Durant deux ans et demi, David Guyot a enquêté sur la sociologie des métis de la capitale togolaise. Résultat ? Un livre passionnant, Destins métis, qui déconstruit totalement la définition convenue du métissage. Et si, à Lomé, être métis s’avérait avant tout une sorte de qualité sociale, mettant en jeu un réseau complexe de critères : comportements, compétences culturelles, noms, sexe du parent blanc ?
Sans doute assez loin des métis imaginés comme personnages idéalisés d’un courant esthétique, c’est sur le sol rustique des réalités identitaires, entre 1989 et 1992, au Togo, que je décidai d’aborder la question – déjà très en vogue – du métissage.
Comme c’est souvent le cas en sociologie, mes recherches sur les métis conduisent, à l’issue de trois ans de terrain, à un constat un peu décevant. Ordinaires les métis ? Oui, mais les labyrinthes identitaires dans lesquels ils s’inscrivent n’ont rien à envier à ceux dont ils viennent simplement compléter l’interminable cohorte anthropologique : gros, maigres, hommes, femmes, enfants, Noirs, Blancs, métis, blonds, bruns, etc.
Les métis, une espèce à part de cette série improbable ? Non. Plutôt un cas d’espèce dans l’univers plus vaste et sans cesse renouvelé des corps modelés par l’imagination sociale. Et c’est bien là le point qui rend l’aventure scientifique passionnante. La chose est bien connue : quand le jugement social pense avoir affaire à une nature plus qu’à une culture, à un corps » pur » plus qu’à une panoplie corporelle où se lirait un quelconque travail social (je pense au stéréotype du corps des danseurs par exemple), tous les arbitraires paraissent s’exercer plus librement, sans ce grain de retenue que l’on consent à s’accorder vis-à-vis des objets ou des corps de réputation plus » culturelle « .
C’est chez un écrivain d’exception que j’ai découvert la plus adéquate formulation du sens profond de ma recherche : »
nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou d’un testament ; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. » (1)
Du XVIe au XXe siècle, l’univers des métis togolais se constitue sur la base d’une population hétéroclite. Il y eut les premiers mulâtres nés dans les forts européens, dès la fin du quinzième siècle. Il y eut ensuite les » Brésiliens « , revenus s’installer sur la côte de Guinée, surtout à partir de 1850. Il y eut enfin, par un processus de métissage continu, tous les mulâtres issus de commerçants européens installés dans des comptoirs le long de la côte, et plus tard ceux issus de fonctionnaires coloniaux, allemands et français.
Le premier point commun à ces différents métis était d’avoir un statut indéterminé, de n’appartenir ni au groupe des indigènes, ni au groupe des Blancs. Par leur style de vie parfois, par leurs compétences linguistiques, ils ont tous participé à redéfinir localement les catégories d’étranger et d’autochtone et, par extension, de Noir et de Blanc. L’autre point commun concernait leurs origines européennes : qu’il fut aventurier, commerçant, fonctionnaire de l’administration coloniale, le parent ou l’ancêtre européen était toujours un homme.
Lorsque, vers les années 1960, les premières femmes européennes mariées à des Africains arrivent au Togo pour y vivre, ce changement de sexe du métissage inaugure l’avènement d’un nouveau profil de métis. Trente ans plus tard, alors que les premiers d’entre eux ont atteint l’âge adulte, il est devenu possible de mesurer les conséquences sociologiques liées à l’arrivée de ces métis de mère européenne dans un univers de métis où, jusque-là, l’ascendance européenne était masculine.
En 1990, les métis ne constituent ni un groupe social homogène, ni une caste dont l’accès serait réservé. Être métis s’avère en fait une sorte de qualité sociale, valorisée a priori, pouvant au sens littéral prendre corps en fonction des critères les plus divers : comportements, compétences culturelles, attributs tels que le fait de porter un certain type de nom, caractéristiques corporelles.
L’appréciation commune qui consiste à dire que certains métis paraissent plus métis que d’autres, ou encore que d’autres ne seraient pas de » véritables » métis, introduisant ainsi des degrés dans la qualité de métis, exprime le fait que les différentes propriétés susceptibles de constituer le métis idéal sont inégalement partagées et que, de fait, la rareté de certaines d’entre elles participe à définir des niveaux d’excellence.
