquer ?
Ce texte rédigé par un homme d’église sera promulgué par la Convention nationale. Pourtant, les droits de citoyen français ne seront pas assurés aux esclaves. – La dichotomie des relations sociales dans les colonies ne va pas se dissoudre d’un trait de plume. Les anciens maîtres ne baisseront pas les armes et ne renonceront pas à l’économie de plantation. D’ailleurs, le deuxième alinéa de ce décret renvoie à un « Comité de salut public », chargé de faire un rapport sur les mesures à prendre pour l’exécution du décret. C’est dire la difficulté de la tâche !
La voix qui provient des colonies lointaines est celle des puissants, des maîtres. Les intérêts économiques mis en avant sont ceux qui sont liés à ceux du territoire national (1). On sait qu’un huitième de la population française était lié à l’économie de traite. On connaît l’importance du sucre, du café et du chocolat… Il y a donc un rapport quasiment organique entre la colonie et la métropole mais cela sans aucune présence psychologique, philosophique, morale ou politique dans la métropole.
Pendant toute cette période d’ébullition, sous la Révolution française notamment, les colonies ne sont pas prioritaires. D’ailleurs la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 oublie complètement les esclaves. On connaît cette célèbre exclamation de Robespierre : « Périssent les colonies plutôt que les principes« . Le débat va progressivement faire irruption sur le territoire métropolitain soit pour des raisons économiques soit dans des perspectives philosophiques et morales.
Le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte est prononcé en 1802. Le décret de ce rétablissement précise : « L’esclavage sera maintenu conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789. La traite des noirs et leur importation dans les dites colonies… » Ce décret rappelle ainsi qu’il y a toujours eu dans les colonies une distinction basée sur la couleur. Par conséquent, les seuls indigènes de la République sont les Blancs : « Considérant que seuls les blancs sont les indigènes de la Nation française (on ne trouve pas encore exactement l’expression « indigènes de la République » mais déjà de la Nation française !) et doivent en exercer les prérogatives ».
« Dieu, la France et le travail »
Le deuxième décret d’abolition est publié le 27 avril 1848. Victor Schoelcher en est la figure centrale. Ce décret qui contient plusieurs articles est promulgué par le gouvernement provisoire de la République. Nous sommes à la deuxième République, celle qui instaurera la fameuse devise : « Liberté, égalité, fraternité. » Ce nouveau décret d’application contient des considérants. Le premier dit : « L’esclavage est un attentat contre la dignité humaine. » C’est une réflexion de haute philosophie lorsque l’on sait que Schoelcher, jusqu’en 1842, a surtout utilisé des arguments économiques pour prôner l’abolition de l’esclavage, avant de finalement s’appuyer sur des arguments éthiques.
L’article 4 de ce décret affirme aussi que : « Sont amnistiés les anciens esclaves condamnés à des peines afflictives ou correctionnelles pour des faits qui imputés à des hommes libres n’auraient point entraîné ce châtiment. » Il faut rappeler ici que les résistances de femmes et d’hommes ont constamment mis en danger le système esclavagiste. Cette disposition d’amnistie les concerne.
Pourtant, l’article 5 apparaît comme en porte à faux par rapport à ces deux dispositions. Il précise : « L’assemblée nationale réglera la quotité de l’indemnité qui devra être accordée aux colons.  » On abolit donc l’esclavage sur une base morale mais on indemnise les colons – et non pas les esclaves ! L’argument économique reprend le dessus.
Dans l’application de ce décret, on trouve une injonction officielle à l’oubli. Les gouverneurs chargés de lire l’acte d’abolition dans les quatre colonies diront en substance ceci : « On oublie tout. Désormais, nous sommes tous frères. »
Autre injonction intéressante : la devise proclamée est « Dieu, la France et le travail » et non « Liberté, égalité, fraternité ». Le ton est donné. La République dans les colonies n’est pas la République de la métropole.
Enfin, l’application de l’abolition est accompagnée de lois contre le vagabondage, contraignant les affranchis à détenir un contrat de travail pour pouvoir circuler. Lors de contrôles (eh oui, cela existait déjà !), un affranchi qui ne pouvait présenter ni papiers et ni contrat était renvoyé dans les plantations ! Pas besoin de charters à l’époque ! Ces lois contre le vagabondage permettent en fait le passage de l’esclavage à la servitude, dans une espèce de continuité juridique.
En fait, si les esclaves deviennent des citoyens français qui accèdent au suffrage universel (masculin), ils resteront des citoyens de colonie pendant un siècle encore. Ce n’est qu’en 1946 que les anciennes colonies deviennent des départements français d’outre-mer. Jusque-là, les affranchis sont citoyens français mais colonisés. Voilà quelques-unes des grandes ambiguïtés avec lesquelles les deuxième, troisième et quatrième Républiques ont vécu.
