L’injustice de la « double peine »

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Depuis novembre 2001, une quinzaine d’associations de défense des étrangers et d’organisations caritatives, soutenues par des artistes et de nombreux militants, se mobilisent en France pour l’abrogation de la « double peine » – principe qui prévoit l’emprisonnement et l’éloignement des personnes étrangères ayant commis un délit en France. Une mesure qui transforme des immigrés de longue date en citoyens de seconde zone.

Le principe n’est appliqué qu’aux étrangers ou à ceux que l’on considère comme tels (1). Un immigré commet un délit, du vol de voiture au deal de drogues, en passant par le vol de vidéocassettes. On le condamne à la prison. Une fois purgée sa peine, on l’expulse. En d’autres termes, il subit une seconde peine qui lui interdit toute présence sur le territoire français. Une double punition qui concerne bien souvent des étrangers ayant passé la presque totalité de leur vie en France. Aziz, rencontré au Comité National contre la Double Peine (2), est d’origine marocaine, la trentaine passée, et a vécu avec toute sa famille en France depuis ses six ans. La majeure partie des membres de sa famille est naturalisée. « Je suis un des seuls qui a fait l’erreur de ne pas demander la nationalité française. J’étais concentré sur mes études et je ne souhaitais pas effectuer le service militaire. Non pas que je voulais m’exonérer des obligations : c’était plutôt par peur de gâcher mes études, parce que j’étais bien parti… jusqu’à la date du délit ».
Aziz ne connaît le Maroc qu’à travers les récits de ses proches parents. Être expulsé pour lui équivaut presque à un renvoi en terre étrangère. L’éloignement par interdiction du territoire national (ITN), après la période d’emprisonnement, concerne des milliers de personnes : près de 6500 cas recensés en 2000. Certains sont partis du pays d’origine parfois depuis quarante ans, d’autres sont nés en France. Au-delà du fait d’être mal vu ou mal considéré sur place, parce que revenus menottes au poignets, la plupart n’ont plus vraiment de liens, sauf affectifs, avec leur pays d’origine. Ainsi Saïd, arrivé en France lorsqu’il avait un an dans le cadre d’un regroupement familial, qui s’est retrouvé à Casablanca, sans le moindre sou ni le moindre papier. Comme beaucoup, il s’était présenté à la préfecture pour renouveler sa carte de résident. On l’a arrêté et mis dans l’avion manu militari, au nom d’un arrêté ministériel d’expulsion (AME). Sa famille n’a pas été prévenue (cela arrive régulièrement). Sur place, au Maroc, il a dû improviser pour survivre, avec d’énormes difficultés pour communiquer, parlant à peine l’arabe.
Nordine, du Mouvement de l’Immigration et des banlieues (MIB), une des nombreuses associations qui se bat pour l’abrogation de la double peine, laisse éclater sa colère. « On lui nie son existence en France. Certains ont du mal à accepter qu’on est aussi chez nous ici. Ceux qui sont victimes de ce problème-là sont assommés. Ils ne s’attendent pas à ça. Quand tu grandis quelque part, que t’as fait toute ta vie dans un pays, tu ne peux pas t’attendre à ça… Je connais beaucoup de personnes qui sont victimes de ça. Certains sont encore au bled. Alors qu’ils ont nés ici ». Mais que faire? Comme pour toute interdiction judiciaire, un recours est possible mais pour être entendu, il faut pouvoir rester en France. Comme Aziz. Tombé pour une banale histoire de stupéfiants, il a purgé sa peine de prison. Aujourd’hui, il est victime d’une interdiction de territoire. Mais pour pouvoir négocier ou espérer un relèvement, il s’est battu pour bénéficier d’une assignation à résidence. « L’étranger ne peut faire de recours que s’il est présent en France. Hors de France, on sait très bien que ça aboutit généralement à un échec. La seule soupape, c’est s’il est assigné à résidence. C’est la condition pour rendre recevable les démarches auprès des juridictions pénales et administratives. Sur des milliers de dossiers, malheureusement, il n’y en a que quelques dizaines qui obtiennent cette possibilité. En général, ce sont des personnes dont les délits sont « mineurs », c’est-à-dire que les criminels, etc… sont refusés systématiquement. » Mais demeurer en France sans droits peut devenir une situation kafkaïenne, qui amène certains à retomber rapidement dans la délinquance. Ne pas avoir le droit de travailler ni de circuler librement, même d’un département à l’autre, fragilise les ex-détenus. S’ils n’ont personne pour les soutenir financièrement et moralement, ils replongent.
