2002 est une année faste pour les grands orchestres africains, avec la reformation inespérée de deux des plus mythiques : le Bembeya Jazz de Guinée et l’Orchestra Baobab du Sénégal, qui sort un nouvel album nostalgique mais ébouriffant sous la houlette de Youssou N’Dour.
La route de Dakar à Saint-Louis est bordée de somptueux baobabs dont les branches tortueuses se dressent fièrement vers un ciel sans nuage. Comment ne pas y voir un heureux présage ? En tout cas l’ambiance aussi est au beau fixe dans le bus qui emmène les membres de l’Orchestra. Le concert de sa renaissance se tiendra après-demain dans la vieille cité où il joua dès ses tout débuts, en 1970.
Les vétérans de l’orchestre ont tous des allures de jeunes gens hilares et turbulents. Des deux chanteurs-leaders, Balla Sidibe vient pourtant de fêter ses 60 ans, et Rodolphe Gomis en affiche 55.
A 56 ans, le guitariste Barthélémy Atisso, est redevenu le tronc musical de Baobab : « Pour nous tous, cette résurrection, la joie de nous retrouver ensemble après plus de quinze ans de séparation, c’est un véritable miracle ! »
Barbe et cheveux de neige mais visage rougi par le soleil, l’auteur du prodige est assis à l’avant du car. Nick Gold, directeur du label londonien World Circuit, n’en est pas à son premier coup de maître : c’est lui qui, avec le guitariste Américain Ry Cooder, avait rassemblé à La Havane en 1999 les membres du désormais illustre Buena Vista Social Club, pour la réalisation d’un cd dont le succès du film éponyme de Wim Wenders a fait la plus grosse vente « world music » de l’histoire, dépassant à ce jour les deux-millions d’exemplaires.
Mais ce que l’on sait moins, c’est que c’est en découvrant et en rééditant les vieux enregistrements de Baobab dès 1989 que Gold s’est intéressé à la musique cubaine et a entrepris de remonter à sa source.
La reformation de Baobab est donc un peu un « retour d’ascenseur », même si Gold l’envisageait depuis plus de dix ans. Il est d’autant plus émouvant de retrouver le merveilleux « sonero » Ibrahim Ferrer reprenant « Utru Horas », un des vieux succès de Baobab, dans le nouvel album de l’orchestre.
Les destins croisés des membres du groupe sont aussi divers et fantasques que les racines d’un baobab, et il faudrait un livre pour les retracer. Celui de Barthélémy Atisso est sûrement le plus insolite.
« Je suis né à Lomé, et à l’époque on y écoutait surtout de la musique congolaise Franco, Rochereau, Dr Nico, les Bantous… Mais en même temps on est proche du Ghana, dont le highlife était très bien fait à l’époque, ce n’est plus le cas maintenant, ils ont tout perdu.
J’écoutais tout ça bien avant de devenir musicien. Et aussi les groupes cubains comme Aragon. Notre musique traditionnelle était encore très vivante, surtout celle des Mina et des Ewe : il y avait l’agbaja, le beko, l’atinaou, des musiques très élaborées. J’ai longtemps rêvé d’en faire une symbiose avec la musique moderne.
J’ai quitté Lomé après le BEPC, en 1966, pour poursuivre mes études à Dakar. C’était l’ex -capitale de l’AOF, et pour l’enseignement c’était le Paris de l’Afrique. Il n’y avait pas encore d’université au Togo.
C’était un autre monde auquel j’ai dû m’adapter ; heureusement mon grand frère vivait à Dakar depuis une trentaine d’années, il était employé dans une manufacture de tabac.
Il me fallait quand même trouver les moyens de payer mes études. J’ai essayé de travailler et étudier en même temps, mais c’était trop dur. Alors j’ai pensé que la seule solution était d’étudier le jour et de travailler la nuit. Mais que faire ? De toute façon, ça ne pouvait être que dans une boite, alors gardien, serveur ? Mieux valait devenir musicien. Seul problème, je n’avais jamais joué d’aucun instrument !
