Les gardiens du Temple. De l’occultation française à la culpabilisation africaine

De Cheikh Hamidou Kane

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Mondialement connu pour son roman initiatique : L’aventure ambiguë (Julliard 1961), Cheikh Hamidou Kane publie son nouveau roman après trente-cinq années de silence. Alors que L’aventure ambiguë mettait l’accent sur l’affrontement des cultures, les Gardiens du Temple se donnent à lire avant tout comme un livre politique.
A l’aube de son indépendance, un pays africain qui « ressemble » fort au Sénégal, est confronté à un conflit opposant ses autorités politiques à une communauté ancestrale : les Sessene. Ceux-ci refusent d’enterrer leurs morts : Ils se contentent de les recouvrir d’une forte couche d’argile avant de les placer, debout, dans un baobab – une pratique que les autorités politiques jugent contraire à la « modernité ». Mais, peu à peu, le contrôle du conflit échappe aux autorités politiques et dégénère en une grève nationale qui paralyse le pays. Pour faire échouer la grève, le gouvernement décrète l’état d’urgence et fait appel aux troupes françaises stationnées dans le pays pour réprimer les manifestants. C’est à ce moment qu’entre en scène le chef d’état major de l’armée nationale : le général Moriko. Il destitue le président de la République, use de son autorité pour convaincre les manifestants de rentrer chez eux et improvise une longue palabre au cours de laquelle le président déchu reconnaît s’être trompé . Il promet à ses « juges » de s’améliorer et les invite à travailler ensemble avec lui, pour la reconstruction du pays.
Ce roman est frappant par son caractère binaire. Dès les premières pages du roman, le narrateur nous apprend que :  » Deux lumières éclairent le pays des Diallobé : la haute lumière qui tombe du ciel et son reflet tendre dans l’âme des hommes  » (p.11). Cette dualité traverse d’un bout à l’autre ce roman qui met en scène un conflit entre la tradition et la modernité, entre les civils et les militaires. Sur ce dernier point, l’une des originalités du roman réside dans le fait que les militaires ne sont plus décrits de façon caricaturale comme chez Sony Labou Tansi et ses épigones, mais apparaissent davantage comme les garants de l’ordre dans la cité. A cet égard, on ne peut s’empêcher d’avoir de la sympathie pour le chef de l’État major de l’armée nationale, le général Moriko, qui réussit simultanément à éviter la fusillade du peuple en confinant l’armée dans les casernes et à improviser ce que Christian Bourgois appelle  » une thérapie de la palabre « . En procédant de la sorte, le romancier sénégalais réhabilite l’art de la palabre, moyen par lequel la société africaine traditionnelle résolvait jadis ses conflits.
Alors que le théâtre africain a su condamner avec violence les abus et les perversions de la colonisation, l’esclavage et la traite sont assez paradoxalement des sujets quasi absents du paysage théâtral africain francophone, et même, au sens plus large, du monde de la représentation (arts plastiques, cinéma). Ils existent seulement dans des formes d’expression dramatique traditionnelle, aujourd’hui folklorisées, comme le Borignan que les esclaves brésiliens ont ramené au Bénin et qui s’appuient sur des allégories carnavalesques de scènes de violence que vivaient les esclaves.
Comment expliquer ce  » tabou artistique  » qui inhibe curieusement les dramaturges ? Est-ce sous l’influence d’une culture française véhiculant une tradition d’occultation de la traite qu’il s’est opéré ? Modelé dès les années 30 par la tradition du théâtre colonial depuis l’Ecole William Ponty, le théâtre africain a en effet pendant longtemps marché dans les traces des dramaturges français.
Or, dès l’époque où la France se lance dans ce commerce florissant d’êtres humains, on s’emploie à cacher la réalité à l’opinion publique. La loi du sol qui confère la liberté à tout esclave qui touche la terre de France éloigne efficacement des côtes les négriers qui craignent de perdre leur cargaison et il faut attendre la promulgation du Code noir en 1685 pour que l’Etat français reconnaisse officiellement la pratique de l’esclavage dans ses colonies.
