Les mots d’un cyclone et la mer du poème

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Il ne nous reste que les mots pour dire ce que nous avons vécu là-bas. D’interminables moments d’attente, le vent et la pluie d’un cyclone inattendu, une atmosphère électrique, la moitié d’un coup de poing qui part, des éclats de voix, beaucoup de mots, de la musique, la proximité de la mer-poème, les couleurs de la mer-nature, une bananeraie sous la pluie, les longues nuits, le rire multicolore des poètes. Ce rire salvateur qui a balayé nos vies pendant des jours et des nuits… Il ne nous reste que les mots pour dire l’essentiel partagé : l’humeur de l’île qui se veut émotion… Peut-être étions-nous allés là-bas pour ressusciter les complaintes d’un animal aujourd’hui en voie de disparition, qui a donné son nom à une commune bien vivante : le Lamentin…
Il me reste encore quelques images à partager au moment où je n’en finis pas de retomber à pieds joints sur la terre ferme de ma peau. Mais on ne revient pas d’une île quand elle s’appelle « Rencontres Poétiques Internationales ». J’ai dû apprendre que poésie veut dire vie, émotion, humeur, amour, jalousies, politique et intrigues… Je n’ai pas compris grand chose à ce qui s’est passé là-bas mais je veux bien croire que la poésie qui lie les humains entre eux n’est pas que jeux de mots.
Merci José Toribio de m’avoir associée à cette expérience formidable. Homme de conviction et profondément poète dans l’âme, avec quelle dextérité et quelle générosité tu as su piloter ton paquebot qui menaçait de prendre l’eau de toutes parts ! Je te revoie sous la pluie, ce mercredi-là, sous le hangar où nous avions trouvé refuge pour quelque temps, dans la bananeraie. Tu étais entre ta fille et les gendarmes venus t’apporter quelques documents à signer. Merci d’avoir gardé ce sourire magnifique qui nous tenait si chaud au cœur et nous faisait oublier l’eau et les mots déplacés qui coulaient alentour…
J’essaie de recoller des images qui affluent à fleur de peau….
Vendredi : J’ai l’impression, encore une fois, d’aller au bout du monde. Impression trop connue mais jamais la même. A Orly Sud, peu avant 11h, le décor est déjà planté. On se connaît tous on presque. On se salue, on se donne les dernières nouvelles. Nous sommes une demi-douzaine de poètes sur ce vol à aller au même endroit. Il y a quelques comédiens parmi nous, on le saura peu après. Il me faut un fil d’Ariane pour marcher dans ce labyrinthe. Un poète est assis sur le siège juste devant moi. J’ai l’impression de lui parler dans le dos. Mais non…Nous engageons la conversation sur des choses très sérieuses. La poésie et le sens de la vie. Tu me fais lire un article écrit sur toi. Puis un autre poète vient occuper la place vacante à côté de moi. Nous avons dû former, pendant des jours, un trio inséparable. J’ai envie de voir la mer à 20h. Cette mer que je ne connais pas à cet endroit-là. Quelques pas sur la plage et cette lune qui nous regarde. Retour vers les autres, tous les autres, ceux qui continuent d’arriver, ceux qui sont déjà là depuis un jour ou deux. La faim sévit en ces lieux. Et le décalage horaire fait son effet. Je vous quitte.
Samedi : Le soleil nous a réveillés de si bon matin. Je te revoie au petit déjeuner, toi, poète aux fruits. Excuse-moi de te nommer comme ça. C’est une vieille image de toi que j’ai gardée dans la tête. Elle va se renforcer et je l’ignore. A trois, nous allons faire une petite promenade. La plus belle journée n’est-ce pas ? Regarde cette photo où le ciel est si bleu et l’air si pur avant le cyclone. Quels visages d’enfants en train de chaparder ces fruits mûrs du premier jujubier rencontré près de l’hôtel ! L’île, à cet endroit, est belle et vallonnée et verte et lumineuse. Mais déjà, nous avons senti des rumeurs monter de la terre profonde, de l’âme des gens du pays. Comment être libres ? Comment cohabiter quand le meilleur de ce qui nous appartient ne nous revient pas? La question sourd dans les yeux rencontrés. Puis l’ouverture le soir : discours, musique, poésie. La tension commence déjà à monter. Mais le cyclone n’est pas là.
Dimanche : Ce débat l’après-midi. Je n’ai pas encore digéré ce décalage horaire. Je tombe de sommeil dès cinq heures. Je sais que vous avez été très brillants, votre auréole s’est agrandie. Excellents orateurs êtes-vous. Les femmes, dans la salle, admirent ces poètes-tribuns…Une autre soirée nous attend. Lecture de textes. Musique. La nuit s’allonge. Les poètes guettent quelques saveurs exotiques dans leurs assiettes. Mais les saveurs locales tardent à se réveiller. Et je sais qu’elles se feront plutôt rares. Il va falloir se contenter d’une cuisine plus ou moins aseptisée et du riz Uncle Ben’s. Cela provoque des sautes d’humeur, mais le rire coule déjà à flots, comme le vin.