Quand on se trouve dans une impasse, la nature vous envoie des forces. Je n’avais pas le choix, il fallait réussir.
Il y avait beaucoup de boites, avec de grands orchestres, à la fois par la taille et le talent. Il y avait Guinea Jazz, Tropical Jazz, Harlem Jazz. Ils jouaient tous déjà de la salsa, et c’est ce qui a inspiré notre orchestre dès ses débuts.
Mais avant d’arriver là, il fallait apprendre. Or j’avais commencé par enseigner. J’ai abandonné et avec mon dernier salaire, j’ai acheté une guitare et un livre. Après quelques mois de gammes, je suis parti écouter aux portes des boites, je me suis mis à imiter les autres. J’ai approché un petit orchestre qui s’appelait le Standard, et ils ont bien voulu me laisser jouer un peu avec eux. C’est là qu’on s’est rencontrés, Balla, Gomis et moi. On jouait pour les bals, presque bénévolement, nous étions tous débutants. Finalement, je suis devenu bon accompagnateur et, très vite, ils m’ont engagé officiellement.
A l’époque les boites payaient les musiciens mensuellement, on gagnait plus que des petits fonctionnaires. Mais le Standard n’était qu’un petit groupe qui jouait seulement le week-end et pour quelques fêtes. On se contentait souvent de quelques sous pour payer le transport. Le Bembeya Jazz était très écouté, Keletigui aussi. Quand Baobab a pris pied, on essayait de jouer des morceaux du Bembeya, comme « Armée Guinéenne » ou « Beyla »… Balla Sidibe chantait très bien tout ça, il faisait des copies conformes que les gens appréciaient. Moi, je me contentais modestement de relever et de reproduire ce que jouait le guitariste du Bembeya, Sekou Diabaté. Par la suite je crois qu’ils ont aussi repris quelques uns de nos morceaux.
Très tôt j’ai commencé à faire le solo. Étant investi de cette mission, je me suis dit qu’il fallait me documenter. Je me suis mis à écouter de grands guitaristes comme Carlos Santana, Kenny Burrell, B.B. King, Wes Montgomery, Django et l’organiste Jimmy Smith. Sans oublier Franco, Dr Nico, et les guitaristes de highlife.
Vous savez, n’importe quel morceau de nos orchestres africains, on peut les arranger en jazz, en r’n’b, en funk, en salsa… Tout dépend de l’inspiration du moment.
Il y avait beaucoup de rivalité entre orchestres, mais c’était très positif, c’était de l’émulation, ça amenait les gens à se surpasser.
Il y avait même des concours, organisés par de grands musiciens de l’époque comme Milk. L’un avait opposé le Baobab et le Star Band.
Dans les années 79-80, il y avait un orchestre national qui avait été mis en place, payé par le gouvernement. La sélection était bien faite, et chacun des membres devait apprendre à lire la musique. Le chef était un jeune pianiste et, comme presque tous les autres, il avait fait le conservatoire. J’ai été sollicité et j’ai commencé à prendre des cours pour perfectionner mon solfège. Mais j’ai pris entre-temps la décision de rentrer à Lomé pour finir mes études et m’inscrire au Barreau.
