Les « galopades

De Francesco Cucca

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Par ses écrits étonnamment dispersés, Francesco Cucca (1882-1947), voyageur solitaire en Afrique du Nord au début du 20ème siècle, témoigne d’un parcours existentiel à la fois passionnant et impénétrable. C’est après de nombreuses années d’oubli que l’œuvre de cet écrivain italophone qui a trouvé son inspiration dans la nature tunisienne, éveille enfin l’intérêt des spécialistes d’études sardes, maghrébines et comparées dans une perspective de revalorisation des identités multiculturelles méditerranéennes.

Ame inquiète à la recherche d’un refuge, Francesco Cucca confie à une écriture souvent improvisée la chronique de ses voyages ou, selon ses propres mots, de ses « galopades » au Maroc, en Algérie et surtout en Tunisie où il séjourne entre 1903 et 1939. Insoumis à la société en général, et tout particulièrement à celle des oppresseurs, anarchisant, il est finalement « un idéaliste mais non pas un révolutionnaire », à l’en croire son neveu Salvatore. C’est lui qui après la mort de l’écrivain à Naples en 1947, a hérité de ses manuscrits – parmi lesquels figurent de nombreux inédits – ainsi que de sa petite bibliothèque que l’auteur qualifiait de « nomade ». Romancier, poète et essayiste que Giuseppe Marci compare volontiers à Isabelle Eberhardt en raison de son choix de tourner le dos à l’Europe, Francesco Cucca est un personnage singulier dans le patrimoine culturel sarde et tunisien, plus par son expérience humaine de découvreur, d' »explorateur de cultures », que par la valeur esthétique de son œuvre.
Admirateur du révolutionnaire Paul Vigne d’Octon, du peintre Antoine Gadan, d’Ernest Mallebay, le directeur de la revue anti-coloniale Les Annales Africaines, de la romancière Magali Boisnard qui en 1912 a préfacé son recueil de poèmes Veglie Beduine (Veillées bédouines), ainsi que de chantres sardes comme Sebastiano Satta et Grazia Deledda (prix Nobel 1926) auxquels il écrit souvent pour demander conseil, ce curieux roumi n’en est pas moins sensible aux valeurs de l’islam et à la culture nord-africaine. Dans le modèle relationnel entre colonisateur et colonisé proposé par Albert Memmi, il se situe sans aucun doute en position intermédiaire, témoignant ainsi d’un dialogue euroafricain qui lui fait partager avec les autochtones qu’il côtoie, la même condition d’opprimé.
Issu d’une famille de tailleurs de la ville de Nuoro, située au cœur de la Sardaigne, Francesco Cucca perd ses parents dès son plus jeune âge; « Un matin d’automne de mon enfance je me réveillai orphelin. Je me souviens, et je l’avoue, que cela ne me déplut pas. La liberté des camps me souriait (…) je me sentais heureux quand je pouvais rester des semaines loin du monde et vivre avec les douces juments…« . Il travaille d’abord comme berger, puis comme mineur, et à partir de 1896, lorsqu’il a déjà 14 ans, il s’initie à la littérature et à la pensée politique. Le désir de découvertes, la solitude recherchée et subie, et le besoin d’une liberté aussi absolue que possible, le poussent à partir à l’aventure. «  Il ne voulait pas prononcer ni même se souvenir de son propre prénom. Poussé, plus que par la misère, par l’instabilité d’une jeunesse sans liens familiaux, il avait quitté sa terre « , commence-t-il son roman autobiographique Muni Rosa del Suf. A la solde d’une entreprise toscane qui exporte du bois africain vers l’Europe, il débarque en 1902 à Tunis qui lui apparaît comme odieuse « avec ses allures de ville européenne » alors qu’il se trouve parfaitement dans son élément dans les campagnes bucoliques et les forêts du Nord-Ouest, ainsi que dans les déserts du Sud de la Tunisie.
Suite à la grave crise économique qui frappe la Tunisie dans les années 30 et au déclenchement de la seconde guerre mondiale, Cucca rentre en Italie continentale dès 1939 pour ne jamais plus revenir ni en Tunisie ni en Sardaigne (le dernier voyage dans sa terre natale remonte à 1919). N’ayant aucun titre pour aspirer à un véritable travail, dans un premier temps il se retrouve au chômage à Rome ; il donne des cours d’arabe, puis travaille comme technicien mal rétribué au ministère de l’industrie. Il fut arrêté à Milan pendant la guerre, et c’est vers la fin de sa vie qu’il travaille en tant qu’inspecteur dans une administration publique de Naples où il meurt à l’âge de 65 ans.
Ce poète rassemble dans un même chant de tristesse sa terre d’origine et sa patrie d’élection ; d’ailleurs la Barbagia, sa région natale en Sardaigne, et l’ancienne Berbérie romaine (i.e. le Maghreb) ne sont-elles pas toutes deux citées comme « sauvages » et « étrangères « , cette appellation, provenant du même mot grec barbaros -étant utilisée par les représentants du pouvoir en Méditerranée, qui les colonisent et les pillent tout au long des siècles ?
D’ailleurs ces vers (traduits par Magali Boisnard) évoquent une patrie idéale suspendue quelque part entre l’Afrique et l’Europe.
Je ne sais pourquoi le soupir de ces fontaines
Ne me murmure rien au fond du cœur,
Je ne sais pourquoi les chênes dans ces monts
Ne donnent pas l’ombre de la paix à ma douleur.
Je ne sais pourquoi le parfum de la menthe sauvage
N’éveille pas mon âme aux songes mystérieux.
Je ne sais pourquoi les astres ne brillent pas autant
Que sur la cime de mes montagnes.
Viens, viens, ô âpre vent du désert !
Viens, et emporte-moi à ma patrie,
Ne me laisse pas dans cette contrée ouverte
Délier les chants de la nostalgie.
Emporte-moi avec la nuée sur les cimes
De ma patrie, pour réjouir encore comme autrefois
Les ombres odorantes et les couchants vermeils…
Le vent passe, rugit, et ne m’écoute pas !

1. Son œuvre a été rééditée en partie ou publiée à titre posthume depuis les années 1990 par des éditeurs et instituts sardes comme Il Maestrale, l’Institut supérieur régional ethnographique et le Centre d’études philologiques sardes, grâce notamment aux efforts de Dino Manca, Giuseppe Marci et Simona Pilia.///Article N° : 5927

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