Lundi : Rencontre dans une classe. Les enfants restent le plus bel avenir de la poésie. Par la fenêtre de la classe, je vois des champs de canne, une vache, puis deux. Les enfants ont encore le sourire. Ils rêvent à la mère patrie et ne connaissent de poèmes que ceux des poètes français. Tout étonnés d’entendre d’autres mots et de voir d’autres couleurs, ils découvrent l’Afrique à deux pas et n’en croient pas leurs yeux. Et ce débat l’après-midi… Passions, affrontements à mots mouchetés. Comment deux poètes du même pays peuvent-ils parler de créolité quand les poètes du pays hôte ont disparu pour la circonstance ? Le feu couve, je le sais. Le vent est déjà là. Mais il ne nous emporte pas encore. Nous sommes solidement accrochés à nos chaises. Nous nous laissons bercer par la musique du voyage et griser par la rencontre de l’autre.
Mardi : C’est le cœur qui prend un coup de jeune, dans cette ambiance électrique où nous passons beaucoup de temps à attendre dans le hall de l’hôtel, à la médiathèque, partout. Les poètes parlent. Ils se racontent des histoires les uns sur les autres. Les poètes ne sont pas des saints. Ils peuvent colporter le mal et la non-vérité. Un journaliste filme nos mots et nos sautes d’humeur. Il capte tout. Un monde infernal ? Ignominies ? Non, le rire est omniprésent et les accès de fièvre retombent vite. Les gouttes de pluie sont déjà là. La soirée va être encore longue.
Mercredi. Traversée de l’île en sol majeur. Attente, pluie. Combien de variétés de fruits as-tu cueillies et goûtées ce matin-là ? Caramboles, goyaves, fruits de la passion (verts, rappelle-toi). Paradis terrestre sous une pluie diluvienne. Et l’ouvrier qui nous parle de sa vie : la bananeraie. Et la tension qui monte toujours. Et nous dans ce camion des champs entre le vent et la pluie et la tête dans les nuages et le rire tonitruant d’un des nôtres… Dégustation autorisée (cette fois-ci) de fruits : oranges, bananes. Saveurs de l’île, enfin. Car nos pieds et nos mains sont déjà trempés dans l’humeur de la terre qui nous accueille. Puis ce jardin botanique. Et un des nôtres, adepte des gazelles en plein jour et des cigales de nuit. Il n’aime dit-il que les charmes de la nature en lieu et place du visage des humains. Nous rions sans fin… Et ce débat sur « la femme et le poète » en fin d’après-midi, dans lequel j’interviens. Tu as fait quelques commentaires après, n’est-ce pas?
Jeudi : Le groupe s’est agrandi depuis lundi et voilà que deux des nôtres vont nous quitter, déjà. Au cours du repas de midi, il y a encore quelques clashes mémorables. Le feu a éclaté sous la pluie. Quelques personnes croyaient pouvoir te blesser. Mais tu as gardé la tête haute. Je me rappelle ce jeune homme d’une gentillesse inouïe qui, une minute après, est venu te dire combien il appréciait ta manière d’être, combien il craint de te convier chez lui de peur de perdre sa femme ! Trait d’esprit d’ici… Nous apprenons à connaître les gens. Et je dois citer un seul nom sans plus tarder : Moumoune. Tu nous as servi à manger avec amour et tes desserts étaient succulents…
Tu m’as dit, cher frère, à la sortie du restaurant, les larmes aux yeux, touché par tant de méchancetés entendues ce jour et ému par tant de sollicitude de la part de gens qui ont encore un cœur et qui sont loin d’être poètes : « je crois en Dieu, pas toi ? »Il y avait vraiment de l’électricité dans l’air et 35 poètes rassemblés sur une île ça fait des dégâts, ça peut déchaîner les forces de la nature, un cyclone, tiens ! On se détruit les uns les autres, on ne sait trop pourquoi. Et l’on veut que les choses soient parfaites. Et ce débat à la médiathèque où l’animateur, un professeur venant de l’île voisine, fait son show en regardant sa montre. Il nous a à peine laissé le temps de nous exprimer sur « poésie et liberté ». Et ce couple, le plus tendre, sorti de là perplexe. Chère amie, c’est le seul jour où je t’ai vue t’en aller sans te soucier de la présence de ton « pharaon ». Tu as pensé qu’il s’était embarqué, lui aussi, sur la mer des méchancetés en dénonçant notre approche trop timide de l’engagement du poète…
