L’étrangeté de Mathilde T. ou l’étrangeté des relations humaines, entretien entre Gaël Octavia et Aminata Aïdara

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En janvier 2025 est sorti, chez Gallimard, le recueil L’étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles. Signé Gaël Octavia, cette troisième fiction de la collection Continents Noirs nous surprend par son caractère minutieusement absurde et drôlement halluciné. Une lecture qui soulève plusieurs questions et autant de réponses, alors en février 2025, Aminata Aïdara rencontre l’autrice pour lui donner la parole.

 

Aminata Aïdara : En lisant ce recueil hilarant, ce n’est pas tellement la bizarrerie de ses personnages qui m’a frappée. Ce qui saute aux yeux c’est la complexité des relations humaines. L’étrangeté, somnolant d’habitude en nous, se manifeste, ponctuelle, quand on est confronté aux autres. Personne n’est exempt de malentendus, de projections, de rapports de force, de désirs contradictoires. Est-ce qu’écrire ces nouvelles vous a permis de mieux analyser et comprendre l’incongruité des relations sociales ?

Gaël Octavia : Je dirais plutôt que, dans ces textes, comme dans mes romans d’ailleurs, je mets en scène mes questionnements, je laisse s’exprimer ma perplexité face à certains comportements humains (y compris les miens). Ce sont parfois des choses qui me travaillent depuis longtemps, depuis l’enfance. À défaut de comprendre, je pétris tout ça, je l’étire, le déforme, l’assemble. Ça devient une matière à ma disposition. Je l’utilise, donc.

AA : Dans la première nouvelle, L’étrangeté de Mathilde T., qui donne le titre au recueil, la narratrice est à ses débuts d’écrivaine. Elle s’inspire d’une fille, Mathilde, avec qui elle fait ses études. Cependant, plus le texte avance, plus cette dernière devient tyrannique : non seulement elle exige de lire tout ce qui est écrit « sur elle », mais elle s’y conforme aveuglément. L’aspirante écrivaine a envie que son héroïne en papier s’épanouisse loin du regard de son inspiratrice, cherche alors un tête-à-tête avec son roman, mais c’est trop tard : la muse Mathilde T. a désormais contaminé son double. Cette nouvelle nous parle de la relation entre la littérature et la vie, de leur influence réciproque. La littérature fait-elle bon ménage avec la vie ? Vos lectures modifient-elles votre vie autant que votre quotidien inspire votre écriture ?

GO : Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport de la littérature avec la vie, un essai entier ! Il est certain qu’elles s’influencent mutuellement, s’interpénètrent sans arrêt. La vie nourrit la littérature, c’est évident, mais les livres aident à vivre aussi. Mes livres favoris sont comme des amis. Ce sont des présences fortes, sur lesquelles je peux compter. Il y a des livres que j’ai vraiment eu besoin de retrouver, de relire à certains moments de ma vie : Tar Baby de Toni Morrison, Moi, Tituba, sorcière noire de Salem de Maryse Condé, Le Vice-Consul de Marguerite Duras, certains romans de Kundera et de Zweig aussi. Je me ressource régulièrement dans la poésie de Césaire et de Damas. Tous ces livres, je les sens très proches de moi, ils touchent quelque chose de très fondamental en moi, ils parlent à mon cœur, à mon âme, si l’on peut dire, et me permettent de me reconnecter à moi-même.