L’opposition métis » européen » / métis » africain « , construite à titre d’hypothèse au début de cette recherche, permet de comprendre comment s’organise la distribution des différents types de propriétés au sein d’un échantillon raisonné de métis. S’esquisse alors la construction d’un sous-espace social particulier de la population togolaise, où la » couleur » des parents s’avère un déterminant très important de la position sociale occupée. On a retenu, selon ce critère, plusieurs types de métis : les métis de mère blanche, ceux de père blanc, ceux de parent(s) métis.
Saisir la nature des relations hiérarchiques existant entre ces différents types de métis, ainsi qu’entre les métis et le reste de la société togolaise, imposait de comprendre les logiques internes à différents espaces de pratiques, comme autant de marchés où sont investis et évalués les biens matériels des métis, leurs dispositions culturelles, leur image sociale, leur physique, en un mot, tout ce par quoi ils défendent leur statut de métis et, en même temps, militent pour imposer une définition légitime du métis.
L’espace scolaire est symptomatique de cette hiérarchisation. Les élèves métis sont inscrits, à quelques rares exceptions près, dans le privé. L’enquête menée auprès de tous les écoles de Lomé révèle l’existence d’une règle sociologique selon laquelle les élèves métis se déclarent moins métis et sont d’autant moins perçus comme métis par les autres qu’ils occupent une position scolaire peu valorisée, dans l’enseignement public. Une des conditions du maintien des croyances sur les qualités natives des métis leur intelligence » naturelle » se situe dans ce double effet qui consiste tant à les scolariser à tout prix dans des établissements de bonne renommée, qu’à les discréditer en tant que métis lorsque leurs familles n’ont pas pu leur offrir la place qu’ils mériteraient sur le marché scolaire.
Le cas du lycée français de Lomé permet de comprendre comment jouent, au sein de l’aristocratie scolaire des métis, d’autres stéréotypes également sur le thème des compétences natives des métis et qui, à travers les rites pédagogiques notes, appréciations, délibérations, pèsent fortement sur les destins scolaires de ces métis.
L’examen de quelques acceptions pratiques de ce qui est défini comme le modèle » européen » nous livre une des clés du système de classement : pas d’imitation passive d’un modèle importé qui aliénerait les conduites et les jugements. Les références européennes ne sont d’ailleurs pas évaluées en soi : appropriées, diffusées sous forme de valeurs dans l’opinion, elles permettent à chacun, où qu’il se situe dans l’espace social, de définir la distance censée séparer l' » africain » de l' » européen « .
Aborder, ensuite, le marché des biens de consommation, comme un lieu où des catégories repérées ailleurs semblent s’appliquer, nous donne l’occasion d’appréhender le monde des métis, en quelque sorte du dehors, du point de vue des logiques classificatoires dont ils sont à la fois les sujets et l’objet. Un tel détour s’imposait pour tenter d’échapper tant aux totalisations auxquelles ont nécessairement recours tous ceux qui, défenseurs intéressés ou détracteurs non moins intéressés de l’existence d’une identité métisse, tendent à enfermer les métis dans des étiquettes en termes d’essence, qu’à leur conséquence » savante » : attribuer à l’univers social des métis une logique qui lui appartiendrait en propre.
S’agissant du marché des biens de consommation donc, l’efficacité du couple européen / africain trouve sa mesure dans la hiérarchie faite entre les » vraies » choses (les choses européennes, chères) et les » fausses » (les choses africaines, bon marché). Les termes de cette hiérarchie, conjointement vécus et intériorisés sous forme de valeurs, ressortent d’un ensemble d’exigences qui dépasse la logique interne au marché de la consommation tout en lui donnant son sens propre. Le fait que ceux qui sont taxés de » faux » métis aient en même temps toutes les chances de se voir soupçonnés d’être assignés au marché de l’imitation (des » fausses » choses) montre que les catégories de » faux » métis et de » faux » en général sont les productions d’un même système classificatoire capable de s’appliquer aux répertoires les plus divers de l’existence sociale et d’en permettre toutes les synthèses par lesquelles chacun classe les autres, décrypte le monde social, le rend intelligible.
Enfin, le goût, cette » sorte de sens de l’orientation sociale » (2), qui permet à chacun de s’ajuster à tout ce qui correspond à sa » nature » la plus profonde, de se frayer un chemin vers celui ou celle qui lui conviendrait le mieux, écartant au passage les mésalliances, les alliances jugées » contre nature « , exprime peut-être mieux que toute autre disposition que ce qui est en jeu, dans la maîtrise pratique du jeu social, n’est souvent rien d’autre que son propre corps ; et celui des autres.