Vendredi. Cela fait déjà huit jours que nous sommes là. Et ce matin, le cyclone a tout ravagé. Il pleut à verse. Même la mer qui nous accompagne a les larmes aux yeux. Nous sommes tous assignés à résidence à l’hôtel. Le temps du petit déjeuner se prolonge. Le déjeuner, lui, est l’occasion d’autres sautes d’humeur. Le poète doit nourrir son corps. Il a besoin d’un repas de qualité. Il a besoin de saveur. Il a besoin d’attention et d’affection dans son assiette. Ce vendredi, quelques retardataires ont l’air d’être à la caserne… L’après-midi, nous lisons nos textes devant le public de l’hôtel. Ici, quelques images inoubliables. Et le rire nous plie en quatre… Des cigares se cherchent, cherchent du feu, entre des mains fébriles. Ils s’allument, ils s’éteignent. Ils sont plus poétiques, éteints…
Samedi : Nous sommes invités à déjeuner chez Monsieur le maire. Une colline verte qui surplombe la commune. Le vent s’est calmé. La pluie a cessé. Le soleil ose montrer le bout de son nez. Les ponts sont encore coupés et il y a des déviations partout. Beaucoup d’eau a coulé sous le pont de la poésie. D’autres angoisses s’expriment à table. Acras, palourdes, rascasses, beaucoup de sel, de piment et d’épices pour la saveur de la vie. Discours et piques. Lectures de poèmes inédits. Il va être 17h et le dernier vent du cyclone s’apprête à nous emporter. Un demi coup de poing inattendu. Beaucoup de paroles, parlotes. Et nos yeux étonnés et ébahis. J’admire ton courage à ce moment-là, José. Tu as surplombé la houle. Tu as sauvé le groupe pour toujours… A la soirée de clôture, la fête est belle à la station thermale de la Ravine Chaude. La nuit s’étire et le cyclone s’est éloigné.
Dimanche : La plage accueille encore des passants. Et nous avons été de passage près de la mer-poème… Le soleil réapparaît. L’idée du départ brille dans tous les yeux. Chère amie, je revoie tes cils au moment où nous montions dans le car du retour, tu restais encore là pour quelques heures… Puis cet avion où nous avons recréé le rire à trois, une bonne partie de la nuit, comme des enfants terribles. Turbulences et sérénité à 11000 mètres d’altitude. Nous portons sur la peau, à tout jamais, ces stigmates paradoxales du cyclone métis, venu du Mexique, échoué sur la Guadeloupe de manière inattendue.
Lundi matin : A Orly Sud, nous arrivons sur une autre planète que nous devons rendre habitable, nous ne l’avons pas oublié. La poésie a-t-elle une autre destination ?
Huit jours après, il ne me reste que les mots plus une tonne de silence…
Extraits
Où trouver le mot juste
De la porte du silence
Pour ouvrir la danse du conte
Près de ma peau de femme
Que le bon Dieu a inventée
Comme un instrument de musique inédite
(Il n’y a pas de parole heureuse, p.11)
Ils disent
Que la femme n’est qu’une femme
Ils disent
Que ses mots sont des réserves d’oublis
Gravés par le vent à la porte du Temps
Mais ils ignorent que là où nos mots
Tombent en poussière de larmes
La Vie monte la garde
Contre les tueurs de tous acabits
(Il n’y a pas de parole heureuse, p.39)
Car une peau de femme
Est un conte inattendu
Que les savants du monde entier
Ne sauront jamais déchiffrer
(Il n’y a pas de parole heureuse, p.57)
Ici il n’y a pas de parole heureuse
Il y a des rires et des larmes qui marient
Leurs rythmes ensemble
A la tombée du matin
Il y a la bêtise humaine qui n’est plus un mot
C’est l’air qui tue sans en avoir l’air jamais
L’homme et la femme
à coups de bombe insecticide
Il y a la
Foutaise
Ce cri de victoire
Sur les forces occultes du silence
(Il n’y a pas de parole heureuse, p.56)

Bibliographie de Tanella Boni :
Labyrinthe, Akpagnon, 1984 (poèmes)
Une vie de crabe, NEAS, Dakar, 1990 (roman)
De l’autre côté du soleil, EDICEF, jeunesse, 1991
La Fugue d’Ozone, EDICEF, jeunesse, 1992
Grains de sable, Le bruit des autres, 1993 (poèmes)
Les baigneurs du Lac rose, NEI, Abidjan, 1995 (roman)
Il n’ y a pas de parole heureuse, Le bruit des autres, 1997 (poèmes)
collectif :
Légendes (poèmes sur photos), Laboratoire, Grenoble, 1997
« Peau de sel », nouvelle, in Archipel de fictions, Florent Massot, 1998
« Chaque humain est la source du temps » in Lettres aux générations futures, UNESCO, cultures de la paix, 1999.///Article N° : 1171

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