AA : Dans la nouvelle Deux petites indiennes, on lit, à propos des aïeux des fillettes « un Indien lointain, propulsé par jeu sur une balançoire, s’était accroché quelque part sur leurs branches généalogiques ». Ce n’est qu’un aperçu de la thématique des origines, qui prend toute son ampleur dans Gardiens de mémoire. Ici, la japonaise Kiko Ikeda, n’ayant pas trouvé un homme africain avec qui concevoir sa descendance idéale, projette l’adoption d’un enfant afro-asiatique, le cherche pendant des années autour du monde. Plus tard, dans la même nouvelle, Laure voit en Senkichi, son chauffeur d’une journée, un chef de tribu Kalingo : elle le conçoit comme étant un pur Indien des Amériques, descendant des Caraïbes rescapés du génocide, un « maître des lieux, incontestablement d’ici ». À son tour, Senkichi projette en Laure une ascendance de Noirs et Blancs d’antan, en la poussant à s’imaginer que « ses propres ancêtres à l’intérieur d’autres vaisseaux […] bourreaux ou proies, tous étaient importés ». J’ai eu l’impression que votre recueil était parsemé d’indices nous signifiant que la Martinique serait un lieu de projections. Si c’est bien le cas, qu’est-ce que cela vous a apporté, en termes culturels ?

L’étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles (Gallimard)

GO : Oui, la Martinique est un lieu de projections, parce que c’est un lieu de brassage et, surtout, un lieu d’incertitudes. Un exemple parmi d’autres : quand on est martiniquais•e, bien souvent, on ne sait pas exactement d’où viennent nos ancêtres – quoique, depuis quelques années, les tests ADN prétendent résoudre ce problème. On ne peut que le supposer, on fait des déductions en s’appuyant sur des données plus ou moins objectives (couleur de peau, traits du visage, texture des cheveux…) et sur l’histoire du pays (histoire qui, cela dit en passant, ne nous est pas suffisamment enseignée). Ce n’est pas une science exacte donc on bricole, on nage dans un certain flou. Et, bien sûr, puisque l’histoire est douloureuse, puisqu’elle a ses vainqueurs et ses vaincus, ses premiers rôles, ses figurants, ses héros, ses bourreaux, on se fantasme, on se fabrique, on ajuste le réel à son positionnement idéologique, notamment. Rien n’est anodin, en général, dans la revendication d’une appartenance ethnique ou géographique. Dans les deux nouvelles citées ici, il y a un malentendu, parce que les apparences sont trompeuses. Les deux petites Indiennes ne sont peut-être pas si indiennes que ça. De plus, elles confondent les Indiens (d’Inde) et les peuples autochtones des Amériques improprement appelés « Indiens » par les colons européens. Et Senkichi n’a de japonais que le nom. En Martinique, les choses ne sont pas toujours ce que leur nom laisse croire qu’elles sont. (À commencer par les fruits : quantités de fruits divers et variés se nomment « pomme » ou « prune » alors qu’ils n’ont rien à voir avec les fruits européens du même nom. Les colons n’avaient pas beaucoup d’imagination. Ils auraient pu apprendre le nom vernaculaire de ces fruits mais… que voulez-vous, c’étaient des colons !…) Bref, pour moi, d’un point de vue littéraire, le flou, le fantasme, le malentendu sont passionnants, c’est une grande une source d’inspiration.

AA : Dans Adèle et son fils on lit : « J’étais impatiente de rendre visite à Adèle, qui, comme à son habitude, me préparait pour le déjeuner un de ces mets dont elle avait le secret et dont je me languissais à Paris ». Plus loin, en poursuivant dans le recueil, dans Soror sororis : « Ils savaient combien j’aimais manger, combien je détestais que l’on me dérange pendant ce rituel sacré. […] J’ai laissé refroidir mon court-bouillon de poisson, mon riz, mes bananes écrasées ». Sans compter la colère gourmande de la narratrice dans L’ange vengeur, quand sa collègue jette le déjeuner qu’elle gardait dans le frigo collectif : « Chez moi, on ne plaisante pas avec la nourriture. ». Qu’est-ce que notre rapport à la nourriture nous dit de notre rapport au monde ?