J’étais déjà cadre administratif au centre universitaire de Dakar, en 86-87, et les orchestres marchaient moins bien. Je n’étais pas le premier à quitter Baobab, qui est alors tombé en sommeil… »
Les 17 ans de cette première période de Baobab coïncident avec l’age d’or des cuivres dans la musique ouest-africaine. Dakarois d’origine malienne, issu d’une famille de griots-musiciens, Issa Cissoko est le personnage le plus charismatique et volubile de l’orchestre. Ce géant dégingandé, baratineur et « entertainer » infatigable, est devenu lui aussi saxophoniste par hasard…
« Tout petit, je jouais déjà du djembé, un peu de balafon et de kora. A 18 ans j’ai voulu apprendre la guitare, et je suis allé à la Maison des Jeunes. Le professeur de musique, Monsieur Péron, m’a dit : « désolé, ici il n’y a pas de guitare, il n’y a que des cuivres. » Je ne savais même pas ce que c’était, je n’avais même jamais vu une fanfare. Il a regardé mes mains et m’a dit : « Toi, tu es fait pour le saxo. » Il a sorti un alto de sa caisse, m’a joué trois fois la gamme de do, m’a passé le collier, et j’ai aussitôt rejoué la gamme sans faute. Il ne voulait pas croire que je n’en avais jamais joué. Après quelques mois de cours, j’ai emprunté l’instrument et je suis allé jouer dans les boites. »
Parti quelque temps à Bamako, il y entend parler de Dexter Johnson : « C’était le grand saxophoniste de Dakar, un Nigérian. En fait il était médecin, mais personne ne le savait, seul le saxo l’intéressait. Rentré à Dakar, je suis allé l’écouter et quelques mois après, Issa Cissoko et Dexter Johnson c’était la même chose. J’ai été engagé d’abord dans le Calypso Jazz, puis j’ai joué au Miami, où j’ai rencontré Balla, Gomis et Atisso. Ils sont ensuite partis au Baobab et moi je suis resté quelque temps au Miami avant de les rejoindre. »
On est en 1970, et le Baobab est devenu la boite chic de Dakar. « C’était un très grand club en sous-sol, avec partout du marbre, des miroirs et des peintures représentant des baobabs. La piste de danse était en forme de piscine, et l’eau coulait partout en cascades. L’entrée était très chère, 3500 FCFA. En général les Musulmans se cachent pour boire et pour draguer, mais à Dakar ce n’est pas comme ça. Du moment que les parents ne sont pas là, devant les amis et les collègues de travail il n’y a aucun problème. Alors les docteurs, politiciens, professeurs passent toutes leurs soirées dans les clubs. L’orchestre était bien payé, bien gâté. En plus, on avait des contrats à l’extérieur et le cachet est monté à un million et demi. Il y avait aussi les fans. Un soir a débarqué un Nigérian en short, il a été refoulé jusqu’à ce qu’il montre sa carte au patron. Alors il a offert à boire à tout le monde, et il m’a demandé de jouer « Besame mucho ». Pendant des années, il m’a suivi partout, jusqu’à Bamako, où il avait une maison. On m’avait volé mon saxo, il m’en a aussitôt payé un tout neuf, il a invité tous ses amis et organisé un grand festin. Comme d’habitude, il m’a demandé de jouer et de rejouer « Besame mucho », rien d’autre. Il s’asseyait devant moi, et à chaque fois, il pleurait. Un vrai fou, un mélomane ! »
Après la séparation de l’orchestre, Issa a joué pendant dix ans dans le Super Étoile de Youssou N’Dour. « J’ai beaucoup écouté Charlie Parker, John Coltrane, Dexter Gordon et Sonny Rollins, que les meilleurs. Fela, je l’aimais pour son attitude, mais pas pour sa tonalité, il s’en foutait du saxo, pas moi. Maintenant je n’écoute plus les autres saxophonistes, je préfère la kora, d’ailleurs je m’en berce moi-même pour découvrir d’autres gammes. »
Issa a été pris en charge par le producteur Allemand Bengt Gretz, l’autre grand « redécouvreur » du Baobab, qui l’a amené jouer et enregistrer à Cuba. Et il a épousé une Munichoise…
Le bus arrive à Saint-Louis, où l’orchestre est accueilli par Pierre Tissot, l’ex-organisateur du festival Saint-Louis Jazz. Au Centre Culturel, une étonnante exposition de photos et de reproductions d’archives de presse installées à la diable dans la cour raconte la longue histoire d’amour des musiciens sénégalais avec le jazz.