Des ambiguïtés transmises par l’éducation
Quel a été l’impact de cette façon d’abolir l’esclavage ? Quelles conséquences a eu cette façon de composer avec les mots, avec les dispositions, de promulguer des décrets contradictoires qui combinent une proclamation généreuse, solennelle, un peu pompeuse comme la France aime le faire, et des dispositions très pragmatiques comme le versement d’indemnités aux colons ?
Encore aujourd’hui, perdure la figure du colonisé, du différent, de l’autre, du lointain, de celui qui est citoyen sans l’être, qui reste colonisé, qui reste noir. Tout cela a nourri un imaginaire colonial qui, jusque dans les années 1930, forge la représentation que les Français peuvent avoir des habitants de ces contrées lointaines.
Les ambiguïtés sont donc là, inscrites dans nos inconscients, dans nos mémoires. Elles nous ont été transmises. Je les ai moi-même reçues durant mes études en Guyane : ce regard sur l’esclave qui est un sous-homme, sur l’autre qui est méprisable, à qui l’on tend de temps en temps une main secourable, mais gantée de préférence.
Ces clichés nourrissent encore aujourd’hui les discriminations dans la société française. Ils ont été construits, organisés, théorisés et conceptualisés pendant la période de la traite négrière et de l’esclavage, et se sont perpétués pendant toute la période de la colonisation.
La colonisation était d’une tout autre nature : on arrivait, on occupait le territoire, on instaurait le travail forcé, le code de l’indigénat… Mais il y a une sorte de continuum sur une base juridique sur les représentations – tout en marquant certaines ruptures. Avec la colonisation, on change complètement de système économique et d’organisation sociale. Des abolitionnistes de la traite négrière et de l’esclavage se feront les chantres de la colonisation. On demeure constamment dans l’ambiguïté.
Ces représentations perdurent au fil des siècles, même si elles se modifient légèrement. Aujourd’hui, la discrimination n’est pas un accident. On porte en soi toute une série de représentations construite, générée pendant cette période assez longue de l’Histoire de France.
Un besoin de vérité historique
L’enjeu actuel est de savoir comment faire société. Ce n’est pas la morale qui importe, c’est la vérité historique. Oui, il faudra passer à l’oubli. Mais avant d’oublier, il faut poser les choses, les dire et les exprimer, en tirer les enseignements. Il nous faut de la vérité historique parce qu’elle nous aide à comprendre les complexités des époques, du passé et du présent.
Enfin, il s’agit de faire œuvre de justice parce qu’aujourd’hui encore, ceux qui viennent de l’ancien empire colonial français accumulent les difficultés et subissent une série de discriminations. Nous ne sommes pas là sur le terrain de la compensation – qui est un terrain extrêmement encombré par des revendications très disparates. Personnellement, je ne renonce pas à la part que l’individu doit prendre dans sa construction personnelle, y compris pour guérir de meurtrissures, de traumatismes, de sa mémoire blessée.
L’individu a une part personnelle à prendre dans l’élaboration du destin commun. Fanon disait : « Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. » On a beaucoup instrumentalisé cette phrase. Mais Fanon était lucide. Voilà la phrase qu’il faisait précéder : « Je suis nègre, des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. Mais je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. » Oui, il faut se souvenir, mais il ne faut pas se laisser enfermer.
Fanon disait aussi : « Il ne faut pas fixer l’homme parce que le destin de l’homme est d’être lâché.  » Cette injonction, je ne la ferai pas à ceux que l’on traite de victimes dans la société : ceux qui en bavent, qui n’ont pas d’emploi, pas de logement, ceux qui se lèvent tous les matins pour affronter la déveine de la vie, les sales coups, les chausse-trapes que les confiscateurs de la République leur mettent devant les pieds tous les matins, ceux qui se battent avec ingéniosité, avec astuce en serrant les dents, en serrant la ceinture tout en respectant quand même les règles de la société, ceux qui essayent de survivre et d’aider leurs enfants à s’en sortir. Avec beaucoup de désinvolture, au centre de la ville, dans les quartiers chics, on les traite de victimes !
Cette injonction-là – « le destin de l’homme, c’est d’être lâché » –, je la fais aux pouvoirs publics. Je leur dis : il faut cesser de fixer l’homme, cesser de le fixer dans les banlieues, cesser de le fixer dans les cités, cesser de le fixer dans des identités factices, des clichés, des stéréotypes. Cesser de le fixer hors du champ de l’identité nationale !

1. Pendant toute la période coloniale, pendant toute l’économie de plantation, les concurrences entre certains produits des plantations et les produits du royaume vont faire l’objet d’actes juridiques. Par exemple, des décrets royaux sur les eaux-de-vie du royaume favorisent la betterave (produite en métropole) contre la canne à sucre. Les déclarations de Colbert bloquent l’industrialisation dans les colonies pour permettre le développement des manufactures en France, à l’abri de la concurrence : « Pas un clou ne doit sortir des colonies » affirme-t-il.///Article N° : 4461

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