Modu Modu Edizioni est le nom d’une maison d’édition, créée en janvier2013, en Italie. Sa spécificité ? La sensibilisation et l’accessibilité des aspects de la réalité africaine. Rencontre avec ses fondateurs : Papa Ngady Faye et Antonella Colletta. Lui, né au Sénégal, vit en Italie depuis 2006. Elle, est scientifique, traductrice et professeur de français.
En janvier 2013 vous avez fondé votre maison d’édition Modu Modu au sud de l’Italie. Dans votre livre commun Il venditore di libri vous expliquez que « Modu modu » signifie l’économie africaine basée sur le travail des émigrés en Europe. Pourriez-vous préciser ce terme et la raison de fonder une maison d’édition?
« Modu modu » désigne au Sénégal ceux qui partent chercher du travail à l’étranger pour gérer leurs familles restées au pays. Et tout le monde est « famille » : les parents, bien sûr, les femmes ou les maris restés là-bas (car le phénomène de l’émigration concerne de plus en plus les femmes), les frères, mais aussi les amis, les amis des amis
En partant, ils se chargent du désir d’amélioration économique et des aspirations des leurs. Avoir un modu modu soulage un peu des difficultés de la vie quotidienne et permet aussi de viser des buts allant au-delà de la nécessité. Les frères et enfants de cet(te) émigré(e) pourront étudier dans un bon lycée ou s’inscrire à une fac, par exemple.
Mais quelle Europe rencontre celui qui part ? Elle n’a rien à voir avec l’image de l’Europe que l’on a en Afrique. Le modu modu se heurte à des difficultés de toute sorte : le travail n’existe pas et d’être noir et musulman requiert un effort constant et épuisant d’auto-définition par rapport aux autres. En Italie, hélas, le racisme est encore ambiant, même si plus sournois qu’autrefois – éducation oblige – et souvent se dilue en images stéréotypées. Les gens n’en ont même pas conscience et c’est justement cette inconscience – qui travaille notre esprit malgré notre vigilance – qui est dangereuse. En outre, la plupart des émigrés arrivent ici avec des permis de séjour pour tourisme dans la poche et à partir du jour où il échoit, c’est la clandestinité qui les attend. Dans cette situation, que faire ? Rentrer au Sénégal et soutenir « le regard du père » est impossible : on serait taxés d’incapables, ou, pire, d’égoïstes. C’est pourquoi le voyage du modu modu est toujours un aller sans retour. Que de jeunes Sénégalais se sont égarés, faute de pouvoir rentrer au pays et dire, franchement : « il m’est impossible de rester en Italie, il n’y a rien que je puisse faire pour vous là-bas. » L’immigré mène alors une vie d’ambulant : de briques, de quincaillerie, de fausse marchandise de tout genre. Et, de temps en temps, s’il a eu la chance de devenir « régulier », il rentre se reposer au pays, en hiver, surtout, bien habillé, avec des valises regorgeant des cadeaux pour tout le monde, en jouant le rôle du nabab. Tout cela peut paraître cruel aux yeux des Européens, aux Italiens surtout, puisque souvent, ici, et de plus en plus à cause de la crise, ce sont les retraités qui entretiennent les jeunes au chômage. Mais en Afrique c’est encore le contraire : les jeunes doivent pouvoir améliorer la condition de vie de leurs parents, leur payer le pèlerinage à la Mecque, lui acheter un mouton pour la fête de la Tabaski. Tout ceci un honneur pour un fils. Même si le prix à payer est élevé, et même très élevé.
Et, de plus en plus souvent, ces émigrés réalisent des projets. Notre maison n’est pas la première à s’occuper de livres qui parlent d’Afrique et à en fournir les ambulants – parce que, heureusement, il y a des vendeurs de livres aussi dans les places et sur les plages italiennes. Et, pourtant, elle a un projet ambitieux qui fait qu’elle se différencie à l’intérieur de ce nouveau marché du « livre ambulant ».