Ainsi de la pertinence pratique de la vision commune qui consiste à se représenter les ensembles sociaux groupes d’individus réunis notamment par des pratiques et des goûts similaires comme indissociables de classes d’individus biologiques (e. g. les Noirs, les Blancs, les métis, etc.). Un processus classificatoire qui s’exerce à l’intérieur d’une tautologie proprement sociale faisant que les gens sont d’autant moins disposés à remettre en cause l’arbitraire de ces classifications naturalisantes, qu’ils en acceptent d’avance les corrélats ( » les goûts des Noirs « , » les goûts des Blancs « , etc.) comme le préalable à l’expression de leurs goûts et exigences personnels.
Mais, au Togo, les classifications » raciales » par lesquelles les personnes appréhendent le monde social ne constituent en aucun cas un système classificatoire limite dont les frontières internes seraient rigides et dont le paradigme serait une forme de discrimination. Il faut bien comprendre en effet que les catégories communément utilisées, » Noir « , » Blanc « , » métis « , ne sont pas, dans l’esprit des Togolais, investies d’une densité corporelle ou » raciale » plus extraordinaire que celle contenue, ailleurs, dans les notions ordinaires d' » intellectuel » ou de » paysan « . Dans tous les cas, c’est parce que chacun associe inconsciemment au » métis » ou à tout autre personnage social une image corporelle toute faite, en un sens idéale (le » physique de l’emploi « ), et réciproquement, que ces catégories sont réellement opératoires.
L’échelle de beauté corporelle valorisant la peau claire placerait tous les » vrais » métis à bonne distance des » faux » métis : primauté de la beauté » sans fard » sur l’imitation cosmétique. Mais, alors que certains individus devraient ainsi accéder de façon évidente au statut de métis, par le fait qu’ils sont dotés des qualités corporelles les plus rares (les mulâtres en général par leur » teint clair « ), il arrive que leur profil social soit évalué de telle manière par les autres et au final, par eux-mêmes qu’il devienne incompatible avec l’ensemble des dispositions culturelles attendues des » vrais » métis valorisés dans la société togolaise.
En fin de compte, si par ses façons d’être, ses compétences culturelles, en un mot ses postures (intellectuelles et physiques), le métis de mère blanche a toutes les chances d’être perçu comme plus blanc que le métis de père blanc, c’est qu’il porte sur lui les marques incorporées de la culture maternelle réputée supérieure (3). À l’inverse, le fait d’être perçu comme noir, qui cristallise un ensemble de lacunes sociales, conduit soit à l’auto exclusion du monde des métis, soit, lorsque la prise de conscience du décalage entre le corps idéal et le corps réel tend à être dramatisée, à ce que nous avons décrit comme des symptômes de schizophrénie sociale.
C’est bien le milieu social dans lequel évoluent les métis qui détermine le degré auquel les propriétés corporelles sont susceptibles de procurer des profits. La beauté » naturelle » du métis n’est pas une qualité intrinsèque inscrite à jamais dans le corps biologique, elle manifeste, comme jugement esthétique, la perception d’une harmonie entre l’être social et le paraître corporel qui caractérise les destins » heureux » : les métis évoluant dans un milieu social privilégié. D’où des conceptions distinctes quant à la bonne gestion de ce qu’il conviendrait d’appeler son » capital corporel » ; des attentions différenciées au corps, qui varient en fonction de la position sociale occupée (4).
Dans les sociétés fortement métissées d’Amérique Centrale et du Sud, la catégorie de » mestizo « , fluctuante, est soumise selon que l’on se place au bas ou au sommet de la hiérarchie socioraciale (qui va de l’Indien au Blanc), à ce que Julian Pitt-Rivers (5) nomme une » déformation optique » qui, au Pérou par exemple, fait voir les métis tantôt comme des Indiens tantôt comme des Blancs.
On est de même toujours, au Togo, le Blanc, le Noir, ou encore le métis de quelqu’un. L’opposition européen / africain qui polarise l’ensemble de la population des métis, qui organise les pratiques et les perceptions, s’exerce également à l’intérieur de chacun des termes » européen » et » africain « , et que, d’une façon plus générale, cette opposition » peut être appliquée à n’importe quel point de la distribution [sociale]et en reproduire tout l’espace en n’importe lequel de ses segments » (6). C’est pourquoi chacun semble d’abord décrire le monde des métis à partir des mêmes critères, mais, à toutes les nuances près vécues parfois et souvent définies par les métis comme des différences insurmontables qui tiennent au fait que la présentation du monde des métis par les métis est aussi fonction de leur position dans cet univers social.
