Les premiers acteurs noirs de la scène française

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En dehors des petits négrillons figurants auxquels la Comédie Italienne avait habitué les spectateurs parisiens, on ne compte quasiment pas d’acteur noir dans le théâtre français avant le début du XXe siècle. La tradition voulait que des Blancs prennent en charge les personnages noirs en portant perruque et maquillage. Ce qui représentait du reste pour les comédiens une épreuve. Le maquillage prêtait facilement à ridicule et les acteurs ne s’y soumettaient pas de bonne grâce. En 1792, La Chronique de Paris doit enjoindre par exemple le grand Talma de mieux se grimer pour jouer Othello, et  » de mettre autant de sévérité dans son costume que de vérité dans son jeu. « . C’est une préoccupation importante d’Olympe de Gouges au moment où elle fait jouer L’Esclavage des Noirs :  » Je n’ai qu’un conseil à donner aux Comédiens Français, et c’est la seule grâce que je leur demanderai de ma vie : c’est d’adopter la couleur et le costume nègres.  » Conseil qu’ils ne suivront pas au grand dam de l’auteur. Quand les théâtres de Paris s’empressèrent d’adapter à la scène la malheureuse aventure d’Ourika, d’après le roman de Madame de Duras, en 1824, ils trouvèrent de nombreux adaptateurs, mais les jeunes premières à la mode rechignaient à prendre le rôle. Mlle Mars, comme Mlle Bourgoin le refusèrent et Mlle Brocard qui avait finalement accepté de jouer une Ourika dû essuyer les pires moqueries. La presse multipliait les calembours et les bons mots au sujet du jus de réglisse qui couvrait le visage des Ourika du boulevard.
Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle à l’époque romantique, au moment ou les victimes de l’esclavage apparaissent comme les personnages récurrents de certains mélodrames des boulevards, le mulâtre, voire le nègre blanc deviennent des personnages fort pratiques à la scène, rendant enfin le maquillage inutile.
Ce fut peu avant la révolution de 1848 et l’abolition de l’esclavage que l’on vit à Paris, les premiers acteurs noirs monter sur scène. Mais cette présence jugée  » exhibitionniste  » fut diversement appréciée par la presse.
De vrais nègres aux Variétés en 1847
Le 1er juillet 1847, Clairville et Siraudin firent jouer sur le Théâtre des Variétés un vaudeville qui traitait le thème de l’esclavage par l’ironie et surtout mettait en scène pour la première fois des acteurs de race noire : Malheureux comme un nègre. La pièce résolument comique s’amusait à ridiculiser les Blancs des colonies du négrier Rifolard qui, en brave commerçant qui se respecte, se plaint de faire de mauvaises affaires, au nigaud de Giboulot, le métropolitain qui débarque pour faire fortune et s’empresse d’acheter des esclaves, alors qu’il prétend appartenir au mouvement abolitionniste, en passant par Turlurette, son épouse, qui se donne de grands airs et méprise les nègres alors qu’en métropole elle exerçait la profession de femme de chambre… ! Les esclaves noirs en revanche gardent toute leur dignité, ce sont eux qui contribuent à tourner en ridicule les Blancs et à en faire des dupes.
Profitant de la naïveté de Giboulot, Rifolard lui refile Atar-Gull, un nègre dont le nom est bien sûr révélateur et qu’il ne parvenait pas à vendre, ainsi que sa femme Cora et son enfant Coco. Giboulot est persuadé d’avoir fait une bonne affaire, d’autant qu’il n’est pas insensible aux charmes de la belle Cora. Or, le grand nègre n’a rien de l’animal soumis et ignorant qu’il imaginait : Giboulot veut jouer les maîtres et s’adresse en petit-nègre à Atar-Gull, mais c’est lui qui passe finalement pour un benêt :
GIBOULOT : Petit noir à moi, moi voulir acheter toi pour nièce à moi, femme à moi, domestique à moi, tout ce qui est à moi, y compris moi, toi le vouloir t’y ?
ATAR-GULL : Pourquoi me parlez-vous comme ça ?
GIBOULOT : Il ne m’a pas compris. (A Atar-Gull.) Toi ne comprenir pas langage à moi, moi parlir langue à toi pour que toi comprenir moi.
TURLURETTE : Ce langage est échafaudé sur les toi.
ATAR-GULL : Ne vous fatiguez pas ainsi ; dites-moi tout simplement : Atar-Gull, je te prends à mon service !
