L’œil du cyclone : un coup de vent sur le TARMAC de la Villette

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À travers L’œil du cyclone, Luis Marquès et la troupe ivoirienne l’Ymako Teatri explorent les facettes du mal humain dans un univers de lendemains de guerre.

Elle est avocate, mais on croirait plutôt un mannequin Balanciaga. Aussi belle que distinguée, elle a la conscience professionnelle de tout un cabinet. Commise d’office et pleine d’idéal, elle croit être prête à exercer son métier jusqu’au bout et à défendre même les cas les plus désespérés. Chacun à droit d’être défendu, répète-elle, même le plus abject des bourreaux :  » Vous dites que votre travail c’est de faire la guerre n’est-ce pas ? Et bien le mien, aussi stupide et injuste que cela puisse paraître, c’est de défendre des types tels que vous ! Et vous savez pourquoi je vais vous défendre ? Ce n’est pas pour sauver votre peau, je me fous de votre peau de criminel psychopathe ! C’est pour éviter que toute la barbarie et la sauvagerie que vous transportez ne nous contaminent tous ! Je veux être là pour être sûre qu’il y aura un véritable procès, pour que la foule ne vous lynche pas, pour que les militaires ne vous torturent pas et jettent votre cadavre la nuit dans une décharge. Je veux vous défendre pour que le reste du pays ne vous ressemble pas !  » Sa première affaire ne sera pas une sinécure. L’homme est prostré, aphasique, manifestement dangereux. Mais à force de douceur, de raisonnement, de détermination, d’approche quasi animale, de séduction aussi, elle parvient à rompre la barrière de silence et de rejet dans laquelle l’homme s’était claquemuré.
Une pièce à deux voix
Ce n’est pas une lourde machinerie que donne à voir Luis Marquès, l’auteur du spectacle, mais avant tout des acteurs et surtout des voix, celle bien sûr de stentor de Fargass Assendé dont on connaît la force de jeu et la présence inquiétante, le timbre éraillé et dissonant, le verbe ordurier et la langue des bas-fonds d’une capitale africaine qui retentissent avec cruauté et drôlerie, mais aussi celle de Moonha N’Diaye, cette voix douce et maternante, qu’elle a d’ailleurs prêté à la jeune mère de Kirikou pour le doublage du célèbre film d’animation de Michel Ocelot. Les deux voix résonnent en duo avec leur contrepoint et une écoute mutuelle musicale.
La beauté du spectacle se joue également sur la dérobade, celle de cet impossible manichéisme rassurant dans lequel Luis Marquès n’autorise jamais le spectateur à se réfugier. L’homme a été un tortionnaire, un rebelle qui a tué, violé et commis les pires barbaries, mais il a été aussi cet enfant soldat enrôlé sans comprendre dans les rangs d’une armée de maquis après la destruction de son village et la mort de ses parents. Il a perdu le ressenti des douleurs, tant elles hurlent en lui de manière assourdissante, il a enseveli aussi leur mémoire.
La belle avocate ne cédera jamais et aidera à réveiller en lui l’humanité tapie. Sa sollicitude n’est pas pour autant désintéressée. Elle aussi a quelque chose à racheter, un secret honteux. Si elle est avocate, si elle a fait de hautes études, c’est grâce à l’argent d’un père qui profite de la guerre et s’enrichit scandaleusement dans l’oblitération des scrupules et des crises de conscience. Mais, peut-elle encore faire taire plus longtemps cette ignominie, cette honte qui l’habite et la ronge en secret ? La jeune avocate finira par renoncer à son engagement, à ce métier impossible pour elle. Mais la bête renaît en l’homme et l’étreinte, qui aurait pu être amoureuse, la tue.
Lendemains de guerre
Un spectacle juste, sans complaisance, une façon pour ces artistes qui vivent en Côte d’Ivoire de dire aussi leur regard sur le monde depuis un territoire que l’on croyait béni des dieux économiques et que les démons de la guerre ravagent aujourd’hui. Une leçon de courage aussi et de dignité qui mérite d’être soutenue. Belle idée donc que d’avoir programmé ce spectacle, cet automne en ouverture de la saison du TILF, devenu le tout nouveau TARMAC de la Villette ! Valérie Baran qui a pris la succession de Gabriel Garran propose un travail qui ne renie en rien l’héritage de son fondateur, mais parvient à ouvrir d’autres perspectives, des perspectives de modernité où le politique n’est pas oublié. Un spectacle à qui l’on souhaite la longévité du Kaydara que Luis Marquès avait monté il y a une dizaine d’années avec son complice Claude Gnankouri et qui reste encore aujourd’hui dans les mémoires. Mais, à présent le vent a soufflé sur le TARMAC et a balayé le tourbillon magique du conte initiatique pour laisser place aux faits divers des lendemains de guerre et donner à scruter l’œil du cyclone du mal humain.

L’Œil du cyclone. Ymako Teatri, avec Fargass Assandé et Moonha N’Diaye. Mise en scène : Vagba Obou De Sales. Texte et conception : Luis Marquès///Article N° : 4315

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