Depuis quelques années les éditeurs de l’outre-mer français investissent le champ de la bande dessinée. C’est le cas à La Réunion avec Des bulles dans l’océan, unique éditeur spécialisé dans le domaine, mais aussi Epsilon et plus récemment Orphie. C’est également le cas aux Antilles, avec Caraïbéditions.
Face aux difficultés du marché local, ces maisons d’éditions publient souvent les classiques de la BD franco-belge en langue créole. Caraïbéditions a ainsi traduit douze albums dont quatre Astérix et Epsilon quatorze albums dont six Tintin. Mais ces maisons d’éditions publient également des albums originaux, uvres d’artistes locaux ou nationaux.
C’est le cas de Caraïbéditions, qui a édité deux mangas (Waldo papaye, Les Îles du vent) et des albums plus traditionnels comme les deux tomes de la série Mémoire de l’esclavage, La Légion Saint-Georges (de Roland Monpierre) ou les trois Petit Jacques, contes antillais d’Alain Mabiala et Bernard Joureau mettant en scène un jeune garçon antillais. Sa dernière production, Aux îles, point de salut, a été publiée en décembre 2011 et se déroule en Guyane française.
Les deux auteurs, Laurent Perrin (dessinateur) et Stéphane Blanco (scénariste), ne vivent pas en Guyane et le premier n’y a même jamais mis les pieds.
Leur première réalisation commune traite des bagnes de Guyane. Léa, accompagnée de sa petite-fille Marion revient sur les lieux de son enfance et de sa jeunesse : l’île du Diable et Saint-Laurent du Maroni.
Arrivée en 1919, encore enfant, afin de suivre son père surveillant de bagne, elle y est restée jusqu’en 1951, ayant également épousé un gardien du Bagne. Elle y connaîtra l’amour, la douleur de perdre un enfant et surtout la vie du Bagne, cette entreprise hasardeuse qui entraîna la mort de plus de 70 000 personnes entre 1853 et 1953.
Si l’intrigue est assez mince – il s’agit principalement de flash-back permanents dans le passé de Léa – l’album est surtout prétexte à revivre une partie de l’histoire du Bagne (1).
Lors de ces trente-deux années de vie sur place, Léa croise toute une galerie de personnages véridiques qui ont fait la légende du Bagne. La petite fille aura comme précepteurs, Benjamin Ullmo, jeune officier de marine accusé à raison de trahison et qui vécut au Bagne le reste de sa vie (2) ainsi que Jean de Böe, journaliste anarchiste qui y passa une dizaine d’années (3). L’album évoque également le passage de Guillaume Seznec, gardien du sémaphore de l’île Royale durant son temps de peine aux îles du Salut (4).
Bien édité, Aux îles, point de salut est superbement mis en couleur et Perrin, malgré quelques maladresses, dessine avec réalisme et beaucoup de détails cette belle histoire, au demeurant véridique : Léa, la narratrice, que Stéphane Blanco a rencontrée, a vraiment existé.
