L’esclavage dans l’imaginaire colonial

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Depuis la seconde abolition de l’esclavage en 1848 s’est construit tout un système de représentation iconographique qui enferme le Noir dans des stéréotypes infériorisants. Ces images, largement diffusées en France et dans les ex-colonies jusqu’à aujourd’hui, notamment par le biais de la publicité, ont profondément marqué les imaginaires. L’historienne Sandrine Lemaire revient sur la construction de ces grilles de lecture qui peuvent encore influencer nos regards.

Réfléchir sur l’esclavage dans l’imaginaire colonial nous conduit à faire un voyage dans le temps, à travers des images d’hier à aujourd’hui, lesquelles évoquent la traite négrière, l’abolition de l’esclavage et l’époque coloniale. Le voyage auquel je vous convie propose une rencontre avec une création mythologique de l’histoire coloniale d’inspiration républicaine et assimilationniste.
Si je choisis les images comme matériau, c’est parce qu’elles permettent de faire le lien entre le passé et le présent et de travailler sur l’imaginaire contemporain. Fabriquées par le colonisateur, elles montrent à la fois l’idée qu’il se faisait de lui-même et les représentations véhiculées sur les colonisés. L’iconographie liée à la colonisation est ainsi porteuse d’un discours sur la place accordée aux colonisés au sein de la société.
Dans cette iconographie apparaît une hiérarchie récurrente entre l’état de nature et l’état de culture. Les « Nègres » étaient qualifiés de bois d’ébène pour les ramener à leur condition de marchandises coloniales, au même titre que le sucre et les épices, autant d’éléments du grand commerce maritime définit par Colbert.
Une mise en scène idéalisée des rapports de domination
Que peut-on dire sur les principes de cette représentation de la hiérarchisation raciale ? D’une part, il y a une mise en scène idéalisée des rapports de domination existants dans la société coloniale. L’objectif est de justifier la présence coloniale. C’est pourquoi beaucoup d’images ont été diffusées en France. Elles ont créé une mythologie complète, une illusion. Il y est question de l’arrivée des Européens dans « les vieilles colonies », symbolisée par le débarquement du colon sur une terre vierge et inexploitée. On montre alors des indigènes, souvent à genoux, qui accueillent avec une reconnaissance presque prémonitoire leur providentiel libérateur.
Cette relation de domination quasiment originelle est construite sur la dépendance des colonisés aux conquérants. Une dépendance matérielle puisque les colonisateurs prétendent être les seuls capables d’exploiter ces espaces en friche. Une dépendance spirituelle aussi, car ils affirment apporter un double message : les lumières de la raison et celle du christianisme.
Ces images ont une autre caractéristique : la complexité des différentes sociétés coloniales y est complètement évacuée pour lui substituer une répartition dichotomique des rôles entre dominant et dominé. Ces représentations manichéennes renvoient finalement à un imaginaire européen qui ne s’embarrasse pas de nuances en affirmant être au-dessus de toutes les composantes des sociétés coloniales. Cette forme de légitimation du système colonial était relativement efficace puisque l’on en retrouve encore aujourd’hui des traces.
Quant à la représentation que se fait le colonisateur de lui-même, on constate que l’identité européenne, pas seulement française, s’est bâtie sur la construction d’un rapport au monde, à l’ailleurs et à l’Autre, reposant toujours sur la différence.
Une grille de lecture se met en place
Ces images ont conduit à une catégorisation des populations, visible à travers plusieurs codes iconiques. Tout d’abord, à travers le code vestimentaire où la nudité ou son absence devient un élément de référence. Sur cette échelle de valeurs civilisationnelles, le mulâtre s’intercale entre le Noir créole nu et pieds nus et le Blanc créole habillé et chaussé. Au-dessus de ce Blanc créole émerge toujours le représentant de la France, le Blanc métropolitain.
Dès le Moyen Age en Occident, le noir et le blanc deviennent des pôles de référence dans les mécanismes de couleur. Ils forment un ensemble de codes et de repères spécifiques : le noir symbolise le négatif, le mal, tandis que le blanc représente le positif et le bien. Cette grille de lecture iconographique se retrouve dans les images qui accompagnent la conquête coloniale. La dichotomie noir / blanc, bien / mal est accentuée par d’autres codes : l’opposition entre le vêtement uni et le vêtement rayé, entre le haut et le bas de l’image, la droite et la gauche, le personnage de face et celui de profil… Par exemple, les nouveaux libres portent des vêtements rayés, ce qui permet, à travers l’iconographie, de détourner ce nouveau statut social en conservant certains marqueurs infériorisants, bien compris par la société occidentale qui les regarde.
