« Les mélanges sont magnifiques »

Entretien de Soeuf Elbadawi avec Youssou N'dour

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La star sénégalaise a réussi ce que peu d’artistes africains arrivent à faire durant toute leur carrière : établir des rapports d’égal à égal entre les tenants du marché international du disque et son staff musical sur place à Dakar. A l’occasion de la sortie de son dernier album, ‘Joko » (chez Small/Sony), on a laissé couler de l’encre en abondance sur ses qualités d’homme d’affaires avisé, sur son empire culturo-financier, sur ses multiples projets d’expansion. Une réaction des médias occidentaux qui sonne parfois comme un reproche face à un artiste, dont le talent demeure indiscutable.

Youssou N’dour est devenu un homme d’affaire qui pèse lourd sur la balance commerciale du Sénégal. Pourquoi ? Parce qu’il a voulu réunir les conditions d’un véritable show-biz africain, en réinvestissant l’argent gagné grâce à son talent de griot planétaire dans le business culturel. Selon lui, « pour que les générations futures ne connaissent pas le manque et le vide matériel que j’ai rencontré à mes débuts« . Comment ? En se donnant les moyens de former une jeunesse, susceptible de contribuer à cet élan novateur dans le milieu artistique du continent. En créant un studio d’enregistrement (Xippi), un label (Jololi), un groupe de communication (qui comporte un quotidien et une radio), un festival…
Son empire déstabilise, attise les jalousies, écrase la concurrence. On l’admire ou on l’accuse de tous les maux. Mais ce qu’il a entrepris, personne ne l’a réalisé avant lui. Il se bat pour les bonnes causes et combat la piraterie sauvage. Ses artistes saluent sa générosité intellectuelle et brandissent leurs carrières en exemple. Yandé Codou Sène, Cheikh Lô, quelques jeunes rappeurs sénégalais illustrent son discours. Son travail d’acteur culturel repose sur quelques recettes : formes inattendues de management pour le Continent qui permettent de négocier avec les maisons de distribution européennes ou américaines, de séduire les tourneurs et les diffuseurs de la musique dans le monde, de promouvoir à l’échelle planétaire le talent de ces artistes. Le résultat est satisfaisant. Peut mieux mais n’a jamais été égalé : c’est tout le mal que lui souhaite ses confrères. Pour sûr, si les tenants des différentes scènes africaines s’engageaient dans des démarches similaires à la sienne, le show-biz africain irait on ne peut mieux.
Son dernier album, « Joko » (Small/Sony), raconte son épopée d’une certaine manière. L’histoire d’un fils de ferronnier, à la recherche du maillon qui relie le village ancestral au monde virtuel : une image de l’Afrique moderne et fidèle à son passé surgit de ce tableau discographique, qui captive des milliers et des milliers de fans chez les disquaires des contrées du Nord et du Sud. Comme il aime à le dire : « L’africain que je suis a besoin d’une case, mais avec la clim ». L’une n’empêche pas l’autre. Voilà sa richesse. Voilà ce que professe l’homme Youssou N’dour. Son Afrique refuse de courir après le dernier train raté. Son Afrique se réinvente pour mieux dialoguer avec les autres. Mais pour cela, il faut se donner les moyens. Et Youssou s’y est essayé… avec succès. Il produit aujourd’hui une musique à double vitesse, qui tient compte à la fois de son public sénégalo-africain et de son public international. L’enjeu mérite l’attention : il est l’un des rares artistes à pouvoir s’offrir ce qu’il veut sur le plan de la production musicale. Entretien.
Chaque année, vous sortez une k7 sur le marché d’Afrique de l’Ouest, qui correspond à une attente bien déterminée du public dans cette région. Tous les cinq ou six ans, vous signez un album qui correspond aux canons du marché international… Est-ce qu’il n’y a pas le risque de perdre en authenticité ?