TURLURETTE : Comment ! un nègre qui parle blanc.
GIBOULOT : A-t-on vu un imbécile comme ça, qui me laisse m’éreinter à lui parler son idiome. (A Rifolard.) Il sait donc le français ?
RIFOLARD : Et l’italien, et l’arabe.
(Acte I, sc. 8)
Une fois au service de Giboulot, tel un Scapin ou un Figaro, Atar-Gull s’empresse de monter tout un stratagème pour recouvrer sa liberté et mystifie un à un tous les membres de la famille.
Cependant, l’innovation de Clairville et Siraudin ne fut pas accueillie avec succès. Le public siffla la pièce à plusieurs reprises ; on l’accusa de mauvais goût et d’exhibitionnisme. T. Sauvage se montra particulièrement virulent dans le Moniteur universel. Non seulement il n’appréciait pas l’humour sarcastique de la pièce, mais il condamnait vertement la présence d’acteurs noirs sur scène :  » Dans une parade dont le but est de prouver, au moyen d’ignobles lazzis, que le nègre esclave est plus heureux que le blanc son maître ; faire figurer un NOIR, c’est pour moi une cruelle et sanglante ironie, que tout l’esprit de Piron, Lesage, Favart et Desaugiers réunis ne pourrait rendre tolérable. « 
La réaction de la critique n’était pas dénuée de contradiction. Le Corsaire qui ne voyait dans ces  » trois vrais nègres  » qu’une exhibition de foire ne s’attachait précisément qu’à leur physique :  » Saït-Abdalla (Atar-Gull), est le plus beau type que nous ayons jamais vu de la race éthiopique. Cette face noire comme l’ébène, percée de deux yeux brillants, ces grosses lèvres qui s’entr’ouvrent pour laisser voir des dents étincelantes de blancheur, sont d’un grand caractère. Elysée, la négresse et Aamath, le petit négrillon, ont aussi un galbe remarquable. « 
Quant au Moniteur universel, il se refuse même à envisager ces nègres comme des acteurs et ne cite même pas leurs noms :  » Le monsieur noir que l’on a montré dans cet ouvrage n’a d’autre mérite que celui de sa couleur ; comme artiste dramatique, il est fort peu intéressant : sa prononciation gutturale et serrée est fatigante, et son chant – car on lui fait chanter du Robert-le-Diable et de la Norma – son chant, dans lequel la mesure et la prosodie sont méconnues au point de ne pouvoir marcher avec l’orchestre, se réduit à une succession de notes plus ou moins justes. La femme mulâtre et le négrillon qui l’accompagnent sont insignifiants. Tout cela est fort peu curieux. « 
A l’époque où l’Angleterre commence à porter aux nues Ira Aldrige, un comédien mulâtre qui deviendra une vedette internationale, jouant Othello ou Oroonoko dans les plus grands théâtres d’Europe, le public français ne voit encore dans un nègre sur scène qu’une attraction digne des montreurs d’animaux. L’homme noir est tout entier réduit à son apparence, son aspect physique. Sa présence sur scène est déjà en soi si spectaculaire qu’on ne saurait imaginer qu’il incarne un rôle ; il ne peut qu’être lui-même, autrement dit le nègre victime de l’esclavage, image de soumission et de dévouement. Or la pièce de Clairville et Siraudin ne proposait pas cette image cliché de l’esclave, mais donnait à jouer aux acteurs noirs de vrais personnages de théâtre, peut-être sans rapport avec la réalité, mais bien sous l’égide de la comédie. Un nègre jouant les Figaro, quelle incongruité ! L’audace de la mise en scène fut plutôt mal reçue.
L’expérience ne fut donc pas renouvelée. Si des Noirs, tels Saït-Abdalla, Elysée ou Aamath, eurent alors une quelconque place sur scène, ce ne devait être que cantonnés dans des rôles de figuration, contribuant par leur présence éminemment spectaculaire à quelque effet d’exotisme, comme de vulgaires décors…
Chocolat au théâtre ? Quel cirque !
