L’année 2008 s’est clôturée fin octobre sur la 5e édition des Transamazoniennes.
Retour sur ce festival atypique, précieuse vitrine des musiques guyanaises et d’une scène reggae en pleine effervescence.
Debout, à l’arrière de la pirogue qui file, Edwin scrute la surface de l’eau, attentif au moindre écueil affleurant la surface du fleuve : quand un saut (un rapide) s’annonce, il coupe le moteur, le soulève et manuvre au millimètre près pour éviter les rochers déchiquetés. Un rituel quotidien pour descendre ou remonter le fleuve Maroni, seule « route » possible de l’Ouest Guyanais, qui tient lieu de frontière naturelle entre le Surinam et la Guyane. Edwin est transporteur. En temps normal, il achemine par voie fluviale le gasoil pour Edf. Mais là, son chargement est tout autre : le voilà employé à déposer journalistes et musiciens invités pour le festival des Transamazoniennes, à Saint-Laurent du Maroni. Depuis 1997, se tient en plein cur de la forêt amazonienne, tous les deux ans et pendant trois jours, ce festival d’envergure internationale destiné à faire connaître les musiques du plateau des Guyane.
Sous l’impulsion de Michaël Christophe, fondateur et créateur du festival, les plus grandes stars du reggae et des musiques du monde viennent ici se produire. Cette année, Daby Touré, Admiral T, Davy Sicard, Boukman Eksperyans, Diblo Dibala, Kery James, Aswad ou encore Gregory Isaac étaient de la partie. Installé dans l’ancien bagne de Saint-Laurent – ce camp de la transportation où transitaient jusqu’en 1953 les condamnés aux travaux forcés – le festival a investi les lieux, transformés depuis quelque temps en Centre Culturel. Michaël Christophe a dû se bagarrer comme un diable pour en arriver là, car ni la situation géographique enclavée, ni les élites locales rétives au début n’ont facilité la tâche. Mais le bonhomme est têtu, aime prendre les choses en main et n’a peur de rien : trouver les financements (quitte à s’endetter jusqu’à hypothéquer sa maison), électrifier le camp, constituer la programmation, signer les contrats, inciter la municipalité à s’investir, tout est impulsé par ce Goliath aux allures de forçat. Cette nuit-là, alors qu’une dizaine de groupes est déjà passée, torse nu devant son ordinateur et bonnet enfoncé jusqu’aux yeux malgré la chaleur, il s’adresse à un des organisateurs, la voix cassée : « Tu peux me caler une pirogue là, maintenant, pour transporter un groupe ? » Puis regardant la cellule réaménagée en bureau, il sourit : « Eh ouais, je suis un bagnard ! » Car Michaël n’a pas que les têtes d’affiche à gérer pendant ce marathon musical. S’il a créé les Transamazoniennes, c’est surtout pour donner une visibilité à la scène locale qui participe largement à ce festival. Dynamiques, variées et porteuses d’un réel potentiel artistique, les musiques de Guyane, qu’elles soient amérindiennes, créoles ou noires marron, ont ici leur place. Bien que cohabitant sur ce même territoire (134 nationalités peuplent la Guyane !), ces trois communautés dominantes ont rarement l’occasion de se mélanger. A Saint-Laurent du Maroni, les voilà rassemblées. Les Tremplins – sélection des meilleurs groupes de la région – sont devenus un véritable fer de lance pour ces jeunes talents souvent ignorés et pénalisés par le manque d’infrastructures locales. Conscient de ce handicap, Michaël a relevé le défi et s’est fortement investi vis-à-vis des cultures noires marron, celles des Bushinengués, longtemps rejetés de la société guyanaise. Léon Bertrand, maire UMP de Saint-Laurent du Maroni, métis indien et petit-fils de bagnard, très impliqué pour défendre la culture marron et les minorités en général, a décidé cette année d’apporter le soutien de la ville au festival.
Les Bushinengués, littéralement les Noirs de la forêt, ou les gens du fleuve, sont les descendants des Noirs Marrons, ces esclaves, qui au 17e siècle, ont fui les plantations hollandaises pour se réfugier dans la forêt, le long du fleuve Maroni. Là, ils ont vécu de chasse, de pêche, et de cultures sur brûlis, ignorés de tous, jusqu’au début des années 70. Préservant avec soin leurs cultures originelles, venues d’Afrique, et donc leurs musiques traditionnelles. Puis, ce patrimoine est sorti de sa bulle, l’exode vers la ville l’a confronté aux cultures urbaines. Une musique identitaire forte, variée et mouvante est née de ce cheminement. Aujourd’hui, des rythmes traditionnels comme l’awassa, le songué, l’apinti, ou le kawina, basés sur le rôle majeur des tambours et des voix, ont évolué, passant parfois du sacré au profane et côtoyant des musiques populaires plus modernes comme l’aléké. Mais derrière ce brassage fécond, l’héritage culturel demeure omniprésent. « Les bushis n’ont pas forcément une culture de la diversité, souligne Michaël. Ils n’aiment pas être soumis, ils sont fiers. Ils vivent là, sur ce fleuve depuis 400 ans, ont mis les autorités coloniales à genoux et sont restés rebelles. Alors, la grande problématique de ce festival était là : faire en sorte de transporter cette culture, à Saint-Laurent du Maroni, mais par les gens du fleuve eux-mêmes ». Pari réussi : à ce jour, on compte une soixantaine de formations dans la région de Saint-Laurent du Maroni, et certaines comme Fondering, les Spoity Boys ou Energy Crew connaissent une notoriété qui dépasse les frontières guyanaises. Parmi ces styles très variés, il en est un qui a été adopté de façon spontanée, comme s’il était né sur les rives du fleuve : le reggae.