Les anecdotes authentiques sont également nombreuses : la ponte des tortues luth sur la plage des Hattes (sur l’actuelle commune de Awala-Yalimapo), qui accueillait dans les années trente un camp de déportés dépendant de Saint-Laurent du Maroni (à 60 kilomètres) et qui reste encore une des dernières zones de ponte de cette espèce menacée, l’incroyable cimetière des enfants de l’île Royale, absurdité dont seule l’administration coloniale française pouvait avoir le secret (5), qui se visite encore, la « voie ferrée Decauville » reliant Saint-Jean à Saint-Laurent puis Charvein (véritable camp de travail ? mouroir où les bagnards vivaient et travaillaient nus) qui était propulsée par les déportés à l’aide de longues perches (d’où le nom de pousse-pousse) et bien sûr la belle ville de Saint-Laurent du Maroni, longtemps seule commune pénitentiaire de France, superbe petite ville coloniale que l’on surnommait « le petit Paris », entièrement construite par les bagnards et qui est très bien retranscrite dans l’album. Un bel album-hommage de fait
Si le Bagne, gigantesque gâchis humain et financier, fut longtemps une honte absolue pour la patrie des droits de l’homme, il a également été l’objet de nombreux ouvrages. C’est évidemment le cas de Papillon d’Henri Charrière, énorme succès public qui donna lieu à une adaptation filmée avec Steve Mac Queen et Dustin Hoffman. Sur un ton plus polémique, les deux ouvrages d’Albert Londres, Au Bagne (1923) et L’Homme qui s’évada (1928), véritables plaidoyers en leur temps pour une fermeture de ces lieux de souffrance, sont toujours diffusés chez Serpent à plumes. L’histoire du Bagne fit l’objet d’autres ouvrages, qu’ils soient autobiographiques (en particulier la biographie de l’une des figures du Bagne, Paul Roussenq (6) « l’incorrigible », L’Enfer du Bagne, toujours disponible chez Libertalia et dont l’auteur de ces lignes recommande la lecture (7)), historique (le très complet La Guillotine sèche fut longtemps considéré comme la référence en la matière mais il y en a d’autres, comme les différentes versions de l’ouvrage de Marion Godfroy, Bagnards), études (Bagnards, la terre de la grande punition chez Autrement). Les exemples abondent également sur le plan littéraire, en particulier une nouvelle méconnue de Joseph Conrad, Un anarchiste, qui traite de la seule révolte qu’il y eut dans l’histoire du bagne guyanais, celle de Saint-Joseph à la fin du XIXe siècle. Le dernier roman publié sur le Bagne est La Dernière Bagnarde de Bernadette Pecassou-Camebrac, sorti en 2010. Mais cette sélection personnelle ne fait que refléter l’ensemble des ouvrages, récits et autres documents qui ont abordé ce sujet.
En matière de bande dessinée, il en est tout autrement.
La Guyane semble être apparue pour la première fois en 1950 avec une première adaptation en BD de l’histoire du bagnard Chéri-Bibi de Gaston Leroux par son fils Alfred-Gaston Leroux en une série quotidienne dans France-Soir sous la plume de Regino Bernad. La série comptera 4 462 épisodes jusqu’en 1967. Même si la plupart des aventures n’ont pas pour décor le Bagne disparu quelques années plus tôt, la légende de Chéri-Bibi reste accrochée à son passé de bagnard toujours poursuivi par la « fatalitas ». Une nouvelle version de Chéri-Bibi sortira en 2006 sous les talents conjugués de Pascal Bertho (scénario) et Marc-Antoine Boidin (dessins). Le premier tome, Fatalitas !, a également le Bagne pour cadre.
Cependant, c’est avec L’Enfer de Xique-Xique 5e histoire de la série Gil Jourdan dessinée par Maurice Tillieux et paru dans Spirou en 1960, puis en album en 1962, que la BD commence réellement à se pencher sur la Guyane. Si l’album se déroule géographiquement dans l’ancien « Contesté franco-brésilien » (8), il met en scène un bagne imaginaire au milieu d’un désert. Hugo Pratt a dessiné les rives guyanaises dans Sous le signe du Capricorne, paru en 1971-1972 dans Pif Gadget. Le Bagne n’est évoqué qu’à travers un bagnard évadé surnommé Cayenne que Corto Maltese recueille au large de Saint-Laurent. Corto n’ira pas plus loin. Dans le même album, L’Aigle du Brésil, se déroule également dans l’ancien contesté franco-brésilien. En 1976, Pellos envoie Les Pieds nickelés en Guyane, au moment du fameux Plan vert (9). L’auteur n’a aucun souci de réalisme malgré la véracité du contexte historique et la Cayenne et son environnement qu’il dessine est complètement farfelu. On y retrouve tous les clichés : animaux sauvages, chercheurs d’or clandestins
On peut mentionner un épisode de la série italienne Mister No, de Bignotti et Diso (années soixante ?), évoquant un bagne sur une île imaginaire de l’océan Atlantique, près du Brésil, dont la géographie est clairement inspirée par l’île Royale.
Pierre-Yves Gabrion est un auteur de BD dont le talent est reconnu. Bien avant des séries comme L’Homme de Java ou Scott Zombi, il avait dessiné une première série dont l’action se déroulait en Guyane, région où il a été élevé.
