Depuis 1997, la revue Africultures – diffusée par les éditions L’Harmattan et basée en France – ainsi que son site internet publient des critiques et des analyses sur les cinémas d’Afrique et des diasporas. Depuis 2007, le bimestriel gratuit Afriscope comporte une page d’actualité cinéma. Quel que soit le support, le choix opéré est une critique d’approfondissement. Il répond à la rareté dans le paysage médiatique français de l’analyse critique des films maghrébins ou de l’Afrique en général.
La sortie en salles est en effet le seul moyen pour un film d’avoir une réception critique. Ces sorties étant souvent symboliques, le film disparaissant des écrans au bout d’une ou deux semaines, ces articles sont eux-mêmes rares. Les revues de cinéma ne publient que bien peu d’articles de fond consacrés à ces cinématographies. C’est face à ce désert d’accompagnement critique et historique qu’Africultures a soutenu, par la participation à l’animation d’ateliers de formation en Afrique et un soutien logistique et technique à son site internet, l’émergence de la Fédération africaine de la critique cinématographique qui s’est érigée en fédération en 2004 durant les Journées cinématographiques de Carthage, et dont le siège a été fixé à Dakar par un accord officiel du gouvernement sénégalais en 2010.
Les lieux de la critique des films maghrébins et plus généralement d’Afrique sont donc en France des niches dont la visibilité a heureusement été décuplée par l’internet mais qui n’échappe pas aux travers de la spécialisation, ne drainant qu’un public de sympathisants ou d’initiés. Dans ce contexte, se dégagent quatre enjeux décisifs.
On recense quelque 25 000 livres, essais, articles, contributions à des colloques, thèses etc. sur les significations de Hamlet. Alors qu’on peut considérer cette pléthore de commentaires comme la nécessaire avancée d’une réflexion qui s’actualise avec le temps, d’autres la considèrent comme parasitaire. Ils lui préfèrent la critique créatrice, celle des artistes qui, dans leurs uvres, réécrivent et enrichissent celles de leurs prédécesseurs : « Peut-être est-ce là une constatation cruelle », écrit George Steiner, mais « il semble bien que la critique esthétique a un sens seulement, ou principalement, lorsqu’elle émane d’une maîtrise de la forme responsable (answerable) qui soit comparable à son objet ». Que de fois n’ai-je été confronté à des cinéastes méprisant la critique et disant ne vouloir écouter que les réactions (souvent complaisantes) des spectateurs ! C’est ce qui se passe en général dans les festivals où l’on juge qu’ils sont les seuls à pouvoir présenter et analyser leur film, comme si l’intention de l’auteur faisait l’uvre. Pourtant, disent les griots, « la parole est comme l’arachide : il faut la décortiquer », et sans un commentaire qui sorte de l’éphémère et la relie aux autres, l’uvre d’art ne sera jamais valorisée. Sans compter que nombre de cinéastes étant davantage dans l’intuition, ils ont du mal à mettre des mots sur leurs films.
On se souvient de la polémique déclenchée en France en 1999 par les propos du réalisateur Patrice Leconte contre les critiques « fossoyeurs du cinéma populaire français » qui ont débouché sur le « manifeste des réalisateurs en colère » contre une critique « en crise d’intelligence, en crise de compétence, en déficit d’analyse et d’enthousiasme ». Le manifeste demandait à ce « qu’aucune critique négative d’un film ne soit publiée avant le week-end qui suit la sortie en salles ». C’était une bombe et les médias se sont déchaînés contre cette volonté de contrôler la critique, laquelle se réduisait déjà à l’époque en France à quelques rares quotidiens et hebdomadaires publiant des analyses fouillées avec l’espace nécessaire et non de simples notules. Chacun mit de l’eau dans son vin mais la méfiance demeure. Elle puise dans un vieux procès, alors que la critique est maintenant souvent moins lue que parcourue et moins écoutée qu’entendue. On lui reproche de trop se prendre pour l’ingénieux Hermès, dieu des orateurs, qui se fait proche des hommes et bienveillant, guide des héros et conducteur des âmes, celui qui déchiffre pour les autres, médiateur entre le film et le public. Le terme de « passeur » employé par Serge Daney évoque un pouvoir pastoral envers les cinéphiles, la fascination de « celui qui peut domestiquer, qui peut séculariser le mystère et les exigences de la création. »
C’est cette vision d’une culture supérieure à transmettre à un public devant recevoir la lumière qui est aujourd’hui radicalement remise en cause à travers les blogs et réseaux de l’internet et leur culture participative. On lui préfère une culture horizontale, phénomène que l’on retrouve en politique à travers les majorités dégagées par des hommes comme Silvio Berlusconi ou Nicolas Sarkozy, qui développent un leadership empathique selon le modèle télévisuel d’identification du chef avec tout un chacun. Cela leur sert malheureusement à développer un populisme xénophobe, mais leur succès a pu tenir au fait qu’ils ont pu être perçus comme différents du modèle vertical des De Gaulle, Giscard, Mitterrand ou Blair qui incarnaient des guides dialoguant démocratiquement avec le peuple pour lui montrer un chemin.