Du sauvage au serviteur
Soyons attentifs au glissement qui s’est opéré entre l’image du sauvage et celle du bon serviteur. C’est alors que l’abolition de l’esclavage de 1848 – la première n’ayant pas eu beaucoup d’impact sur l’iconographie – a joué un rôle. Ces images continuent d’attester et de renforcer la supériorité de l’homme blanc et du colonisateur sur les populations colonisées.
Elles ont aussi le rôle de proclamer une permanence. Bien qu’il y ait abolition, le Noir conserve un caractère immuable. Il est figé dans une représentation de l’indigène type à qui on applique un certain nombre de critères. Même s’il peut évoluer, l’indigène reste toujours dans une sphère inférieure à celle de l’Européen, qui demeure son protecteur, son guide vers plus d’humanité, vers la civilisation, les lumières du progrès.
Avec la politique d’assimilation de la colonisation, on retrouvera ces codes vestimentaires pour caractériser la société coloniale. Lors de la grande phase d’expansion coloniale française à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’Antillais est souvent représenté avec un caleçon rayé lorsqu’il est esclave, et totalement vêtu s’il est domestique. Ces codes visent à montrer qu’il est sur la voie de la civilisation, grâce à l’antériorité historique de la conquête de la Caraïbe. Ce sont sa docilité et sa servilité qui lui permettent ce progrès.
Une mise en scène reprise par les images publicitaires
On retrouve dans l’imaginaire publicitaire une constance dans la représentation des personnages noirs, qu’ils soient Noir africain, Noir américain, Noir des îles – ou Noir imaginaire… puisque finalement tous les Noirs présentés dans ces images nourrissent une illusion !
Dans les vieilles colonies, ils sont représentés surtout sur les étiquettes des bouteilles de rhum. La marque Négrita, créée en 1886, montre une Antillaise avec des boucles d’oreille, des bijoux, le tissu rayé. Cette étiquette n’a pas changé depuis un siècle !
Il y a aussi cette affiche de 1949, vantant le « Rhum black », qui présente un Noir aux habits rayés, au sourire satanique et aux yeux phosphorescents pour le diaboliser et renforcer la croyance dans leurs pouvoirs occultes. Les publicités pour le sucre de canne, le cacao ou la banane servent aussi de cadre aux différentes représentations des Noirs.
Rappelons les atouts supposés du Noir, à savoir le sens du rythme et l’éternel sourire, comme sur les affiches du fameux « Y’a bon banania ! ». Une publicité de Félix Potin pour le chocolat présente, sur un fond rayé, un Noir qui bat le chocolat. Son slogan ? « Battu et content » !
On a donc affaire à un personnage publicitaire aux multiples facettes, du démon à l’anthropophage, de l’esclave au serviteur. Cette stéréotypie s’impose durablement dans les mémoires. Qu’il s’agisse de l’esclave ou du colonisé, le regard puise dans les mêmes préjugés. Il s’agit d’un Autre toujours relégué à un état inférieur.
Ces images sont importantes car elles ont été véhiculées à des millions d’exemplaires. Elles ont été transmises par différents canaux de diffusion : la grande presse, la carte postale, les affiches, les expositions coloniales, les « villages noirs » tels qu’on les appelait alors, les bandes dessinées pour enfants, les manuels scolaires, les bons points, les protège-cahiers illustrés de la fin du XIXe et du XXe siècle. Elles ont constitué un véritable « bain colonial » par lequel les métropolitains (car ces images leur étaient destinées) ont été imprégnés, le plus souvent inconsciemment – d’où sa redoutable efficacité en matière d’inculcation.
Cette mise en scène coloniale s’inscrit dans le mouvement de classification anthropologique et ethnologique qui cherche à établir une hiérarchie de l’humanité. Elle a connu une manifestation emblématique avec les zoos humains. Pour la première fois les métropolitains pouvaient voir des indigènes en grandeur nature, en trois dimensions et de manière vivante, tout en participant à ce spectacle. Ces spectacles mêlant et rapprochant l’homme et l’animal visaient à renforcer le sentiment d’étrangeté à l’égard du colonisé afin de justifier le message de la colonisation. Tout comme pour la « race » – qui n’est aucunement une réalité biologique mais une construction entièrement sociale – cette mise en scène de l’indigène dans le zoo humain n’est pas l’exhibition de la sauvagerie, puisque cela ne correspond en rien à la réalité, mais sa construction.