Dans les années 1900, le monde du spectacle s’ouvre aux artistes noirs, musiciens, chanteurs, danseurs, boxeurs, trapézistes…. le théâtre à son tour, tente d’intégrer des Noirs. Mais si au music-hall, au cirque, au cabaret, le spectacle du vrai nègre fait courir les spectateurs de la Belle Epoque, les mentalités ne semblent pas encore prêtes à l’admettre sur la scène du théâtre. En 1911, Gémier recrute le célèbre clown Chocolat pour jouer au Théâtre Antoine dans Moïse d’Edmond Guiraud. La presse suit l’expérience de près, mais ce sera un échec, la pièce est rapidement retirée de l’affiche. La critique en fait des gorges chaudes : ce four n’est-il pas la preuve qu’un nègre peut faire le pitre sur la scène des Folies-Bergère, mais jouer la comédie…. voilà un art autrement plus difficile ! Et l’on put même lire dans La Presse, sous la plume de Max Heller, un curieux entretien destiné à enfoncer davantage les velléités d’acteur du clown :
– Répondez-moi franchement, M. Chocolat. Moïse, la pièce de M. Edmond Guiraud, a-t-elle disparu de l’affiche parce qu’elle n’était pas bonne ou… parce que c’était vous qui… vous qui ne saviez pas votre rôle ?
– La pièce était bonne, moucié ; moi aussi j’étais bon… Oui, je sais, je sais. On a dit Chocolat pas capable lancer répliques à lui, répliques trop longues pour lui ; qu’il s’ember…, s’emberli…, s’emberlificotait dans ses phrases. Ca a raconté moucié Gémier. Pas été gentil, moucié Gémier. Voyons, moucié, n’est-ce pas que Chocolat pas parler français comme bon nègre ?\
Noir comme un loup
Une autre tentative a lieu en 1913. Il s’agit d’Habib Benglia dont la longue carrière illustre bien la place toute nouvelle que l’on donnera bientôt au nègre, notamment dans un certain théâtre d’avant-garde.
Il fait avant guerre quelques figurations au Théâtre de la Renaissance. On le remarque bientôt dans le rôle du  » funèbre étalon  » qui à demi-nu hurle le nom des mets raffinés dans l’Aphrodite de Pierre Frondaie. Au sortir de la guerre, Gémier l’engage alors pour jouer les athlètes en costume d’officier thébain dans l’Oedipe Roi de Thèbes de Saint-Georges de Bouhélier. Aux côtés des vrais sportifs qui participaient à la figuration de ce grand spectacle olympique, Benglia introduisait un peu d’exotisme. Puis, sollicité par plusieurs compagnies d’avant-garde, la Grimace de Fernand Bastide notamment, il ne tarde pas à entrer dans la troupe de Gémier pour créer le negro chanteur ambulant du Simoun de Lenormand, à l’Odéon, et participe à de nombreuses créations des Compagnons de la Chimère avec Gaston Baty.
En prenant la direction de l’Odéon en 1922, Gémier avait d’ailleurs affirmé ce qu’il appelait son  » haut souci de réalisme intégral « . Dans un entretien qu’il avait alors accordé à Maurice Duplay et Gaston Moussé, il avait annoncé son intention de monter une pièce de François de Curel qui mettait en scène les tribulations d’un missionnaire en Papouasie.  » Mes Papous ne viendront pas de Ménilmontant, avait-il déclaré, ils seront authentiques et s’exprimeront dans leur idiome « . Cette orientation esthétique nouvelle trouva tout à fait son mode d’expression avec Benglia dont la culture soudanaise et la langue bambara furent largement mises à contribution dans les spectacles de Baty.
Faire jouer un authentique nègre apparaît comme une véritable audace que la critique salue, tant du point de vue du réalisme que du point de vue de l’esthétique. Un critique ironique retient dans Le Cyclone de Gantillon que Baty avait monté à la Baraque de la Chimère la présence de  » Habib Benglia qui joue le nègre avec une parfaite vraisemblance, étant nègre lui-même « . Et il ajoute :  » Il n’a qu’à continuer. « 
Seulement, Gémier, Bastide ou Baty ne recherchaient pas seulement le réalisme en intégrant Benglia dans leurs spectacles. Il ne s’agissait pas de le cantonner à une présence figurative et exotique qui s’ajouterait au décor. Benglia jouait de vrais rôles, il incarnait de vrais personnages. Ses apparitions étaient le plus souvent nues : Gémier et Baty utilisaient la beauté plastique de son corps et ses talents de danseur. Aussi sa présence sur scène avait-elle une valeur symbolique attachée à la primitivité que pouvait suggérer ce corps de bronze curieusement animé et ces sons étranges qu’il émettait.