GO : La nourriture (et son corollaire : les kilos !) est une obsession familiale. Où que je voyage, la première question que me pose ma mère c’est : « Qu’est-ce que tu as mangé ? ». ça explique sans doute l’abondance de références culinaires dans mes livres (le chocolat chaud joue un vrai rôle dans mon roman La fin de Mame Baby, de même que le jerk chicken dans La bonne histoire de Madeleine Démétrius). Manger, c’est s’ouvrir sur le monde, s’ouvrir à l’autre, être curieux de l’autre. Nourrir, être nourri, c’est être en lien avec l’autre. Ça implique une confiance (parfois à tort, comme dans la nouvelle Le Hun, où le protagoniste meurt intoxiqué par de la viande avariée), un partage, une générosité réciproque. Pour moi, la nourriture, c’est du plaisir et même plus : c’est de l’amour. Dans La fin de Mame Baby, le personnage d’Aline, fille mal aimée par sa mère, se satisfait au moins de manger sa cuisine : elle s’octroie un peu d’amour, malgré tout, de cette manière.

AA : Dans Violente on s’aperçoit que le crescendo d’agressivité que la narratrice vit en son for intérieur est nourri par les interactions avec l’environnement : les activités du mercredi que son enfant pratique d’un lieu à l’autre de la ville. C’est une course contre le temps qu’elle prend complètement en charge. Cet épuisement parental est également présent dans Le ladja des rieuses mélancoliques, où la narratrice se remémore le baby blues qui a suivi la naissance de son bébé, moment où elle a pensé à ses ancêtres esclaves pour relativiser sa détresse et renforcer son endurance. Elle se revoit serrer le petit corps potelé de son enfant, honteuse d’avoir pensé qu’il essayait de lui ôter la vie, car « un bébé n’était pas un maître esclavagiste, il ne tirait pas sa puissance de la déchéance d’autrui. Un bébé ne battait pas sa mère, ne cherchait pas à l’humilier, énumérait-elle, et surtout, n’était pas en capacité de la tuer ». Dans Nola toujours, on parle d’une maternité qui déforme le corps, marque la peau : « La Descendance dans mes bras. Sa beauté, ma laideur – disgrâce de mère en manque de sommeil, à la peau fatiguée aux traits alourdis, aux yeux bouffis ». En même temps, on lit « les vergetures et les capitons étaient la signature de l’événement le plus merveilleux de ma vie » et, plus beau encore: « Ma laideur m’attendrit autant que sa beauté et je mourrai d’être mortelle avec la joie de cet amour hors du temps. J’ai trouvé le parallèle Maternité-Esclavage assez intéressant, une sorte d’entre-deux entre torture et délice. Pouvez-vous nous en dire plus ?

GO : On peut trouver ce parallèle, que je me permets de faire dans la nouvelle Le ladja des rieuses mélancoliques, assez osé, évidemment, mais oui, la maternité est une sorte d’esclavage, du moins la maternité telle que nous la vivons dans les métropoles occidentales où l’on ne dispose pas d’ « un village pour élever un enfant », où les parents, les mères en particulier, sont confrontés à une immense solitude (surtout quand un océan les sépare de leurs propres mère, tantes, sœurs…), sur-sollicitées et sans cesse culpabilisées (puisqu’elles sont censées être responsables de tout). La pression constante, l’épuisement physique et psychologique qui les frappe sont, incontestablement, une torture. Tout le monde aura compris que la comparaison à ses limites : la maternité peut aussi être une merveilleuse source de joie, de fierté, d’épanouissement, contrairement à l’esclavage qui est un pur enfer. Mais venant d’une société où l’on glorifie la maternité, j’aime bien en rappeler les ambivalences.

