En sortie dans les salles françaises le 20 novembre 20024, le premier long métrage de Dania Reymond-Boughenou met en scène de remarquables acteurs pour évoquer poétiquement les conséquences en Algérie d’une concorde civile qui n’a pas permis de faire le deuil et d’éclairer le passé.
Dania Reymond-Boughenou habitait Alger et avait 11 ans quand sa famille est venue se réfugier en urgence en France en 1994, l’année de l’assassinat de Cheb Hasni dont on entend le raï durant le film. En 1992, l’armée avait rompu le processus électoral qui menait le FIS au pouvoir. Ses bras armés répliquèrent jusqu’en 2002 par des attentats visant les forces de l’ordre et s’étendant dramatiquement à la société civile, faisant des dizaines de milliers de morts.
Son cinéma puise dans ce lien aussi intime qu’historique. Dans son documentaire Constellation de la Rouguière (2021, 31′), elle fait parler des habitants de ce quartier singulier de Marseille qui a accueilli les rapatriés d’Algérie en 1962. Quant à son moyen-métrage de fiction, Le Jardin d’essai (2016, 42′), il se déroule dans le parc tropical du Hamma d’Alger où un réalisateur fait répéter des acteurs pour son film, un conte mettant en scène les jeunes d’une ville assiégée. L’impuissance qu’ils ressentent dans leurs vies quotidiennes renforce leur désillusion (le « dégoûtage ») (cf. article n°13668).
L’enjeu était là d’évoquer une autre vision historique de l’Algérie que l’officielle. C’est aussi le défi des Tempêtes, sauf que Dania Reymond n’a pas obtenu ni les autorisations ni le financement pour tourner en Algérie et a dû le faire au Maroc en faisant venir des acteurs algériens. L’histoire est donc transposée dans un pays imaginaire, ce qui l’inscrit dans un univers onirique et donc encore davantage dans son travail de deuil et de mémoire. Car là est le fond de ce film en scope où le fantastique prend le dessus : d’étranges tempêtes de poussière jaune, des morts qui réapparaissent, la folie ambiante…
Nacer (Khaled Benaïssa) est journaliste. Son métier est de comprendre, alors que la presse vire vers l’accumulation de faits divers plutôt que l’analyse. Son frère Yacine (Mehdi Ramdani) est un docteur obsédé par une patiente qu’il n’a pas pu sauver et voit des morts la nuit. Il porte la culpabilité. Nacer a lui-même perdu sa femme Fajar (Camélia Jordana) lors d’un faux barrage durant la décennie noire et cherche son assassin. Il ne peut se détacher de cette femme qui revient tout d’un coup, charnelle et vivante, comme si de rien n’était, comme cela arrive à d’autres personnes.
Les tempêtes de sable jaune concernent des lieux où les islamistes comme les colons enterraient leurs victimes. Ces sables qui envahissent l’image dans une chromie persistante plongent tout le film dans le flou des limbes. Cet état intermédiaire, cet entre-deux que nous ressentons tous dans un monde dominé par l’incertitude tant géopolitique qu’écologique induite par l’élection de climatosceptiques et le repli des pays du Nord sur un pouvoir d’achat acquis dans l’inégalité qu’ils ont historiquement construite, c’est aussi ce monde du Jardin d’essai, une Algérie qui peine à sortir des ornières et se dégager des voies d’avenir.
Les limbes sont aux marges de l’enfer, entre la vie et la mort. Ces eaux de la nuit, ces vagues de la mer, sont celles de la mémoire qui obsède car le deuil n’a pu se faire. Au début du film, Nacer interroge un repenti. Comme dans Le Repenti de Merzak Allouache, il n’a de repenti que la désignation. La loi de « Concorde civile » de 1999 visait à faire un trait sur le passé en réintégrant les combattants islamistes dans le tissu social s’ils abandonnaient la lutte. La loi de 2005 abandonnait toute poursuite des repentis s’ils n’étaient pas coupables de crimes de sang. Cette absence de justice explicite empêchait de faire le deuil. L’amnistie ne laissait que l’oubli comme recours aux dizaines de milliers de gens qui avaient perdu des proches. En Afrique du Sud, au Maroc, au Rwanda, des commissions en forme de tribunaux ont rompu le silence, permis des aveux, ouvert l’avenir. Pas en Algérie. Comment dès lors permettre aux victimes et bourreaux de coexister pour que les générations futures ne souffrent pas d’une haine entretenue et puissent tourner la page ? Nacer cherche la vérité « pour que tout le monde sache ». Mais le repenti lui retourne sa demande : « Tu peux te contempler en moi ». Nous sommes tous des repentis des « sales petits secrets » qu’évoquait Deleuze, nos compromis avec les méandres de notre Histoire.
« Et même fusillés, les hommes s’arrachent à la terre », dit l’homme au regard halluciné à l’inspecteur de police, citant Kateb Yacine, un poème de 1964 que lit en classe Sharazade (Shirine Boutella), l’étudiante à qui on oublie de mettre une assiette, dont Yacine est amoureux. « Il y a tant de morts ». Elle l’emmène dans des catacombes, atelier d’un artiste qui dessine au fusain des rêves inquiétants mais où l’on peut danser. « Et bientôt, les vivants n’auront plus où dormir », tant la poussière monte à la gorge… C’est le cas du vieux paysan assailli de cauchemars (Zahir Bouzerar).
La tempête atteint son paroxysme, « milliers de vents qui soufflent sur ce pays ». Cela pourrait tourner au film d’horreur mais les revenants sont bienfaisants. Ils ne savent pas qu’ils sont morts. Il faut les accompagner, leur permettre de s’éloigner en paix. Quand il a compris que la vengeance ne répondrait pas à son désir de justice, Nacer peut accepter que le fantôme de Faraj lui rappelle, comme la madeleine de Proust qu’elle lui lit, que le souvenir est comme l’amour source de joie et qu’il peut rompre avec son spleen.
Il ne s’agit donc ni de tourner la page du passé ni de pleurer éternellement nos morts mais de faire vivre intensément « l’édifice immense du souvenir » pour qu’ils cessent de nous hanter. Et, pour Nacer le journaliste, de l’écrire. Ce film y invite sans en éviter la complexité, avec une immense pudeur, une grande sensibilité, usant de lumières tamisées, de miroirs moins frontaux, de suspensions temporelles, de regards et de silences, et d’une musique discrète quand elle ne répond pas à la nécessité d’installer de l’énigme.
Dans les pays où la parole du deuil et de la justice manque, il ne reste plus que les artistes pour combler ce vide historique. Les Tempêtes n’est certes pas le premier film à rendre compte de la perte de repères, de cet état d’entre-deux, de vacillement, d’errance, de malaise et d’inquiétude, de limbes, d’acédie. Mais il le fait avec beaucoup de grâce. Et si l’enjeu était pour ces films de nous convier à mieux percevoir combien cette phase transitoire, étape mélancolique du désenchantement, frontière à dépasser, ouvre à l’expérience fondatrice du doute, et donc à la reconstruction ?