Le recours à la traite, dès ses débuts durant la Renaissance, fut un sujet minutieusement écarté des canaux d’information de l’Ancien Régime, à commencer par la scène et la peinture. On n’en parle pas, et ce dont on ne parle pas n’existe pas. Les Africains qui hantent la scène du théâtre baroque au XVIIe siècle sont des princes majestueux venus de leur pays lointain pour admirer les dames de la cour au teint laiteux. Au siècle des Lumières, alors que la domesticité noire se répand dans toute l’Europe et que la traite s’intensifie, les nègres, au théâtre comme à la cour, sont de gentils petits pages enturbannés et quand Olympe de Gouges, qui a composé un drame sur les réalités de l’esclavage dans les colonies, tente de faire jouer sa pièce à la Comédie-Française, elle subit les pires tribulations (cf. Africultures n°19, p.35-36). Les lobbies coloniaux menacent jusqu’à sa vie et elle se voit contrainte de travestir ses nègres en Indiens ! La première abolition de l’esclavage en 1794, en pleine période révolutionnaire, voit fleurir de nombreuses pièces de circonstance qui prônent l’humanité des révolutionnaires face aux tenants de l’Ancien Régime : si on évoque l’esclavage, c’est avant tout pour se glorifier de l’avoir aboli et mettre en scène le bon nègre reconnaissant tombant dans les bras de ses libérateurs au nom de la fraternité universelle en noir et blanc. Sous Napoléon et La Restauration ensuite, les  » sujets noirs « , comme on dit alors, sont interdits. Et pour cause… l’esclavage et la traite ont été rétablis. Après 1848 et l’abolition triomphante, on tourne la page définitivement, préférant montrer du doigt les Américains avec des adaptations pour la scène de l’Oncle Tom.
On peut imaginer que le théâtre africain ait hérité cette tradition d’occultation de l’expression dramatique française qui jette le voile sur une réalité honteuse. Il est vrai que même s’ils ont été les victimes, les Africains et surtout les intellectuels semblent ne pas pouvoir se départir d’une certaine culpabilité. Comme une mère à qui on a enlevé les enfants, la terre d’Afrique se persuade qu’elle aurait dû savoir empêcher la traite et finit par se convaincre de sa lourde responsabilité dans le drame qu’elle a subi.
Nous avons donc interrogé avant tout des dramaturges africains pour tenter de comprendre ce qui retient les artistes, ce qui les empêche d’aborder la traite et l’esclavage au théâtre. Les réponses sont loin d’être univoques. Si Elie Liazéré estime que le théâtre africain a bien d’autres sujets à traiter plus cruciaux que l’esclavage qui finalement appartient au passé, Maurice Bandaman, Kossi Efoui ou Tiburce Koffi ne voient pas comment traiter le sujet sans faire le procès des responsabilités africaines. Mais le public d’Afrique est-il prêt à un telle remise en cause ? Quant à Koffi Kwahulé qui, lui, dénonce au contraire la manipulation que subissent encore les Africains en endossant une quelconque responsabilité, il considère ce drame historique comme un sujet fondamentalement inhérent à la conscience noire et par rapport auquel il est difficile encore pour des Africains d’avoir du recul.
A l’évidence pour chacun des interrogés, dramaturges, cinéastes, plasticiens, l’esclavage et la traite restent une plaie encore à vif et suintante ; il n’y a pas eu de dépassement libératoire. Car à la différence de la décolonisation qui a été gagnée de haute lutte, engendrant l’histoire d’une résistance et des héros à mettre en avant, la traite puis l’esclavage ont finalement pris fin grâce au bon vouloir des bourreaux eux-mêmes, contraints d’appliquer les décrets de la Métropole. Les Africains n’ont pas été les acteurs de cette émancipation et c’est bien la raison pour laquelle la colonisation a pu au XIXe siècle s’engouffrer dans la brèche.
Il est pourtant urgent de crever l’abcès, car comme le rappellent Alfred Dogbé ou Tiburce Koffi, les vieilles rancunes peuvent nourrir des haines dont l’Afrique n’a pas besoin.

Les gardiens du Temple. De l’occultation française à la culpabilisation africaine, de Cheikh Hamidou Kane, Stock, 337 p., 120 F///Article N° : 166

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