AA : En lisant votre recueil, je me suis rendu compte que la vieillesse n’y est pas représentée de façon classique : on est loin des vieillards apaisés et bienveillants de l’imaginaire commun. Elle s’apparente plus à un état d’esprit qu’on peut décider d’ignorer (ou pas). Le plus souvent, en effet, les personnes restent les mêmes, s’approchent d’ailleurs de leurs désirs les plus profonds avec l’âge. Dans Adèle et son fils, par exemple, Papa Raymond autant que grand-mère Adèle sont des gens âgés violents et cruels. Dans L’Irradiant on comprend que cette condition n’existe pas, si on ne lui prête pas attention : « Rien à voir avec la peur de vieillir. Simplement, le temps s’était arrêté depuis sa jeunesse, parce qu’il n’avait aucune importance ». Mais la nouvelle la plus percutante et émouvante sur le sujet est incontestablement Nola toujours. Récit que je soupçonne d’être parmi les plus autobiographiques du recueil, il nous raconte une histoire d’amitié terminée trop tôt. La cause ? Le départ prématuré de l’amie de la narratrice, qui vivait sa jeunesse avec la peur de vieillir. On y retrouve des extraits éclairants sur le sujet : « Il y a celles et ceux qui ne se voient pas vieillir, et il y a les autres, qui ne voient que ça » ou encore « Même vieillissante, je resterai la même […] je ferais semblant de pester. J’achèterais des crèmes alors qu’au fond, je m’en foutrais – pire, je m’en réjouirais » et pour finir : « J’ai vieilli, Nola. Ça y est ! Moi aussi, j’ai vieilli. Tu aurais dû rester, au moins pour voir ça ! J’ai vieilli simplement parce que la photo le dit. Mais la photo peut mentir. La photo ment. Si je vieillissais, je le saurais, or, dans ma catégorie, on ne se voit pas vieillir ».
Pourtant, qu’on le voie ou pas, les conséquences de l’âge se font sentir chez vos héroïnes, notamment dans Le mouvement ou la mort, où la narratrice vit dans la crainte que son compagnon parte avec une femme plus jeune, chose qui advient dans Le ladja des rieuses mélancoliques : « [elle]patienta en songeant à ce fameux tunnel de la cinquantaine dont on parlait depuis peu. Des histoires d’actrices auxquelles on n’offrait plus de rôles. Des histoires de corps soudainement défaillants – poids en hausse, libido en baisse, premiers dérèglements de la ménopause. Surtout, des histoires de femmes larguées ». La vieillesse est-elle une construction sociale ? Quel regard portez-vous sur elle ?

 

GO : La vieillesse est, dans une certaine mesure, une construction sociale. Objectivement, on a l’âge de ses artères, de ses articulations, de ses neurones. Pour le reste, il faudrait essayer de ne pas trop y croire. Le matraquage des images et la publicité renvoient beaucoup trop les femmes (davantage que les hommes) à leur enveloppe. Malheureusement, elles-mêmes entérinent bien souvent cette vision parce que ce n’est pas facile de lutter contre les normes, les croyances, les injonctions sociales. J’aime quand la littérature propose des personnages féminins qui ont compris ce que l’on gagne à prendre de l’âge : personnalité, expérience, connaissance de soi et du monde, compétence, confiance, une forme de sérénité aussi. Et donc une certaine séduction.

AA : Dans Pour une algorithmique de la relation ainsi que dans Marie il y a plusieurs extraits hilarants concernant les différentes postures des voyageurs pendant leurs trajets dans les transports en commun. Ces récits, qui montrent ô combien la proximité physique de plusieurs êtres humains dans un espace réduit, peut les révéler davantage, nous éclairent également sur l’anonymat de notre société de masse, sur le fait qu’il est de moins en moins toléré, souhaité, accepté. La nouvelle Le Hun le fait également, mais d’une autre façon : pour ne pas être oublié on serait prêt à mourir de manière originale. Et pour finir, Mordre aussi témoigne de ce besoin de singularité, ainsi que du désir profond de plaire aux autres : on endosserait la projection qu’on a fait de nous au prix de nier qui nous sommes réellement. Et peut-être, ainsi, on ne serait pas oubliés. Que pouvez-vous nous dire sur la façon dont l’anonymat, selon vous, est vécu par les nouvelles générations ? Qu’est-ce qu’être original au XXIème siècle ?