Il s’agissait surtout de mettre en scène le corps noir de Benglia comme une incarnation de l’âme primitive, âme toute sensitive et charnelle qui avait besoin d’un corps pour s’exprimer. On voit dans le nègre une incarnation des instincts refoulés de l’Europe.  » Il y a certainement quelque chose de nègre en nous : crier, danser, se réjouir, s’exprimer, c’est être nègre « , écrit Paul Morand dans Paris-Tombouctou. Et il ajoute dans Magie noire :  » le nègre, c’est notre ombre « .
Après guerre, alors qu’on appréhende à travers la psychanalyse les profondeurs insondables de la psychologie humaine, le nègre cesse d’être l’autre, il devient l’ombre trouble du Blanc, l’incarnation de ses pulsions ataviques, de ses fantasmes enfouis, en somme une image tangible des profondeurs de l’inconscient, une figure allégorique du ça.
Le nègre comme figuration sur scène des pulsions instinctives de l’homme, c’est ce que l’on retrouve dans plusieurs créations d’avant-garde, tant chez Bastide que chez Baty. Ils font de lui l’émanation concrète de la forêt pulsionnelle qui envahit les profondeurs de l’âme humaine.
Cette exploitation du nègre comme imago du ça explique les débuts au théâtre de Benglia, et son triomphe, en 1921, dans le rôle d’un loup ! En effet en montant Le Loup de Gubbio, la pièce de Boussac de Saint-Marc, Fernand Bastide avait eu l’idée de confier le rôle de Ciacco, cet être bestial, cet homme des bois qui terrorise tout le canton, à Habib Benglia.
La troupe de la Grimace remporta un succès important, et on apprécia particulièrement le jeu de Habib Benglia qui apparaissait à demi-nu, couvert d’une peau de bête.  » H. Benglia donne à l’homme sauvage un extraordinaire relief « , lisait-on sous la plume de Jane Catulle-Mendès.
L’expression de l’âme primitive devint un motif esthétique qui passionnait de plus en plus Gémier et Baty. Mais le théâtre français n’avait pas produit de répertoire exotique qui mette en scène le nègre autrement qu’à travers des images d’Epinal caricaturales. Le théâtre français n’avait pas de héros nègre. Aussi fallut-il se tourner vers le théâtre américain.
Un Empereur noir à l’Odéon
En novembre 1923, Gémier tente une expérience artistique quasi révolutionnaire : il monte à l’Odéon L’Empereur Jones  de l’Américain Eugène O’Neill avec Habib Benglia en vedette.  » Par les soins de M. Gémier, annonçait la Presse, sera donnée la première représentation d’une pièce nègre, ou plutôt qui se passe chez les nègres et dont le premier rôle sera tenu par un nègre. «  La critique ne manqua pas en effet de souligner l’originalité de l’entreprise.  » Pour la première fois sur une de nos plus grandes scènes, un authentique homme de couleur tiendra le rôle le plus important « , pouvait-on lire dans Comoedia, tandis que le Gaulois faisait remarquer :  » Ce qu’il y a d’intéressant dans cet Empereur Jones, c’est qu’il est joué par un vrai nègre, Benglia, un de nos coloniaux. « 
On prédisait un succès de curiosité qui mettrait Benglia à la mode ; les journaux ne voyaient là qu’un signe supplémentaire de la folie nègre qui s’emparait de la capitale :  » Paris, en ce moment, ne peut se passer d’un homme couleur de nuit pour en faire l’homme du jour « . Le compte-rendu que proposa Armory au lendemain de la première répondait bien au climat sensationnel qui auréolait le spectacle :  » Les assistants sont intéressés par la tentative et les dames ont pour l’académie colorée de M. Benglia des petits cris d’admiration… « 
Comme prévu, le public ne resta pas insensible à  » la grâce d’animal «  du bel athlète, mais c’est ce que retint essentiellement la critique qui par ailleurs fit un accueil très réticent à la mise en scène de Gaston Baty.
Grâce à quelques rudiments de civilisation acquis en esclavage aux Amériques, Jones parvient à se faire l’Empereur d’une peuplade africaine. Mais bientôt les sauvages renversent leur maître. Il doit s’enfuir dans la forêt.  » Tête-à-tête de la nature tropicale et de l’homme civilisé « , explique le programme du spectacle.  » Devant nous, en de rapides tableaux, Jones va redescendre le chemin monté par ses ancêtres, tel un film qui se déroulerait à rebours « . Il revit les grandes étapes de sa vie et celles qui ont marqué l’histoire de sa race.