En Italie, en effet, les Littératures Africaines, avec la lettre capitale restent, à de rares exceptions, l’apanage des universitaires. Nous avons également des revues importantes (nous pensons, par exemple, à Interculturel Francophonies de l’Alliance Française de Lecce), mais tout ce travail n’atteint que très rarement le grand public. Le fait de présenter les ouvrages des littératures « autres » (mais nous qui provenons de deux continents différents nous nous demandons souvent : « autres » par rapport à qui ?) en ambulant parmi les gens, dans les rues, hors des bibliothèques, des salles universitaires, des palais, permet de les faire connaître et apprécier d’une façon plus massive.
Tout cela provoque aussi une deuxième réaction fondamentale : les Africains marchant dans les rues ou le long des plages avec nos livres dans le sac, le font de plus en plus avec orgueil : ils deviennent des passeurs de leur culture. Ce phénomène à deux facettes est justement notre raison d’être, la couleur que nous désirons donner à notre activité.
Vous êtes en train de traduire et de publier votre sixième livre en mettant l’accent sur des textes littéraires et culturels de l’Afrique de l’ouest, notamment du Sénégal. Jusqu’à maintenant vous avez publié des contes africains adressés aux enfants, un roman de Mariama Bâ, un récit autobiographique de vous-même et un recueil de poésie. Quelle dimension donnez-vous à ce mélange? Quelle image de l’Afrique désirez-vous ainsi esquisser? Et quel est votre public visé?
D’abord, nous adorons les mélanges qui nous permettent de déployer une vaste toile sous les yeux du public italien. Vastes sont, d’ailleurs, nos champs d’intérêts. Nous ne sommes, c’est vrai, qu’à notre sixième publication, qui va de pair avec deux autres en cours d’élaboration. Ce que nous espérons est que tout cela se transforme en autant de collections, dont l’une, qui a débuté justement par Une si longue lettre (en italien : Amica mia) sera consacrée aux écrivaines africaines. En outre nous avons l’intention de franchir bientôt les frontières du Sénégal. Côté poésie, Négritude, en version bilingue et enrichit par les illustrations de Marta Solazzo, est un acte dû. Il fallait démarrer par là. Le lecteur italien ne connaît pas ce mouvement, sauf quelques rares lycéens étudiant le français langue étrangère, qui ont eu la chance de lire les poèmes de Senghor et de Césaire dans leurs anthologies. C’est pourquoi nous avons écrit, pour présenter les textes, une sorte de parcours biographique romancé, où s’entrecroisent les vies des auteurs dont les poèmes sont présentés : Senghor et Césaire et Damas, bien sûr, mais aussi Birago Diop, David Diop, Rabearivelo…
Enfin, en ce qui concerne les contes, il y a tout un patrimoine de contes constituant la recherche de plusieurs conteurs en Afrique que nous croyons important de faire connaître aux enfants et adolescents italiens. Nous avons démarré par les contes recueillis et/ou écrits ex-novo du griot-chercheur Babakar Mbaye Ndaak, président de l’association Leebon ci leer, (en wolof : « Conter au clair de lune »), car ce travail à mi-chemin entre l’oralité et l’écriture, le passé et le présent, l’ancien et le moderne des situations visées, est fascinant et ouvre sur des questions énormes pour les littéraires et linguistes, mais aussi pour les sociologues, les éducateurs, parents et enseignants. Le recueil de contes de Ndaak a pour titre, justement, Il Bambino con le mani pulite (L’enfant aux mains propres). C’est le début d’un proverbe wolof : « Xale bou lohom sete mou mouna bok ak ay mak » : l’enfant aux mains propres peut manger en toute assiette. Un bouquin de ce genre peut vraiment être lu par tout le monde et avec des fins différents, d’autant plus que les histoires racontées ont été « cousues » ensemble par nos propres dialogues qui jettent un pont d’un continent à l’autre.
L’Afrique à laquelle nous pensons est donc à multiples facettes et à plusieurs vitesses.
Que pensez-vous dans le contexte du modu modu du néologisme migritude (1), terme qui, contrairement à la négritude remplace l’importance de la couleur par le fait de la migration, du déplacement, du mouvement?
