Le dimanche 5 mars 2017, la librairie parisienne « Les Mots à la bouche » recevait l’historien nord-américain Todd Shepard à l’occasion de la publication de son livre Mâle décolonisation aux éditions Payot & Rivages. Cette rencontre animée par le libraire Tarek Lakhrissi s’est déroulée à la croisée des questions de sexualité, de genre et de politique – une approche inédite dans un contexte français. Mâle décolonisation prolonge à sa manière le colloque « La Guerre d’Algérie : le sexe et l’effroi », co-organisé en 2014 par Todd Shepard et Catherine Brun.
La défaite : émergence d’une « avant-garde virile »
Mâle décolonisation rend compte de l’émergence de l’extrême-droite en France à l’Indépendance de l’Algérie au début des années soixante, et du discours sur l’humiliation qui l’accompagne. Au centre de cette idéologie émergente : la perte de virilité provoquée par l’humiliation de l’homme blanc ET politique. Peu à peu, d’anciens membres de l’OAS, groupe terroriste anti-décolonial pour la défense de l’Algérie française, développent l’idée que le peuple français est efféminé et qu’il a besoin de vrais leaders. Leur vision, c’est la re-virilisation du peuple français grâce à une avant-garde virile. Et cette réponse sera utilisée pour expliquer la défaite française à la Guerre d’Algérie. Et pour répondre à la question à l’origine d’une « fragilité française » : si les Algériens, « ces animaux sans rationalité », ont réussi à gagner la guerre, alors comment être un homme ? Le Front de Libération Nationale (FLN), mouvement politique indépendantiste algérien, exploite quant à lui cet argument pour expliquer la torture : le sadisme des Français viendrait de leur manque de virilité. De même, quand le Mouvement National Algérien (MNA) diffuse les photos des corps d’Algérien.ne.s torturé.e.s et humilié.e.s, le FLN s’y refuse, au nom d’un récit héroïque de la guerre.
Se compose ainsi, dès les années 60, une « Nouvelle droite » consciente de la double humiliation de la victoire algérienne et de « l’invasion algérienne de la France ». Car désormais, violences sexuelles, maladies vénériennes et criminalité sont associées à l’Algérien. Et l’imagerie ainsi alimentée d’une armée d’invasion qui menacerait la France correspond à la nécessité formulée par les anciens du gouvernement de Vichy, les anciens de l’OAS ou par De Gaule lui-même, de parler de l’actuel, du présent et non plus de l’Histoire de cette guerre. Pour ne plus faire face à la défaite, l’Algérien devait devenir un bouc émissaire.
Homo-érotisme colonial et impossible hétérosociabilité
Todd Shepard voit dans cette bataille de virilités une grille de lecture efficace de la Guerre d’Algérie et de la société française contemporaine. D’autant que cette avant-garde, de la Nouvelle droite au Front National, se déploie dans une longue durée autour des figures d’Antoine de Benoit, Dominique Venner, Renaud Camus – théoricien du Grand Remplacement, ou de Patrick Buisson pour qui « ce qui manque aux Français, ce sont des couilles ».
Mais l’analyse de Shepard va plus loin, postulant l’héritage colonial d’un « homoérotisme français envers l’Arabe » qui lie virilité et sexualité. L’invention de « l’homme arabe » par l’extrême droite française coïncide avec la circulation du manifeste situationniste du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) en 1973, détournant le « Manifeste des 343 Salopes » pour le droit à l’IVG : « Nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous sommes fait enculer par des Arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons » ; suivi de la revue « 3 milliards de pervers : les Arabes et nous ». Pour Shepard, l’« enculade » formulée interroge le lien entre racisme et fétichisme colonial, à la manière de l’ « orientalisme sexuel » décrit par Edward Saïd. Dans l’Algérie musulmane, l’hétérosociabilité est bizarre pour les Français qui fantasment une Algérie dévoilée, des Français qui suite au coup d’État de 1958 dévoilent de force des femmes musulmanes.
Le racisme anti-Algérien s’étend donc à l’intégration des Algériens à la communauté homosexuelle « pour cause de misère sexuelle », fantasme alimenté par des auteurs très populaires comme Rachid Boudjedra, Tahar Ben Jelloun ou plus récemment Kamel Daoud ou la féministe Fadhela M’Rabet. L’étape d’après étant bien entendu le viol des femmes. Shepard évoque à ce titre le film Dupont Lajoie et l’affaire du « viol de Brigitte », dont le coupable égyptien est devenu rapidement pour tous un coupable algérien. Comme pour les terroristes aujourd’hui, ajoute-t-il.
« L’homme arabe » : une victime émissaire ?
Dans le film de Carole Roussopoulos consacré à l’histoire du Mouvement de libération des femmes (MLF)[1], la Guerre d’Algérie est décrite comme une Révolution anti-impérialiste qui a inspiré la création du MLF en mai 68 – de l’humiliation des policiers sans virilité aux youyous empruntés aux femmes algériennes. Comment s’est épuisé ce modèle révolutionnaire ?
Dans la France post-attentats contemporaine, « l’homme arabe » reste une figure inlassablement convoquée. Les médias s’en emparent à coup de sémiotique de la terreur, avec des gros titres qui nous présentent les nouveaux « visages de la monstruosité » et des unes reproduisant les photos d’hommes présumés « arabes » donc coupables, sorties tout droit des fichiers JPEG des Renseignements Généraux.
L’approche de Todd Shepard jouit de ce qui nous fait défaut en France : la distance, géographique et intellectuelle. Sa réflexion a hérité d’un autre agenda historique, et emprunte de fait d’autres chemins conceptuels. Si bien que son analyse des transformations de la société française qu’a entrainées l’Indépendance de l’Algérie prend un tout autre point de départ, placé au-dessus de la situation coloniale et ses rapports de force impérialistes et … administratifs. Ici, l’Indépendance de l’Algérie est décrite comme une victoire, la Guerre d’Algérie comme une Révolution, et l’ « homme arabe » comme un révolutionnaire dont la figure inspire les études anticoloniales, féministes ou queer[2]. Loin d’autres figures avec laquelle elle coexiste : le travailleur immigré analphabète, le musulman fiché S, ou encore Mohamed Merah ou les frères Kouachi, sinistres parangons contemporains.
[1] Debout ! Une histoire du mouvement de libération des femmes. 1999
[2] Todd Shepard renvoie à l’ouvrage de Frantz Fanon « Pour une Révolution africaine », aux travaux plus contemporains du sociologue Said Bouamama, ainsi qu’à l’ouvrage récemment traduit en français, Paris, capitale du tiers-monde de l’Américain Michael Goebel.