GO : C’est difficile pour moi, née en 1977, de parler pour les nouvelles générations, mais j’ai l’impression que l’anonymat est devenu un luxe, que tout se fait désormais sous le regard d’un public réel ou fantasmé. On ne peut pas juste partir en vacances, admirer un paysage ou un spectacle, savourer un plat dans un restaurant, se détendre dans un transat avec un cocktail, non, il faut faire des photos du paysage, de l’assiette, du cocktail, les poster sur Instagram, rendre des comptes (à qui ?), faire le reporting de sa propre vie. Je me demande souvent pourquoi les jeunes (et les moins jeunes, d’ailleurs) s’infligent ça. Ce temps de reporting n’est-il pas du temps volé au présent, à la vie ? Je suppose que le désir de se faire remarquer a toujours existé, ce sont les moyens mis à notre disposition pour y parvenir qui changent avec les époques. Aujourd’hui, cela passe par l’image, la photo, la vidéo. La diffusion, via les réseaux sociaux, est plus massive. La tentation de s’exhiber est plus grande. Le narcissisme est plus facile à flatter. Quand j’étais adolescente, pour jouer les Naomi Campbell, il fallait être repérée par une agence. Maintenant, on peut faire des selfies, s’autopromouvoir. Tout le monde s’expose. Dans un tel contexte, être original, c’est se mettre un casque sur la tête comme les Daft Punk ou publier sous pseudonyme comme Elena Ferrante.

AA : Marie est une nouvelle qui nous parle des relations entre une femme de ménage et le couple qui l’emploie. Exercice plein d’humour et de malice, ce texte aborde la difficulté du lâcher prise lorsqu’il est question de se voir dans le regard de l’autre. Il raconte aussi la gêne qu’on peut ressentir quand notre besoin d’un contact humain est nié. Comme « La femme de ménage » de Freida Mc Fadden, best-seller contemporain, ce texte ressemble au début d’un polar. Je l’ai énormément apprécié, et justement, je suis « restée sur ma faim », trouvant que l’histoire s’achève un peu brutalement. Je crois que j’aurais aimé connaître la suite et que Marie devienne un roman. Le format de l’écriture est-il un choix ou un hasard ? Qu’est-ce qui fait qu’une nouvelle reste une nouvelle et qu’une autre nouvelle devient un roman ?

Francesca Mantovani

GO : Marie est clairement destinée à rester une nouvelle. J’ai dit tout ce que j’avais à dire sur les personnages et ce qui les lie. La fin est énigmatique, c’est vrai. C’est un texte dans lequel j’ai envie de tendre un miroir aux lecteurs et lectrices, les amener à se questionner, ne surtout pas leur fournir de réponses. Il y a des énigmes qui m’accompagnent et m’enrichissent, en tant que lectrice et en tant que personne. J’espère qu’une fois le livre refermé, l’énigme que pose ce texte continue d’accompagner, de manière consciente ou pas, les lecteurs et lectrices. Je ne peux pas toujours expliquer pourquoi une histoire devient une nouvelle ou un roman. L’étrangeté de Mathilde T. a d’abord été un roman (intitulé L’amour autour de Mathilde T.), un roman que j’ai jugé mauvais, que je n’ai pas cherché à publier. J’ai cru enterrer définitivement Mathilde T., et puis je l’ai exhumée, seize ans après. Je me suis demandé ce qui m’intéressait dans ce personnage et j’ai compris qu’une nouvelle suffisait à l’exprimer, que le reste n’était que bavardage. Il y a cependant un texte que j’ai hésité à inclure dans ce recueil parce que je me suis dit qu’il aurait pu mériter un développement sous forme de roman, c’est Gardiens de mémoire.