Le premier tome de Les Mémoires du capitaine Moulin-Rouge (1987), Amazonia représente bien la Guyane des années vingt. Confrontés à des orpailleurs et bagnards évadés, les héros traversent des paysages très réalistes où les villes de Cayenne, de Saint-Laurent et les villages du Maroni sont fidèlement reproduits. Le tome 2 se passe dans les monts Tumuc-Humac, montagnes mythiques pour les Indiens de Guyane, constitués d’inselbergs et situés à la frontière entre le Brésil, le Surinam et la Guyane française (10).
En 1991, sort la série Le Vol des Urubus d’Éric Gutierrez et François Migeat. Prévue pour quatre tomes à l’origine, la série n’en contiendra que deux (Les Ombres du fleuve, La Fièvre de l’or). Il s’agit d’une adaptation en bande dessinée de la vie de Jean Galmot. Elle suivait le film d’Alain Maline (1990, avec Christophe Malavoy) au scénario duquel Migeat avait participé. La Guyane y est représentée de façon réaliste et les lieux sont facilement identifiables. Le Bagne n’est évidemment pas le sujet principal de la série, mais reste présent tout au long de l’histoire.
Les Carnets du gueuloir (2003, de Poulos et Oliv’), série qui n’a connu qu’un seul tome, Jos, développe une intrigue autour de la personne de Jos, jeune homme injustement condamné que l’on envoie au « bagne de Cayenne ». Confronté à la violence des rapports humains, Jos s’abandonne dans ses souvenirs et s’évade pour retrouver la femme qu’il aime. Là encore, le souci de réalisme l’emporte sur le reste. Le Bagne est dessiné comme un lieu clos, replié sur lui-même et l’on voit peu les paysages guyanais.
On peut également citer L’Homme qui s’évada (Acte sud – 2006) de Laurent Maffre, adaptation graphique de l’ouvrage d’Albert Londres sur l’anarchiste Dieudonné. Réalisé par un dessinateur qui vint pour la première fois en Guyane pour dédicacer son ouvrage, l’album se fit remarquer au festival d’Angoulême 2006 par un dessin en noir et blanc original.
Enfin, dernière uvre parlant du Bagne, la série Dorian Dombre qui se situe (très probablement mais ce n’est pas précisé) au camp de Charvein, déjà évoqué.
Jeune journaliste, Dorian Dombre, part faire un reportage sur le Bagne. Il est, en fait, le frère de l’un des détenus, qui prépare une révolte. Situé dans un premier temps sans indication de lieu ni de temps, on comprend peu à peu qu’il s’agit de l’après-seconde guerre mondiale et que la Guyane est probablement le lieu choisi pour les décors (un peu trop équatoriaux pour que ce soit la Nouvelle-Calédonie).
Belle série, la seule se déroulant intégralement dans l’environnement du Bagne, Dorian Dombre compte trois albums.
Enfin, pour terminer cette énumération, on peut citer la parution en 2001 de Rouget le braconnier, de Carré et Vigan, sur la vie d’un braconnier angevin mort au cours d’une tentative d’évasion sur l’île Royale. Seules les deux dernières pages de l’album se déroulent sur l’île.
En dehors du Bagne, plusieurs autres albums ont eu la Guyane comme décor. On peut citer une vision futuriste dans un épisode de la série Travis (tome 2, L’Épopée du Minotaure) qui montre la Guyane et le centre spatial en 2050 ; Fabien M. des frères Stalner (tome 4, La Reine morte qui se passe entièrement en Guyane au début du XXe siècle) ; Le Tueur (tome 3 où la ville de Cayenne est esquissée)
Enfin, bien avant l’implantation du Bagne en Guyane (1852), la série L’Épervier situe trois épisodes dans le pays (tome 4 Captives à bord, tome 5 Le Trésor du Mahury et le début du tome 6 Les Larmes de Tlaloc). Bien aidé par l’historien Yannick Le Roux, spécialiste de l’habitat guyanais, Pellerin reconstitue parfaitement l’atmosphère de l’époque (l’action se situe en 1742) en décrivant le rôle des Jésuites dans le développement agricole de la colonie, la situation des esclaves et des petits colons
Il est vrai que Pellerin, qui est souvent venu en Guyane, connaissait bien l’environnement qu’il décrivait.