« Bien que ce soit un privilège, continue Aziz, c’est un piège en fait. Vous n’avez pas la possibilité de récupérer rapidement vos droits et de prouver votre volonté de réinsertion dans la société. Un citoyen français retrouve systématiquement ses parents. Tandis qu’un étranger (juridiquement) a un combat de plusieurs années face à l’administration et aux tribunaux. Je connais certaines personnes qui sont assignées à résidence depuis cinq ou dix ans ! » En attendant que sa demande de relèvement soit acceptée, Aziz milite comme Fathya au Comité National contre la Double Peine – Fathya, dont le mari a été sous le coup d’un arrêté d’expulsion. Lui aussi, a vécu une situation kafkaïenne. « La première fois, il est sorti de prison après quelques mois. Il est parti en voyage, retrouver sa famille en Algérie. Il n’était pas frappé de double peine. Il est parti libre, en vacances ». A son retour, la police des frontières contrôle son passeport à l’aéroport et se rend compte qu’un arrêté d’expulsion est prononcé contre lui. « Il était tombé en fait entre sa libération et son départ en Algérie ». On le lui notifie mais on le relâche. Quelques mois plus tard, il commet un nouveau délit. On le condamne. « Et le jour même [de son jugement], on lui dit qu’il fait aussi l’objet d’une interdiction définitive du territoire français ».
La décision peut vous tomber dessus à tout moment. A l’audience au tribunal comme après la période d’emprisonnement. Ou même longtemps après avoir changé de vie, amère surprise. Beaucoup se rappellent encore l’Algérien Moussa Brihmat. Né en France il y a cinquante ans, père de deux enfants français, il a fait l’objet d’un arrêté d’expulsion près de cinq ans après sa sortie de prison. Il avait été condamné au départ pour une affaire de stupéfiants. Mais il s’était réinséré de façon exemplaire, en fondant une association portant assistance aux détenus et à leurs familles. Lors d’un renouvellement de carte de séjour, l’histoire le rattrape. A la préfecture, on lui signifie son expulsion. Pour les autorités, cela relève d’un simple « retard entre le prononcé de la peine et son exécution ». Pour lui, c’est tout un monde qui s’effondre. Heureusement, toutes les associations se sont mobilisées contre la décision. Et le ministère de l’Intérieur a dû lui délivrer une assignation en résidence en décembre, lui permettant de venir s’expliquer sur sa situation actuelle auprès des autorités compétentes. Le cas est devenu emblématique de la campagne nationale (« Une peine, point barre ») mise en place depuis novembre, en même temps que sortait un film de Bernard Tavernier sur le sujet [Histoires de vies brisées] (3).
Perdre ses droits entraîne l’humiliation. La dignité d’un homme en prend un coup. Le compagnon de Fathya avait fini par récidiver, par être expulsé et par revenir dans des conditions de quasi-clandestinité. Car voilà l’autre drame : au-delà de l’individu, l’ITN touche indirectement aux familles, en provoquant la séparation. Elle devient de fait une sanction collective. Femmes, enfants et cercle amical, bien souvent de nationalité française, sont entraînés par la vague. Avec des conséquences qui peuvent être désastreuses.