AA : Dans Kalachnikov bébé, on plonge dans une nouvelle inquiétante. C’est l’histoire d’un enfant soldat qui entraîne une petite fille de bonne famille pour qu’elle devienne une guerrière. Guerrier ou guerrière d’ailleurs ? La jeune fille a du mal avec les clichés de genre venant de ses parents aussi bien que de cet inconnu qui se planque dans son armoire. Texte flirtant avec l’irréel, conte en équilibre entre la fable et la tragédie, il a été écrit par une plume qui dresse un portrait ironique de la situation, sans écarter le danger, la mort et la souffrance (qui d’ailleurs se proposent à chaque page, sans en être). Le choix de la narration à la deuxième personne augmente notre familiarité avec la fillette, tout en nous faisant percevoir plus clairement une autre présence : celle de qui raconte. Comment placez-vous le curseur de la voix narrative ? D’où vient le choix d’une nouvelle à la première, deuxième ou troisième personne ?

GO : Sur un texte court comme une nouvelle, la voix narrative s’impose spontanément. Je n’ai pas le temps d’y réfléchir. Je m’engage dans ce qui me vient dès le départ et je ne change pas d’avis. Pour le roman, c’est différent. Je peux me rendre compte en cours de route que le choix de départ ne me permet pas d’exprimer les choses comme je le voudrais, recommencer avec un autre type de narration, rétropédaler.

AA : Dans Gardiens de mémoire on trouve des extraits très plaisants : « Laure a eu une enfance heureuse d’orpheline choyée, solitaire et bucolique, marquée par la lumière zénithale, la fraîcheur des cours d’eau, la saveur du cresson ramassé au bord des chemins, du cochon en salaison et des ouassous pêchés à la mer ». La beauté de l’écriture m’a plusieurs fois saisie le long du recueil. Il y a un côté impressionniste très fort. Parfois on a des images en tête, alors que manifestement vous ne les avez pas tracées de manière explicite. Vous avez le don d’esquisser en quelques touches, avec, à certains endroits, un style très lyrique. Quelle est l’importance de la poésie dans votre prose ? Est-elle impromptue ou programmée ?

GO : L’irruption de la poésie n’est pas vraiment programmée – sauf dans Gardiens de mémoire où le récit est parsemé de haïkus, référence à l’identité japonaise supposée de Senkichi. En fait, je n’oppose pas prose et poésie, je ne me dis jamais « ici je vais faire un paragraphe poétique ». Ce que je cherche, à chaque fois, c’est la meilleure manière de dire ce que je veux dire, sur le fond comme sur la forme (je suis très sensible à la musique, au rythme de la phrase, mais aussi à la précision, au sens de chaque mot, de chaque formule). Je travaille, je retravaille beaucoup mes phrases jusqu’à ce que j’aie l’impression d’avoir réussi. Parfois cette « meilleure manière de dire » est imagée, parfois elle est tout à fait littérale, premier degré. Mais la quête, derrière, est toujours la même.

AA : Dans ce recueil, on s’aperçoit que certaines nouvelles sont de pures fictions et on a la suspicion que d’autres sont tirées d’expériences personnelles ou qu’elles sont franchement auto-biographiques. Comment avez-vous tissé l’ensemble de la toile ? Pourquoi avoir décidé d’assembler des récits assez différents dans le même espace ?

GO : La plupart comportent un élément autobiographique, en réalité. Ce sont en effet des textes assez différents, écrits à des époques différentes, mais ils ont des points communs suffisamment marqués pour que les réunir ait été une évidence. Dans chacun de ces textes, on a presque toujours une situation incongrue ou en tout cas qui surprend le personnage principal (en général féminin), qui l’oblige à sortir de sa zone de confort ou à prendre un chemin inattendu, à réinventer quelque chose. Le fil rouge, c’est vraiment l’étrangeté et la manière dont on compose avec l’irruption de l’étrangeté.

Propos recueillis pour Africultures, janvier-février 2025

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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