A travers les décors, Baty avait voulu se rapprocher d’une esthétique cubiste, tandis que la mutation progressive de l’homme civilisé vers ses racines primitives passait par un travail artistique et symbolique sur le corps de Benglia. Empereur, il apparaissait guindé dans un uniforme militaire avec épaulettes et double rangée de boutons. Mais au fur et à mesure de sa descente dans les abîmes ataviques de la mémoire de sa race, son corps se dépouille des oripeaux clinquants et superficiels de la civilisation. Et c’est par la danse que Benglia donnait à voir la reconquête de l’âme primitive sur les perversités tyranniques héritées de l’Occident. La critique rendait grâce à la performance physique de Benglia, mais elle réduisait le primitivisme de la chorégraphie à de l’animalité ; tel René Wisner :  » Il a des halètements et des sursauts de bête traquée. Tout son corps fléchit, se redresse, bondit et retombe. Il fait de sa noire académie, un poème exprimant la détresse ou l’espoir. Un acteur joue avec son cerveau et son visage M. Benglia, lui, joue avec ses muscles. On ne peut dire de M. Benglia que sa poitrine parle, et que ses omoplates crient. La sueur l’inonde, fait reluire son torse bronzé, et prouve qu’il subit en effet, toutes les affres de l’Empereur Jones. Il est impossible d’être plus sincère, d’être plus près de l’animalité, et d’être plus artiste. C’est de la sculpture sur soi. C’est la vie incarnée dans la chair. C’est le triomphe de l’anatomie. « 
La puissante impression esthétique que produisait sur scène Benglia trouvait sa répercussion chez les dessinateurs et les caricaturistes qui publièrent de nombreux dessins où ils tentaient de rendre la beauté de sa silhouette et l’étrangeté de ses attitudes.
La pièce eut un succès mitigé. Les critiques trouvaient la mise en scène de Gaston Baty décidément trop  » nègre « , un tel spectacle n’avait pas, à leurs yeux sa place sur la scène de l’Odéon, ce haut lieu de la culture.  » Mon premier mouvement fut de trouver tout cela gênant sur notre second Théâtre-Français « , confie Antoine dans son article de l’Information.  » Le long monologue de ce nègre, ses trémoussements, ont un caractère d’exhibition d’abord déplaisant. «  Pawlowski avait le même mouvement d’indignation dans le Journal :  » Il est très possible que ces huit tableaux passionnent vivement les nègres qui pourront y trouver de légitimes sujets de fierté ; pour nous, ils nous paraissent un peu primitifs sur la scène du second Théâtre-Français qui vit tant de chefs-d’oeuvre. «  Et même si l’on reconnaît  » l’admirable plastique «  de Benglia, et ses talents de comédien, notait E. Mas du Petit Bleu,  » cela ne suffit point pour justifier la présence de L’Empereur Jones à côté de nos chef-d’œuvres classiques et des hardis essais de nos jeunes auteurs contemporains. « 
Force est de constater que ce qui fascine avant tout dans le spectacle du nègre, c’est sa nudité et sa gestuelle. Si le théâtre d’avant-garde a alors l’audace d’introduire des Noirs comme Benglia dans la distribution de ses pièces, le regard du spectateur, lui, reste plus attaché à l’exhibition physique du nègre qu’à la symbolique du personnage qu’il incarne. Aussi, acteur à sensation dans plusieurs créations de Fernand Bastide ou de Gaston Baty, Benglia fut-il en même temps la vedette de plusieurs revues du music-hall.
Les spectateurs ne semblent pas attendre du nègre qu’il joue autre chose que ce qu’il est. Il est sur scène comme ailleurs le nègre, c’est-à-dire l’Autre, et c’est de son étrangeté physique qu’il se repaît. Difficile pour le Noir de jouer un autre rôle que le sien.