On se cultive par petits bouts en circulant sur les réseaux, dans l’immédiateté. Fi des mandarins, l’apprentissage est égalitaire et la pratique a valeur de savoir. Aux États-Unis, les vieux critiques reconnus sont peu à peu dégommés de leurs tribunes médiatiques. On leur préfère de jeunes pigistes plus en phase avec le public et sous-payés. Après tout, un critique en vaut un autre ! La critique de cinéma reste une profession mais n’est plus un métier dont on pourrait vivre, et son influence ne joue plus que pour les films d’art et d’essai. Les anciens deviennent directeurs artistiques de festivals ou se replient sur le web où leurs fidèles continuent de les suivre, concurrencés par une pléthore de nouvelles plumes tentant de capter un auditoire. Les pages sont interactives, le film étant discuté en direct avec les internautes. Si on se démarque ainsi d’une vision élitaire et arrogante de la culture, le risque est grand d’un laminage par le bas de la pensée critique. Cette contestation de la transmission hiérarchisée rejette souvent la connaissance du passé au profit de la spontanéité et de l’intuition. La superficialité y remplace alors l’argument.
Il serait grave de se priver du plaisir de savoir et de comprendre, que seuls peuvent transmettre sur la durée les passeurs du goût, les pédagogues de la culture. À eux de trouver des formes participatives, car c’est moins leur savoir qui est en cause que la hiérarchie de la transmission, leur posture d’expert. Faire autorité n’est pas détenir la vérité mais répondre de sa parole, c’est-à-dire simplement donner sa vision et ses raisons.
Qui est autorisé à parler ? Qui dispose d’une voix plus légitime qu’une autre ? Au nom de quoi ? Si la réponse à ces questions est rarement donnée, elles réapparaissent pourtant sans cesse dans la critique de la critique, dès que celle-ci dérange. C’est la proximité culturelle qui est en cause, qui authentifierait un discours, voire un jugement. On répondra bien sûr que le cinéma ayant une visée universelle, tout humain est concerné, et donc légitimé à réagir par une écriture, dans le cadre de sa propre pensée, bien sûr critiquable. « Si vous ne donnez pas aux étudiants des éléments de la culture malinké, vous passez à côté du texte de Kourouma », dit Jean-Marc Moura. Inflexion de la langue française revisitée par le malinké, associations culturelles, etc. : certes, l’ancrage sociologique et politique permet de mieux comprendre une uvre. « Sinon on n’est pas rigoureux », ajoute Moura, spécialiste du postcolonialisme qu’il définit comme un concept critique et non un concept historique. La critique qui s’attache à étudier les stratégies d’écriture déjouant les codes coloniaux et impériaux révélera les influences, les parentés mais aussi les spécificités. Celui qui connaît bien la culture concernée sera mieux outillé, sachant qu’il lui convient d’interroger la validité et les limites de ses savoirs.
La légitimité d’une écriture n’est à chercher ni dans une appartenance ni dans un territoire, lesquels ne fondent aucune authenticité en soi. Kourouma a bien précisé qu’il ne s’agissait pas pour lui de traduire le malinké en français mais bien de faire uvre littéraire. Il ne se situait donc pas sur les seuls terrains identitaire ou politique. Y a-t-il par contre une « interprétation africaine » des choses ? L’expression, souvent polémique et frisant le communautarisme, est bien malaisée à définir et sent fort la fixation d’une différence à préserver à tout prix, qui conduit vite à la solitude du rêve d’un monde sans l’Autre. Elle fait partie de ce qu’Abdoulaye Imorou appelle « les intouchables » : des expressions qui rassurent, remparts contre la peur profonde du retour colonial, et que l’on ne peut déconstruire sans être aussitôt accusé de faire le jeu du colonialisme et de vouloir réinscrire l’Afrique au cur des ténèbres. Par contre, si un critique partage avec la culture de l’uvre une sensibilité ancrée dans son propre vécu et sa connaissance du terrain, il peut s’en servir pour enrichir son analyse, éclairer des spécificités, révéler des hybridités, apportant indéniablement une qualité et une saveur supplémentaire à la compréhension. Il n’en détient pas pour autant une vérité, seulement une connaissance, elle-même éventuellement sujette à caution, au même titre que toute connaissance mise à contribution par une autre voix. Sa vision impliquée est essentielle pour contribuer à l’éclairage d’une uvre, mais elle ne saurait être dogmatique. Il ne saurait se situer comme expert, au risque de s’extraire de l’espace critique, et c’est plutôt la poésie qu’il sait tirer de sa proximité culturelle avec l’auteur qui ferait sa force de conviction.