Aux îles, point de salut vient donc compléter une liste déjà importante d’uvres graphiques ayant pris le Bagne et/ou la Guyane comme décor ou sujet.
L’absence d’uvres publiées sur place ou par des artistes locaux étonnera sans doute le lecteur. Cette situation n’est pas uniquement due au sujet en tant que tel et s’explique en réalité par l’état de la BD guyanaise : celle-ci n’existe pas ! Le nombre d’albums édités sur place est très faible et se limite à la production de la seule maison d’édition locale, Ibis rouge. Le nombre d’organes de presse édités sur place est également faible et ne permet pas non plus l’édition de planches dans les journaux (11).
De fait, le 9e art local en est réduit à quelques tentatives isolées (Laventir Mèt Dòkò, de Fabrice Masson-Guilloux et Bruno Cléry, publié en créole par Ibis Rouge en 1998), et quelques uvres « documentaires » ne visant pas le grand public.
Il est donc heureux que Caraïbéditions en jouant son rôle d’éditeur régional ait permis la sortie de cette uvre intéressante qu’est Au bagne, point de salut.
Un second tome serait déjà dans les cartons, semble-t-il. Pourvu qu’il sorte ! Le sujet est inépuisable et il est bon que le public, qu’il soit local ou métropolitain, apprenne la funeste épopée de ces 70 000 hommes et femmes envoyés de force coloniser un territoire objet de fantasmes et de délires.
Joli sujet d’histoire pour les uns, terre de souffrance pour d’autres, c’est souvent ainsi que marche le monde.
1. Pour une histoire de ce projet, le lecteur peut se reporter au site BoDoï :[http://www.bodoi.info/news/2011-12-16/’-aux-iles-point-de-salut-ª-plongee-en-bd-au-coeur-des-bagnes-guyanais/54398]
2. Benjamin Charles Ullmo fut gracié en 1933 et rentra en France. Incapable de se réhabituer à la vie en métropole, il rentra en Guyane pour y travailler comme fondé de pouvoir. Il meurt à Cayenne en 1957.
3. Après avoir purgé sa peine et condamné, comme tous les autres, à la relégation, Jean de Böe s’évada vers la Guyane hollandaise en 1921. En 1923, il rentre en Europe et s’installe à Bruxelles où il meurt en 1974.
4. Les îles du Salut, trois îlots situés au large de Kourou, furent utilisées comme bagne pour les prisonniers politiques (en particulier l’île du Diable où Dreyfus et Ullmo furent emprisonnés) et pour les détenus de droit commun. Les îles servirent également de léproserie à la fin du 19e siècle et, précédemment, de lieu de sauvegarde pour les survivants de l’expédition de Kourou (1763).
5. Aux îles du Salut, les enfants décédés étaient enterrés sur l’île Royale, les adultes sur l’île Saint Joseph. Les bagnards n’avaient pas de sépulture, leurs corps étant jetés à la mer.
6. Albert Londres publiera dans Le Petit Parisien, son entrevue avec Roussenq.
7. On pourrait également rajouter La Vie des forçats d’Eugène Dieudonné, autre ancien bagnard soutenu par Albert Londres.
8. Vaste territoire revendiqué par les deux pays entre 1713 (traité d’Utrecht) à 1900 (sentence arbitrale du conseil fédéral Suisse en faveur du Brésil).
9. Plan de développement agricole lancé par le gouvernement au milieu des années soixante-dix. Ce fut un échec.
10. Gabrion a également publié dans Spirou en 2004, une histoire courte intitulée Le Boudin de Maripasoula.
11. Hormis les strips de Penez dans Une saison en Guyane, semestriel qui paraît à Cayenne, et le strip quotidien de Pancho dans , le quotidien local.Erstein, le 2 février 2012.
Une partie de cet article s’inspire d’une conférence donnée à Cayenne en 2008 par Stéphane Granger, La Guyane dans la bande dessinée, organisée par l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie et les Amis des Archives de Guyane. L’auteur tient à le remercier vivement.///Article N° : 10615