La colonisation présentée comme un acte généreux
La France passe d’une amnésie consciente et volontaire à l’art d’inverser les images. Pour rallier l’opinion publique métropolitaine, relativement réticente à la deuxième expansion outre-mer, les partisans de la colonisation développent l’idée de la mission civilisatrice qui complète le discours de la mise en œuvre des terres stériles et de la puissance de la France.
C’est ainsi que les Européens, et bien évidemment les Français, convaincus de la supériorité de leur civilisation, présentent la colonisation comme un acte généreux des nations civilisées à destination des peuples qualifiés de sauvages et / ou d’arriérés. La conquête coloniale est censée être une croisade contre l’esclavage et l’anthropophagie. Circulent alors des images sanglantes de villages africains (avec des têtes coupées trônant sur des pics) que les Français, dans leur grande générosité, entendent libérer de la tyrannie.
Ainsi, la lutte contre l’esclavage sert à justifier les expéditions militaires des puissances européennes qui rivalisent en cette fin du XIXe siècle pour conquérir des territoires coloniaux. Dans l’imagerie, ce principe se traduit par l’allégorie émancipatrice du drapeau français. Il est tout à la fois symbole de la République française et des valeurs qu’elle prétend représenter. Il est symbole des couleurs de la France mais aussi des valeurs de la civilisation.
Quels que soient les termes – « Manifest Destiny » pour les États-Unis, « White man’s burden » en Angleterre ou « mission civilisatrice » pour les Français –, on retrouve un projet commun, un idéal missionnaire bâti sur la conviction d’avoir le droit et le devoir d’intervenir dans le monde pour y imposer ses idées.
Ces destins occidentaux qui répondent finalement aux destins des peuples non-européens forgent des récits différents. Celui de la France évoque une puissance maternelle, bonne, généreuse, charitable, désintéressée, magnanime. La troisième République insiste ainsi sur les principes moraux qui l’animent : sa générosité, son credo républicain. Elle a pour ainsi dire une mission « d’ingérence » : apporter le progrès et mettre fin à la tyrannie pour une noble cause.
Dans le discours imagé comme dans les textes, la France se voit comme la nation la mieux placée, par rapport aux autres puissances coloniales, pour élever les peuples primitifs. Car elle seule a adopté la bonté comme moteur de sa politique d’expansion. Ce discours républicain permet aussi de faire écran à la brutalité de la colonisation. Les colons s’en servent pour légitimer leur démarche. Leurs actions ne pouvaient être qu’une œuvre de paix et de civilisation…
Quel héritage aujourd’hui ?
Des relents de ce discours ont fait beaucoup de bruit en France ces derniers temps. Dans l’imagerie coloniale du XIXe et du XXe siècle et dans les imaginaires, la conquête est assimilée à une victoire de la liberté sur l’oppression, une victoire des Lumières sur les ténèbres. Peu à peu, ces images sont devenues réalité. L’illusion et le mythe se sont inscrits dans une carte mentale pour finalement s’imposer comme vérité.
Ce regard a produit la différence, le zoo humain du XIXe siècle. Cette mise en cage virtuelle de l’Autre fonctionne toujours, notamment dans la publicité. Il y a quelques années, « Autrement bon d’Entremont » véhiculait encore l’image de l’Antillais stéréotypé de la période coloniale. L’anthropophage de Quick qui s’exclame : « À quelle sauce je vais le manger le Blanc ? » vante les blancs de poulet. Plus récemment, la publicité télévisée pour Apéricube met aussi en scène des cannibales….
Certes la continuité publicitaire ne représente qu’un indice, mais elle est révélatrice de l’intériorisation, souvent inconsciente – et de ce fait d’autant plus efficace ! – de ses schémas. Elle témoigne de la permanence de cet imaginaire sur les Africains, les Antillais… Les mêmes clichés se retrouvent à la télévision, à la radio, dans la presse écrite, mais aussi dans la littérature. Nous devons nous interroger sur ces stéréotypes, ces fixations opérées sur l’autre afin de pouvoir, espérons-le, les dépasser.

///Article N° : 4466

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