Au comité national, Fathya est à présent devenue une sorte de référence. Elle s’est battue pour que l’expulsion du territoire ne soit pas mise en application dans le cas de son mari, bien que celui-ci ait connu plusieurs peines de prison. Et elle a gagné. « Il est sorti libre pour la première fois en 94. Avec la possibilité de vivre normalement et de se réinsérer dans la société. La décision définitive concernant l’arrêté d’expulsion date de octobre 99. Donc il a fallu quand même une lutte de sept ans. Il en faut du temps pour s’en sortir, malheureusement. Aujourd’hui, il est comme vous et moi. Il travaille. Il part le matin, il rentre le soir. Et j’allais presque dire… il rêve comme vous et moi. On fait des projets tout banals. De partir en vacances, peut-être de changer d’appartement. Je crois que c’est une forme de bonheur ».
Bien sûr, la France n’est pas seule à légiférer dans ce sens. La Belgique, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, et même le Canada connaissent des régimes similaires. Mais comme l’a souligné Christine Chanet, conseiller à la Cour de cassation et présidente de la commission de réflexion sur les peines d’interdiction du territoire : « C’est notre pays qui l’applique de la manière la plus rigoureuse ». Faut-il rappeler que cette loi transgresse la convention européenne des droits de l’homme ? « Les hommes ou les femmes politiques qui font ce pays, tu les prends un par un et on en a rencontré, que ce soit des députés, des sénateurs, des ministres, en tant qu’individus, lorsque tu leur racontes ce que c’est humainement, ils sont écœurés. Et l’amalgame dans l’esprit du citoyen lambda, c’est ça… « Un double peine, c’est un sans-papiers ». Non! Le double peine tel que nous l’entendons, tels que nous le vivons, c’est celui qui avait des papiers et à qui on les retire. Evidemment quand on lui retire ses papiers, c’est toute une vie qu’on lui retire. »
La double peine remonte à l’ordonnance du 2 novembre 1945. Elle donne la possibilité aux magistrats d’expulser les personnes étrangères ayant commis un délit. Cette ordonnance a été réaménagée plusieurs fois et notamment par la loi Chevènement de 1997, qui tient compte des attaches familiales et protège donc certaines catégories comme les conjoints de français ou les parents d’enfants français ou encore les malades atteints de pathologie grave. En novembre 98, Christine Chanet, dans un rapport remis au garde des Sceaux, Elisabeth Guigou, avait préconisé « l’interdiction absolue » des ITN à l’encontre des étrangers ayant vécu et ayant été scolarisés en France depuis au moins l’âge de six ans. La circulaire qui a suivi ce rapport n’a jamais eu véritablement d’effet sur les décisions prises par les magistrats. Ces derniers continuent à faire de l’ordonnance un usage immodéré, qu’il s’agisse de simples délinquants, de petits trafiquants ou d’étrangers en situation irrégulière.

1. Selon une étude de J. Sagliano, directeur de recherche en sociologie au CNRS, les expulsés sont majoritairement des hommes d’âge mûr, originaires d’un pays du Maghreb (75% d’entre eux), ayant vécu une bonne partie de leur existence en France. La plupart sont mariés ou vivent en concubinage (à hauteur de 68%) et ont souvent des enfants (62%).
2. Pour en savoir plus, le site du Comité National contre la Double Peine : www.unepeinepointbarre.org/ ou celui du MIB : http://mibmib.free.fr/
3. « Histoires de vies brisées » de B. Tavernier raconte l’histoire de dix grévistes de la faim, victimes de la double peine, à Lyon. Cela s’est passé en 1998. Rappelons aussi le documentaire de Valérie Cassalta : « Double peine, les exclus de la loi ». Outre les films, on peut aussi lire « Voyage au pays de la double peine » de Michaël Faure (éditions L’Esprit Frappeur). En musique, une compilation hip hop (« 11 minutes 30 contre les lois racistes ») réunit bon nombre de jeunes rappeurs dont Assassin, IAM, Djoloff, et Ministère A.M.E.R. Les droits sont reversés au MIB dans le cadre de ce combat pour l’abrogation.
///Article N° : 2198

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