Dexter Johnson y voisine avec Armstrong et Duke Ellington. Puis le Professeur Coulibaly nous raconte doctement la saga de la salsa sénégalaise. Le surlendemain, dans la salle des fêtes voisine quelques centaines de privilégiés assisteront à la renaissance du Baobab. Entre temps, l’orchestre aura suivi avec un flegme souriant l’élimination du Sénégal au Mondial. Il y a trop de bonheur dans l’air pour qu’un but en prolongation y change quelque chose.
Sur scène, devant un public de tous les âges, le groupe retrouve d’instinct le contact et cette merveilleuse langueur de l’âge d’or des big bands ouest-africains.
Curieux conflit en douceur des générations : ce sont les jeunes qui les premiers, répondant à l’impérieuse et tardive invitation des musiciens, se lancent sur la piste, avec une maladresse qui amuse leurs parents et grands-parents. Ces derniers finiront par les rejoindre et leur donner une bonne leçon. Presque tous les jeunes que j’interrogerai à la sortie m’avouent qu’ils découvrent Baobab. Un seul se souvient que c’était l’orchestre où chantait le grand Laye M’boup (tué dans un accident de voiture comme Demba Camara, chanteur-vedette du Bembeya)… Mais l’enthousiasme est unanime. La guitare d’Atisso coule en cascades vertigineuses entre les voix parfaitement tressées des trois « soneros » qui n’ont rien à envier à leurs cousins Cubains. Les percussions sont d’une musicalité parfaite et sans esbroufe, la section de cuivres rugueuse juste ce qu’il faut, dominée par les envolées passionnées d’Issa Cissoko. Seul regret : aucune nouveauté dans le répertoire, comme dans le CD. Rudy Gomis s’en excuse : « Balla, Atisso et moi nous avons un grenier plein de nouvelles compositions, Assane Mboup en a aussi des dizaines, mais après quinze ans nous avons voulu avant tout faire revivre les vieux morceaux qui nous ont rendus célèbres. »
Youssou N’Dour est un fan de Baobab, et comme directeur artistique il nous a aidé à retrouver le son d’antan, il était à Londres pour l’enregistrement de l’album et il a chanté avec nous sur un morceau. Il est vraiment le meilleur ami de Baobab. Il dit à tous les musiciens : attention, Baobab ; c’est beaucoup plus qu’un orchestre, c’est une école ! »
Le fait est que le succès du m’balax a un peu occulté ces dernières années la diversité des musiques sénégalaises. Balla Sidibé le déplore : « Rudy et moi nous sommes de Casamance, et d’ethnies différentes. Rien que dans cette région il y a des centaines de styles et d’instruments qui sont en train de se perdre, faute de musicologues et de matériel pour les enregistrer. Le problème en Afrique, et particulièrement au Sénégal, c’est que partout la capitale et l’ethnie dominante imposent leur modèle à tout le monde, en appauvrissant ainsi considérablement le patrimoine culturel. Même le rejet des influences extérieures se fait au détriment de la diversité, il ne profite qu’aux plus forts et aux plus nombreux. S’il n’y avait pas des mélomanes étrangers pour s’intéresser à nos musiques, traditionnelles ou modernes, elles disparaîtraient toutes dans l’indifférence totale de nos propres frères. Comme le Baobab et nos chers amis du Bembeya ont failli être définitivement oubliés. »
Le bus fonce vers Dakar. La lueur rougeoyante du crépuscule découpe les silhouettes des baobabs pour en faire sur l’horizon une écriture énigmatique, d’une beauté irréelle. Demain, les membres de l’orchestre ont décidé de se réunir pour discuter passionnément des leçons à tirer de ce concert et de ce disque providentiels.
L’arbre à palabres abritera leurs réflexions sur les racines et les branches. Mais les fleurs et les fruits sont déjà là.
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