Dans la rue, les restaurants, les voitures, les halls d’aéroports, en brousse, partout dans l’Ouest guyanais, le reggae est roi. De Bob Marley à Luciano, en passant par les artistes locaux, il berce la vie quotidienne de ses habitants. Le genre a explosé dans les années 80 et depuis, une multitude de groupes a vu le jour (Jah Youth, Nikko, les Wailing Roots, Blackwood, Genobri, Gavin Jacobs
). Si beaucoup ont trouvé leur essor grâce à la scène des Transamazoniennes, ils sont aussi parvenus à faire rayonner le reggae grâce aux prédispositions du genre à s’épanouir sur ce bout de terre. Une vie en symbiose avec la nature, le respect des racines africaines, le rejet de l’exploitation de l’homme par le système : autant de valeurs propres à la philosophie rasta et déjà ancrées chez les gens du fleuve. Et puis, « il y a une énergie chez eux qu’il n’y a nulle part ailleurs, remarque Michaël. Il suffit de rentrer un peu dans la forêt et tu te rends compte de la vie qu’il y a. Ils ont les derniers disques qui tournent à Kingston. Les filles ? Elles sont à 300 kilomètres de la côte, et tu les vois entre les maisons en tôle se balader avec leurs chaussures à talons ! » Des sound systems sont régulièrement organisés et malgré le manque de moyens, les volontés font avancer les choses car le reggae tient un rôle social dans ce pays où la jeunesse désuvrée (le chômage touche près de 30 % de la population guyanaise) n’a guère d’avenir.
A 26 ans, Lil Guerrier, reggaeman averti, programmé cette année aux Transamazoniennes (mais aussi aux Francofolies de la Rochelle), affiche déjà la conscience désarmante du sage : « Le système qu’on a essayé ici de mettre dans la tête des gens, c’est le communautarisme, rappelle ce jeune Surinamais. Une manière de diviser les peuples. Or on est pareil, seules nos cultures diffèrent : l’Amérindien ne va pas construire sa pirogue comme le Bushinengué, mais ça reste une pirogue ! Les jeunes du ghetto commencent à comprendre que ces quartiers ont été mis en place parce que ça arrange les élites qu’on vive de cette manière, isolés ». Lil Guerrier a tout compris, tout décodé et sa musique lui sert de porte-voix. « On a la rage ici, lâche-t-il. Bob Marley chantait tranquillement Crazy Baldheads. Nous, on chante Fire Burn. Depuis des décennies, ou des siècles même, que les gens parlent doucement pour dénoncer l’injustice, l’élite n’a toujours pas compris. Alors nous, on met le feu ». Rebelle attitude, à l’image de ce que la Guyane a toujours été : une terre que la France n’a jamais réussi à transformer en colonie de peuplement. Et de fait, si le reggae, roots ou tendance ragga, donne un sens à la vie de ces jeunes, il s’est bien gardé de sombrer dans les dérives et la violence du dancehall jamaïcain. Son discours est conscient et constructif. Koloni, star locale et internationale du genre, renoue avec les vraies valeurs du reggae. « On a tout ici, rappelle-t-il. Le bois, l’or, le pétrole. Mais tout est contrôlé par le gouvernement qui vend très cher ces matières premières à l’étranger. Pour vivre, les jeunes n’ont comme solution que l’orpaillage, le transport ou les allocations. Mais nous voulons avoir la parole maintenant, et nous unir pour construire une meilleure vie. Nos enfants peuvent être président demain, il faut s’en occuper et rejeter cette société corrompue ».
Si les infrastructures en Guyane destinées à faire exister cette scène reggae sont fragiles et modestes, elles améliorent cependant petit à petit les conditions de production. Outre le festival des Transamazoniennes, Michaël Christophe a également créé un label, Transportation (sur lequel on attend le deuxième opus de Koloni), et fait tourner ses artistes dans le monde entier. Il envisage aussi de monter en plein bush un studio d’enregistrement alimenté par l’énergie solaire. D’autres actions, plus souterraines mais efficaces et complémentaires, émergent comme celle d’Abulhasaï Chong-a-Thung, petit producteur local de Saint-Laurent du Maroni bourré de talents et d’énergie. Il a monté une association, La Kaz (la maison), un label Atipa Records et un collectif d’artistes, Gaya, issus du reggae (King Mo, Lil Guerrier
), du rap, des musiques traditionnelles ou de la danse. « On fait avancer les choses en « home system », explique-t-il. Les artistes viennent avec leurs instruments, dans cette maison, on pose les voix, on mixe. On fait tout, même les jaquettes des albums ». L’objectif est simple : permettre à des jeunes talents de réaliser une galette rapidement, quand ils sont dans une dynamique, leur donner ainsi un repère d’évolution dans leur carrière et mettre en place des scènes dotées d’un véritable outil de promotion. Avec son acolyte Thiéfaine, ils produisent aussi des compilations, sont dj et organisent des championnats de sound-systems. Toute une logistique basée, précise-t-il, « sur la promotion d’artistes et le développement social, pas sur le business ». Abdulhasaï entend aussi valoriser les cultures de Guyane en les confrontant à l’extérieur. Il mène actuellement un projet avec l’INJEP (l’Institut National de la Jeunesse et de l’Éducation Populaire) : embarquer dix jeunes danseurs sur un festival à Liverpool pour un spectacle de Tamango, fantastique danseur de claquettes guyanais. Des initiatives pertinentes, encourageantes qui viennent contrebalancer le désintérêt total et l’attentisme des autorités françaises vis-à-vis de ce pays.
Il existe une traduction amérindienne du nom « Guyane » qu’Abdulhasaï se plaît à rappeler : la terre où tout est possible.
www.transamazoniennes.net///Article N° : 8279