Mille et un passages, le sud profond des États-Unis vu par Sally Mann

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Le Jeu de Paume accueille jusqu’au 22 septembre 2019, l’œuvre expérimentale de la photographe Sally Mann. Depuis quarante ans, elle capture le vieux Sud des Etats-Unis avec des techniques remontant au XIXe siècle.

Deep South, Untitled (Scarred Tree) 1998 Sally Mann

Divisée en cinq sections à la fois thématiques et chronologiques, l’exposition que consacre le Jeu de Paume à l’œuvre de Sally Mann est une superbe surprise. Superbe parce que les œuvres de cette photographe américaine assez peu connue en France sont à la fois d’une grande beauté, d’une grande intelligence et d’une impressionnante habileté technique. Superbe également, car ce travail mené avec détermination, modestie et avec peut-être un léger désenchantement rend, entre autres, un émouvant hommage aux Afro-Américains. Il aborde des problématiques raciales toujours vivaces, notamment dans le sud des Etats-Unis, et tente de proposer des réponses, des solutions, ou tout du moins un apaisement.

 

Sally Mann, née en 1951 à Lexington (Virginie), travaille souvent à la chambre avec des techniques remontant parfois au XIXe siècle (développement sur plaque en verre enduite de collodion par exemple) et recherche, dans ses tirages, l’erreur, l’imprévu dont elle sait magnifiquement tirer parti. Telle ou telle coulure, telles ou telles poussières devenant acteurs du sujet photographié et contribuant à son message.

Battlefields, Fredericksburg (Cedar Trees), 2001

Si elle a commencé à percer dans le milieu en renouvelant la photo de famille, rendant ses enfants des symboles du tempus fugit en les faisant poser souvent nus (ce qui fut controversé), elle sonde les décennies suivantes l’histoire de la Virginie, du Mississipi, de la Louisiane, photographiant en noir et blanc, d’une manière presque picturale, les lieux, des forêts le plus souvent, qui furent le théâtre des principales batailles de la guerre de Sécession. Ainsi un arbre balafré, une ancienne plantation en ruines semblent-ils évoquer les corps martyrisés des esclaves, les rebellions des marrons. Des forêts ou des plaines d’une furieuse beauté paraissent encore résonner du son des canons. Les paysages sont chez Sally Mann les témoins muets des drames du passé. Comme dans ses autres œuvres – ses portraits par exemple – la mort, la décomposition, la fragilité y rodent dans toute leur splendeur, laissant derrière elles planer une diffuse inquiétude.

L’artiste a nommé ses enfants Emmet, Jessie et Virginia. Ces prénoms ne furent bien entendu pas donnés au hasard et reposent eux aussi sur l’histoire. Le premier d’entre eux, Emmet, fut attribué en référence à Emmet Till qui fut atrocement mutilé en 1955 dans sa quatorzième année alors qu’il visitait sa famille dans le Mississipi. Plusieurs des photographies de Sally Mann sont consacrées à la disparition abominable de ce jeune homme noir qui, accusé d’avoir flirté avec une femme blanche, fut assassiné. Ses meurtriers furent acquittés, la femme avoua qu’elle avait menti.

Chez Sally Mann, la détresse de l’adolescent en proie à ses meurtriers semble être incarnée par une fine et fragile branche d’arbre photographiée sur le lieu du crime.

Césaire aussi s’intéressa à Emmet Till et en 1960 lui dédia un poème publié dans le recueil Ferrements.

 

De ton sang de quinze ans

Eux jeunes n’avaient jamais eu d’âge

Ou plutôt sur eux pesaient

Plus que tous les gratte-ciels, cinq siècles de tortionnaires

De brûleurs de sorcières, cinq siècles de mauvais gin de gros cigares

Des grasses bedaines remplies de bibles rancies

Cinq siècles de bouche amère de péchés de rombières

The Two Virginias #4, 1991

C’est la mémoire de « ces cinq siècles » que convoque Sally Mann, ceci sans que jamais les tortionnaires ne soient montrés, ni que la colère n’explose. Car ce que la photographe semble rechercher, c’est la trace, l’empreinte qui permettent aussi de lutter contre l’oubli et d’accuser. En photographiant des lieux de cultes – chemin spirituel vers la délivrance – ou des rivières et marécages qui permirent à certains esclaves de s’échapper, elle célèbre la liberté et le courage qu’il fallait pour supporter les horreurs infligées.

L’artiste consacre une grande partie de son travail à sa nourrice noire Virginia « Gee Gee » Carter, une seconde mère pour elle. Elle a réuni photographies d’archives de la famille de cette femme et photographies qu’elle prit elle-même. Outre une grande émotion s’y lit l’ambigüité des rapports qui unissaient dans les années 1960 des familles blanches progressistes à leurs domestiques noirs. Sally Mann souligne combien ses propres parents ont inconsciemment continué à perpétrer la ségrégation, laissant notamment Virginia « Gee Gee » à l’extérieur lors de sorties au restaurant. Et pourtant cette famille défendait les droits civiques ! Autant de paradoxes que dévoilent discrètement ces photographies douces amères et aussi les deux films d’interviews projetés dans l’exposition.

Pour conjurer le passé et redonner au corps noir sa présence qui fut pendant des siècles occultée, l’artiste a, dans des travaux plus récents, fait appel à de jeunes Afro-Américains qu’elle a fait poser avec la volonté que soit enfin dépassée « l’abîme apparemment insurmontable entre Blancs et Noirs ».

Nathalie Meyer

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