Un danger pointe à l’horizon, qui nous guette tous : caresser l’altérité dans le sens du poil. Car ce serait rejoindre le discours dominant sur l’Afrique de la norme et de l’écart, qu’il soit occidental ou africain : pour se faire entendre, ce discours se doit de marquer la différence, de faire de l’Afrique un monde extra-terrestre et des Africains des gens à part. En somme de réduire ou masquer les similitudes qui permettraient d’inscrire les Africains à égalité dans le monde, alors même que les sociétés africaines sont régies par les mêmes règles que les autres. Les clichés et l’illusion ne sont pas loin, mais ce propos est très répandu car sinon, on n’est pas écouté. Le danger est ainsi de dériver vers un discours affectif obligé dont la profession de foi basique est que l’on « aime l’Afrique » et que l’on doit la servir. L’enjeu est, comme le suggère encore Abdoulaye Imorou, de ne pas donner à l’uvre le statut d’objet affectif mais d’objet d’étude à part entière.
Un autre danger serait de systématiquement déterrer les trahisons de la réalité : un film organise ou réinvente constamment. Ce n’est que lorsqu’elles deviennent anachronismes déjouant l’intention même du récit qu’il y a du sens à les révéler. Par contre, il est essentiel de déconstruire les visions réductrices qui fondent les discriminations. Si sur ce plan tous les critiques peuvent s’unir, il peut être particulièrement déstabilisant pour des cinéastes d’être efficacement dénoncés par les critiques des pays mêmes où les films sont tournés ou qu’ils concernent. De même, si la critique africaine disposait de suffisamment de visibilité et de force de mobilisation, elle pourrait par exemple dénoncer les complaisances de la sélection officielle du festival de Cannes pour des visions humanitaires, spectaculaires ou passéistes de l’Afrique, de plus sans intérêt esthétique aucun, tant il est vrai que dès qu’on parle d’Afrique, c’est le sujet qui importe et non plus son traitement. On pourrait citer en 2009 L’Armée silencieuse (Belgique) de Jean Van de Velde, en 2010 Le Secret de Chanda (Afrique du Sud) d’Oliver Schmitz ou en 2000 Je rêvais de l’Afrique (États-Unis, 2000) de Hugh Hudson. Comme le notait le critique Jean-Michel Frodon, après la présentation de Delwende (Burkina Faso, 2005) : « J’ai été choqué par le présentateur du film de Pierre Yaméogo qui disait : « J’espère que vous serez plus nombreux l’année prochaine ». Pierre Yaméogo est une personne, il n’est pas plusieurs. Un critique de cinéma regarde chaque film comme une uvre d’art : le regard et le geste singulier d’une personne permettant au film de prendre forme, sans ça on parle communication ou propagande mais pas cinéma. »
C’est un aspect non négligeable du travail critique que de rendre compte des jeux et enjeux de pouvoir, et des relations institutionnelles qui déterminent la production des images. Notamment en s’en entretenant avec les auteurs et producteurs. Là encore, des stratégies et de nouveaux discours sont à l’uvre. C’est aussi valable pour la diffusion et de la réception des films. Comme le suggère Michel Serceau, il conviendrait d’utiliser l’esthétique de la réception telle que l’a théorisée l’école de Constance qui restaure la question du spectateur, avec Hans-Robert Jauss pour qui la question des goûts du public n’engage pas tant la forme des films que l’effet de la forme dans son écart avec les formes du passé.
Effectivement, cette négociation est complexe et, pour les films d’Afrique, à la source de bien des malentendus, mais doit être posée car sans spectateur le film n’existe que dans son placard. Tout spectateur qui le visionne l’actualise par l’apport de son regard et lui permet de jouer son rôle, de se socialiser. Ce que l’école de Constance néglige par contre, c’est la subjectivité du spectateur. Car de même que le travail critique s’éclaire de et éclaire le hors-champ des plans ainsi que les incertitudes et les failles où sourdent les voix de résistance et de créativité, l’uvre fourmille de plages laissées libres dans lesquelles le spectateur peut s’engouffrer. Une partition musicale reste l’uvre d’un compositeur, mais ses interprétations et ses réceptions sont infinies. Une peinture reste figée sur la toile mais ouvre le champ du sensible, et en pousse les frontières avec l’abstraction. Lorsqu’il est une uvre d’art, un film reste la vision singulière d’un auteur mais abonde en ellipses de sens que le spectateur pourra combler en liberté. Cela nous engage à poser la question du public d’une nouvelle façon, car c’est dans ces interstices et ces fissures que se situe sans doute la critique à partager, lorsque d’un commun élan nous identifions et ressentons ce qui sort de la norme pour ouvrir un élargissement des possibles. Et c’est alors le travail du critique de contribuer à la construction du goût, du regard et donc de la culture en trouvant les mots justes et en couchant sur le papier son élan pour faire entrer le film dans l’Histoire.
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