Dans les années trente, Benglia incarna aussi des rôles comiques de boy ou de roi nègre dans des boulevards. Sa présence dans des rôles habituellement joués par des Blancs grimés faisait figure d’attraction. L’Attachée de Yves Mirande au Palais-Royal fit d’ailleurs tout son succès sur cette originalité. On pouvait lire dans l’Intransigeant :  » Pour créer le roi nègre, Olida 1er, la direction, n’a pas regardé à engager un noir bon teint, M. Benglia, d’autant plus dans la peau du personnage que c’est la sienne « . L’Echo, qui se voulait spirituel, reconnaissait l’allégresse du jeu de Benglia et ajoutait :  » il a ceci d’inimitable pour le commun des acteurs, c’est d’être réellement noir « . La pièce partit en tournée et la presse de province se montrait encore plus directe :  » La comédie de M. Yves Mirande a un attrait de plus : c’est que le roi noir qui anime ses trois actes est joué par un véritable comédien noir, le noir Benglia. «  Ou encore :  » Il est vrai que la pièce se corsait d’une attraction de premier ordre grâce à la collaboration de M. Benglia, le célèbre comédien noir. « 
La notoriété de Benglia fut considérable entre les deux guerres, d’autant qu’il tourna de nombreux films et participa au triomphe de Maya, pièce dans laquelle il incarnait le barman hindou.
Il avait été le premier grand comédien noir français, mais, contre toute attente et en dépit de plusieurs projets, celui qu’on appelait  » le tragédien noir  » n’avait pas encore à l’époque incarné Othello.

1. Chronique de Paris, 26 novembre 1792.
2. Ibid.
3. Le Corsaire, 3 juillet 1847.
4. Moniteur universel, 5 juillet 1847.
5. Il s’appelait de son vrai nom Raphaël de Leios et était d’origine sud-américaine. Il connut ses premiers succès comiques à Madrid où on le surnommait  » el rubio « . Il a 25 ans quand il est engagé avec Tony Greace au Nouveau-Cirque. Ils formeront un tandem comique particulièrement célèbre à la Belle Epoque : Foottit et Chocolat. Il joua aussi dans des revues et des spectacles du music-hall comme Pierrot Soldat, La Grenouillère, Paris au galop, Papa Chrysanthème et Les Noces de Chocolat. En 1912, il formait un couple avec Tablette, un clown blanc qu’interprétait son fils, et était alors devenu une image incontournable du music-hall parisien qui inspira même les publicitaires. Après la mort du clown en 1917, son fils perpétua le personnage qu’il avait créé en formant de nouveaux duos, notamment  » Chocolat et Porto  » à Médrano et  » Chocolat et Sérato « .
6. La Presse, 5 janvier 1911.
7. Maurice Duplay et Gaston Moussé, Entretien avec Gémier, Comoedia (?), 7 juin 1922.
8. Paul Souday, Comoedia, le 30 mai 1923. Boutade attribuée au président Mac-Mahon qui aurait déclaré au major de Saint-Cyr qu’on appelait  » le nègre  » dans le jargon estudiantin et qui ce trouvait cette année-là être un Noir :  » C’est vous le nègre ? Eh bien continuez !  »
9. Paul Morand, Paris-Tombouctou, documentaire, Flammmarion, Paris, 1928, p.100
10. Paul Morand, Magie noire, Grasset, Paris, 1928, pp. 206-207.
11. A.Boussac de Saint-Marc, Le Loup de Gubbio, pièce en trois actes, représentée pour la première fois par la Grimace, le 26 Avril 1921. Reprise en mai 1923 au Théâtre Michel.
12 Jane Catulle-Mendès, 17 mai 1922.
13. Drame en huit tableaux, adaptation française de Maurice Bourgeois.
14. Georges Martin, La Presse, 10 novembre 1922.
15. Max Frantel, Comoedia, 31 octobre 1923.
16. Louis Schneider, Le Gaulois, 2 novembre 1923.
17. Georges Martin, La Presse, 10 novembre 1922.
18. Armory, Comoedia, 1er novembre 1923.
19.  » Il unit à une rare intelligence une grâce d’animal. Très beau, il a des mouvements, des attitudes, des danses qui sont d’une harmonie et d’une souplesse admirables « , Nozière, L’Avenir, 1er novembre 1923.
20. Gaston Baty, Programme de l’Odéon du 16 au 30 novembre 1923.
21. René Wisner, Le Carnet, 11 novembre 1923.
22. Antoine, L’Information, 12 novembre 1923.
23. Pawlowski, Le Journal, 1er novembre 1923
24. Emile Mas, Petit-Bleu, 1er novembre 1923.
25. Lucien Descaves, L’Intransigeant, 28 avril 1929.
26. Franc Norain, L’Echo, 28 avril 1929.
27. L’Eclaireur, 24 janvier 1931.
28. L’Eclaireur, 5 décembre 1929.
///Article N° : 1311

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