Je suis content d’avoir ces deux possibilités-là. J’ai découvert le monde, j’ai rencontré des sonorités, des choses qui m’ont vraiment intéressé. Vous savez… Je ne suis plus un gamin. J’ai 40 ans. Et je pense que de l’extérieur, avec mes voyages, j’ai vu mon pays, mon continent d’un certain œil, différent, qui valorise des choses. Je suis parvenu en quelques années à écrire des mélodies qui peuvent être universelles. En même temps, j’ai aussi cette possibilité qui vient de ma famille, de mes racines… d’être un griot-né. Ces opportunités sont là. Je les prends. Je suis capable d’écrire une mélodie qui passe sur la bande FM à Paris et je suis capable d’écrire une mélodie qui passe sur la bande FM au Sénégal.
Vous n’avez pas peur de jouer à l’équilibriste, de vouloir plaire à ceux-là, de vouloir ménager ces autres, de tabler sur tous les publics, au risque de tomber dans le piège du commercial ?
Vous savez… Les gens ont une image de la musique africaine. Mais cette image n’est pas la seule possible. L’Afrique n’est pas la forêt seulement. L’Afrique n’est pas exotique seulement. L’Afrique est moderne. Les villes comme Dakar, comme Kinshasa ou Abidjan sont modernes. Les gens y aiment les choses modernes aussi. C’est cette image-là que je démontre. C’est beaucoup plus original en plus. De toutes manières, si je me mets à chanter en anglais, il y aura toujours l’accent, il y aura toujours la réalité même de nos langues. Et tout ça c’est magnifique. Donc, je me considère comme quelqu’un qui a dépassé complètement le fait de plaire ou de déplaire à telle personne. Je suis capable de réaliser mes disques seul. Je suis capable de faire ce que j’ai envie de faire. Je suis dans cette vibe-là.
En fait, lorsque vous sortez un album international, on a l’impression que vos compositions se rapprochent de plus en plus de certains standards de la pop music. Vos collaborations avec des gens comme Neneh Cherry ou Wycleef des Fuggees laissent même perplexes. Est-ce vraiment le besoin de se confronter avec l’autre pour vous enrichir qui vous guide ou bien est-ce une envie liée uniquement au buzz commercial qui pourrait s’ensuivre ?
Une rencontre ne va jamais dans une seule direction. Vous amenez quelque chose à l’autre personne et vous lui prenez quelque chose. C’est évident. Et je trouve que le monde a besoin de ça, surtout dans le secteur de la musique. Les mélanges sont magnifiques. Je suis formel là-dessus. C’est ça qu’on a compris, nous, et c’est pour cela qu’on est allé un peu plus loin. Vous savez… je suis très content que Peter Gabriel soit connu au Sénégal, en Afrique. Il peut aller y jouer en concert. Ce qu’il a fait pour moi, aux Etats-Unis, en Angleterre ou en France, je l’ai fait aussi pour lui en Afrique.
Ce nouvel album… Comment se présente-t-il ?
On y trouve des morceaux déjà sortis il y a trois ans au Sénégal, qui ont été refaits. On y trouve beaucoup de nouveaux morceaux. Mais c’est un album qui s’appelle « Joko ». Joko, c’est le trait d’union entre le village et la ville. C’est tout mon parcours. Là d’où je viens… et là où je suis arrivé avec la rue, l’urbain et tout. C’est un album qui parle de la société, de ma vision du monde, du Sénégal et de l’Afrique. Et comme je le disais, on a deux Afriques. L’une est connue, l’autre n’est pas très bien connue. Et c’est l’autre qui est sur l’album. Il y a de l’humour aussi. Il y a aussi des mouvements ; même par rapport à l’enregistrement. En l’écoutant l’album, on se rend compte qu’on est en Afrique… Poum ! On est à New-York. Par exemple, une chanson comme « This Dream », sur laquelle Peter Gabriel prête sa voix, a commencé à Londres. Après, je suis parti avec les bandes à Dakar, j’y ai fait quelque chose. Les bandes sont reparties à Bath, dans son studio. Et on entend ce mouvement. Moi, je l’entend, parce que je l’ai vécu. J’espère que les gens vont l’entendre…
Beaucoup de collaborations…
Sur l’album, il y a Wyclef qui a travaillé sur trois titres. Il a fait un duo avec moi, il a remixé un titre, il a produit un autre titre. Il y a Peter Gabriel et Sting qui ont chanté avec moi. Il y a Johnny $, qui a produit « 7 Seconds ». Il y a Pierre Bianchi, qui a produit « La Cour des Grands ».
Plus que jamais international…
Absolument. Parce que j’ai cette possibilité, je le fais. Pourquoi un Africain ne peut pas faire des trucs qui sonnent international ? Je veux bien une case. Mais avec de la clim !

///Article N° : 1416

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