En 2005, la France s’embrasait. 300 cités en périphérie du récit national et en marge de l’hexagone s’insurgeaient contre la dégradation de leur quotidien. Une presse nouvelle émergeait alors de ces zones. Elle est à l’agonie aujourd’hui. Pourtant, elle donne à voir une France nouvelle. La gauche va-t-elle l’enterrer ? Achever les embryons qui incarnent le monde de demain, c’est ça, le changement ?
Toute la presse s’est ému des émeutes de 2005. Elle s’est esbaudie de l’émergence du Bondy blog. Nouveaux médias, nouveaux journalistes, nouveaux points de vue
Dans la foulée, Rue89 apparaissait. Puis Médiapart, et d’autres. Mais la presse traditionnelle, elle, continuait à boire la tasse. En particulier pour une raison : le lectorat populaire ne s’y intéressait plus. Et pourquoi s’y serait-il intéressé, puisque cette presse elle-même ne s’intéressait pas à ce lectorat : les élites et leurs médias s’enfermaient dans l’entre-soi
tout en fustigeant l’enfermement des quartiers.
Au même moment, une première génération de médias issus des quartiers, souvent en format magazine, passait de vie à trépas : Fumigène, Dawa, 5style, Orbeat, Vu d’ici
Pote à Pote souffrait aussi, et Respect mag se faisait racheter. Vous ne les connaissiez pas ? Pourtant, ils existaient, et ils ont transmis la parole des quartiers pendant des années, sans que personne ne les considère. Et, malgré bien des difficultés endurées par les quartiers sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, le bout du tunnel apparaissait : en fin de mandature, le ministère de la culture de Frédéric Mitterrand se penchait sur ces nouveaux acteurs de la scène médiatique, et leur permettait d’accéder aux aides à la presse numérique (Spel), et trouvait même de nouveaux interlocuteurs auprès de certaines Drac. Plusieurs jeunes médias de quartier avaient bénéficié de cette reconnaissance, d’autant qu’ils commençaient à tenter l’aventure du web, plus proportionnée à leurs moyens et à leurs lecteurs, représentatifs de cette nouvelle génération de digital natives. Med’in Marseille, Kaïna TV, No ghetto, Afriscope, Presse & Cité et tant d’autres offraient de nouvelles perspectives à la « France moisie » dont parlait
Philippe Sollers !
Avec l’arrivée de la gauche, les médias des quartiers espéraient sortir définitivement la tête de l’eau. Et patatras ! Regards2banlieue (80 salariés passés par ses chantiers d’insertion depuis 2007) se voit retirer une bonne partie des aides (passant de 80 000 à 17 000 euros) : pourquoi existe Regards2banlieue ? Parce que France3, avec les émeutes de 2005, souhaitait filmer les quartiers vus par ceux qui y habitaient. La chaîne a proposé à ces spécialistes de l’insertion de former des habitants des quartiers au métier de journaliste. Autres exemples ? L’Acsé, localement fondue dans l’obscure et byzantine DRJSCS, arrête aussi de soutenir Kaïna TV (au cur d’un réseau d’une centaine d’associations de quartiers montpelliéraines). Med’in Marseille (1 995 articles depuis l’année 2007) boit la tasse épisodiquement, et menace de fermer ses portes (au moment où David Guetta touchait 400 000 euros de la municipalité pour son concert dans le cadre de « Marseille capitale de la culture »). Radio HDR (18 ans d’activité, 30 000 auditeurs dans l’agglo rouennaise) se voit gratifier d’un plan d’apurement de dettes, et licencie ses responsables. Yahoo met fin à son partenariat avec le Bondy blog. L’avenir de Respect mag ? En suspend. L’EPRA ? Avec un budget amputé de 300 000 euros, ce groupement d’intérêt public portant 171 radios doit stopper son activité (en attendant qu’un médiateur trouve une solution). Conclusion ? On est au milieu d’un champ de ruines. La plupart de ces médias sont nés suite aux émeutes de 2005. Il n’y a plus d’émeutes ? Il n’y a donc plus de sous pour eux.En peu de chiffres, mais beaucoup de symboles : le ministère de la Culture de Mitterrand ? 280 000 euros d’aides à ce secteur en 2010 et 2011. Le ministère de la Culture de Filippetti ? 0 euro. Oui : 0 euro. Les banlieues ? En haut lieu, on doit estimer qu’elles ne vivent que d’amour et de thé à la menthe.
La cruelle réalité est là : « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés », disait Jean de La Fontaine dans Les Animaux malades de la peste. Les vrais « pigeons » ne se cachent pas dans les nuages du numérique, mais dans les coursives des cités en rénovation. En guise de peste, on leur a inoculé un nouveau virus : ils sont devenus les pestiférés du récit national, les galeux des plateaux télé, les parias des partis, les misérables de la culture, les indignes de l’emploi !
À qui la faute ? À la crise ? À une administration décidant de sacrifier certains de ses administrés les plus mal en point sous prétexte de RGPP ou de transfert d’une partie des budgets initialement dévolus aux associations (soutien scolaire, insertion
), vers des acteurs publics ? La faute à l’autisme des nouveaux cabinets ministériels, à nouveau prisonniers des lobbies traditionnels de la gauche et du mandarinat culturel germano-pratin ? À leur incapacité récurrente à s’intéresser à des quartiers populaires qui comptent pourtant près de dix millions de Français ? Mais qui veut donc la peau des banlieues ? Qui peut aujourd’hui, dans la situation sociale que connaît le pays, se passer de certains de leurs porte-voix, aussi déshérités qu’ils sont jeunes et créatifs ? Aujourd’hui on ampute les budgets ; peut-être certains rêvent-ils même d’amputer la France de ses banlieues !
Et pourtant ces médias insèrent des jeunes en difficulté. Forment de futurs journalistes, issus des quartiers et des minorités. Sont un tremplin vers d’autres médias, plus puissants. Donnent la parole à un peuple qui ne l’a guère, la parole. Ces médias créent du lien dans les quartiers. Sensibilisent à la vie locale, à la citoyenneté. Portent des idées et des cultures nouvelles, comme les cultures urbaines. Ont médiatisé bien des stars issues de cet environnement, bien avant qu’elles soient passées dans les radars de la presse traditionnelle. Inventent un style d’écriture, une manière de raconter, de filmer. Tentent de nouveaux modèles économiques, et de nouvelles manières de chercher un public qui s’esquive. En un mot, parce qu’ils ont faim, ces médias créent, innovent ; ils ont l’énergie de leur jeunesse et de leur rage. Pour cela, ils sont aussi l’une des solutions à la crise.
Ces médias, baromètres sociaux des quartiers, indiquent que la température du volcan français s’approche de la fusion. Il ne faudra pas compter sur eux, qui sont parmi les derniers médiateurs des cités qui les ont vus naître, lors des prochaines émeutes, pour tenter de « recréer du lien » et de « renouer le dialogue » avec les institutions honnies, les policiers caillassés, les journalistes tabassés, et on ne sait trop qui encore. On ne pourra plus venir les chercher, ces damnés de la presse, puisqu’ils seront bientôt six pieds sous terre.
Akli Alliouat directeur de Kaïna TV, Anne Bocandé rédactrice en chef de Afriscope, Moïse Gomis fondateur et ex-directeur de radio HDR, Gabriel Gonnet rédacteur en chef de Regards2banlieue, Farid Mebarki président de Presse&Cité, Ahmed Nadjar directeur de Med’in Marseille, Erwan Ruty directeur de Ressources Urbaines, l’agence de presse des quartiers
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