Selon la structure de la distribution des différentes propriétés participant de l’identité métisse, où le primat est accordé aux qualités sociales, les plus démunis au plan social métis comme non métis restent préposés (tant dans leurs critiques (7) que dans leurs adhésions) à un entretien des apparences. Mais les milieux de métis les plus modestes qui sont conduits à tout miser sur l’apparence corporelle du métissage, isolant ainsi un critère de tout un ensemble de qualités sociales sans lesquelles ce critère n’est pas grand-chose, n’en contribuent pas moins, à leur façon, à maintenir la croyance en une identité métisse, supérieure et distincte des autres.
D’ailleurs, le principe de méconnaissance que suppose l’adhésion collective aux croyances en l’identité métisse n’apparaît jamais aussi bien que lorsque les plus dominés, sur le marché des compétences » métisses « , reprennent à leur compte ce par quoi ils apparaissent pourtant comme les plus dominés : toutes les fictions la » beauté » des métis, leur » intelligence » dont la fonction première est de fonder en nature les raisons arbitraires de l’ordre social, et parmi lesquelles le mythe de la » bonne naissance « , qui tend à accorder à l’hérédité biologique tous les pouvoirs de l’hérédité sociale, constitue un des modèles les plus accomplis du genre.
Il m’a été donné un jour d’assister à la naissance d’une petite fille métisse de père libanais, commerçant, et de mère togolaise, une jeune femme » déscolarisée » de 20 ans. Au bout de quelques mois, le père est reparti définitivement à Abidjan, abandonnant et la mère et l’enfant.
Quelques jours après la naissance, autour du berceau, la famille de la mère commentait avec satisfaction le phénotype de l’enfant : » merci à Dieu, l’enfant est blanche « , » c’est le sang du père qui est fort « .
Notes
1. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard (1954), p. 24.
2. Pierre Bourdieu, 1979, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, p. 544.
3. Dans le même ordre d’idée, une expérience montre l’importance de la position sociale des individus dans la perception de leur taille physique par les autres. Invités à évaluer de mémoire la taille de personnes familières, les sujets de l’expérience tendaient à surestimer d’autant plus la taille de ces personnes que celles-ci détenaient à leurs yeux une autorité ou un prestige plus important. (W. D. Dannenmaier and F. J. Thumin, 1964, » Authority status as factor in perceptual distorsion of size « , Journal of Social Psychology, n° 63, pp. 361-365).
4. Se rendre à la plage en tenue de bain, par exemple, reste une pratique très discriminante au sein des métis (mais aussi des Togolais en général) parce qu’elle suppose que soit résolue la question du dilemme entre deux motivations contradictoires : l’impératif de préservation de la » peau » (la crainte du bronzage) et l’opportunité de se livrer à une activité de loisir » à l’européenne » donc valorisante.
5. Julian Pitt-Rivers, 1992, » La culture métisse : dynamique du statut ethnique « , L’Homme (Numéro spécial : » La redécouverte de l’Amérique « ), n° 122-124, p. 138.
6. Pierre Bourdieu, 1979, op. cit., p. 551.
7. Le fait de s’estimer exclu du monde des métis conduit certains métis à prendre des positions qui présentent tous les signes apparents de la lucidité. C’est ainsi qu’Eulalie tentait de rompre le charme de l’identité métisse, identité de laquelle sa vie l’avait progressivement écartée, en s’attaquant à l’une des croyances communes les plus tenaces : celle de la beauté » native » des métis. Sa critique introduit simplement, dans sa logique propre, un autre jugement commun : il peut y avoir des métis qui ne sont pas beaux. Ignorant ainsi que les armes en apparence spécifiquement corporelles, comme la beauté ou le charme, sont essentiellement réductibles à l’ordre social, Eulalie ne fait qu’ajouter à son déclassement la méconnaissance des raisons objectives de ce déclassement : » [ Les métis sont-ils plus beaux ? ] Cela se dit. Il peut bien y avoir des métis vilains. On peut dire que s’ils n’avaient pas cette peau-là, ils ne pourraient pas être remarqués « .David Guyot, sociologue, est docteur de l’École des hautes études en sciences sociales. Après une recherche universitaire sur le métissage, Destins métis : contribution à une sociologie du métissage (Ed. Karthala, 2002), il travaille depuis 1997 comme sociologue consultant à Mayotte (archipel des Comores). Il exerce essentiellement dans le domaine de l’habitat et en particulier dans la mise en place des politiques publiques en matière de logement social. ///Article N° : 3717