Par rapport à la France, où ce néologisme de « migritude » est né, le phénomène en Italie, qui n’a pas la même histoire de colonisation, est jeune et commence maintenant à faire l’objet des travaux universitaires. Il y a déjà un petit corpus d’ouvrages écrits par des auteurs africains directement en italien, qui manifeste la volonté de raconter le pays d’origine, ainsi que le rapport avec la terre d’accueil. Littérature d’exil, donc, elle aussi, littérature identitaire,, où la distance permet justement de revoir, redéfinir, réinterpréter après le choc culturel. Pour le lecteur d’ici, essentiellement. Nous pensons à Kossi Komla-Ebri, togolais, Pap Khouma, sénégalais, Gabriella Ghermandi, éthiopienne, et à beaucoup d’autres.
Nous, qui avons fait de « modu modu » une véritable philosophie, nous saluons avec joie cette nouvelle africanité « rhizomatique » dont la partie la meilleure, la plus importante, doit, à notre avis, encore se produire. Et nous attendons également, impatiemment, les textes de la deuxième génération, des enfants d’Africains nés ici, des enfants des couples « mixtes » comme la nôtre
Nous attendons l’épanouissement de ces imaginaires éclatés. Le meilleur doit encore arriver.
Vous avez commencé votre activité avec le récit autobiographique Il venditore di libri qui est en train d’être traduit en allemand. Quelle est la réaction des gens à la plage ou dans les villes par rapport à vos livres ; confrontés aux « produits’ de haute nécessité » ? (2)
La question est complexe. Cette idée de « produits de haute nécessité » concerne l’esprit de révolte et de renaissance qui accompagne depuis toujours la vision politique des auteurs qui ont signé le Manifeste. Elle désigne une économie saine, auto-suffisante, dépouillée de toute forme d’assistance et hautement éthique pour des terres qui, à cause de leur statut particulier, jouent le rôle d’enfants gâtés d’une grossesse extra-utérine, écrivait Confiant, car la mère-patrie est ailleurs. Situation encore plus grave pour le fait qu’elle continue de se produire à l’intérieure de cette hydre qui est la globalisation. Il faut donc, d’abord, décontextualiser cette idée, pour n’en garder que le noyau.
Chez nous, en Italie, et par rapport à nos projets, les gens ont, en général, une réaction positive, de surprise, même. Mieux que cela: les gens commencent véritablement à lire ces livres, hors de toute attitude piétiste qui faisait que l’on achète la marchandise du vendeur ambulant pour un vague esprit de solidarité ou tout simplement pour pouvoir continuer à bronzer en paix. Cette marchandise n’avait donc aucune valeur. Dans notre « Venditore » nous disons qu’à la limite on pourrait se remplir le sac de cailloux, pour les vendre, car les gens n’ont pas besoins de la marchandise des vendeurs ambulants. Mais maintenant un phénomène curieux se produit: la proximité entre touristes à la plage aidant les bavardages culturels, le passe-parole a fait que les gens arrêtent les vendeurs pour demander s’ils ont tel livre ou tel autre. Nous recevons aussi beaucoup de messages enthousiastes.
Pour revenir à Glissant et Chamoiseau, nous côtoyons depuis toujours la pensée politico-poétique de ces auteurs. L’un des buts de notre bouquin était, en effet, essentiellement, d’élargir les imaginaires de nos lecteurs, de leur montrer un visage autre, une façon différente de vivre l’ « exil », le voyage, le pays.
Pareillement, l’un des buts de notre activité présente est de conférer de la dignité, une dignité profonde, ressentie, partageable, au travail de vendeur ambulant de livres. Que cette dignité soit reconnue par tous ceux qui nous rencontrent. Tout cela, bien entendu, en dehors d’une économie écrasante.
Quand Modu Modu est née, elle s’est insérée dans un petit système déjà sclérosé, qui avait imposé ses lois. Il y a même des fausseurs de livres là-dedans (notre Mariama Bâ a déjà été imprimé par eux) qui vendent moins cher que nous car, évidemment, ils n’ont qu’à copier notre bouquin sur du papier de qualité inférieure et leur « travail » est terminé. Ces petits malfaiteurs ont, malheureusement, leurs clients. Cela a déterminé, chez d’autres maisons, pour contraster le phénomène, une baisse générale des prix et, hélas, de la qualité du produit, avec des périodes de méga-soldes, etc. Tout cela est pénible: c’est la fin du rêve. Il n’y a plus de dignité dans ce genre d’activité. Il ne faut pas renoncer à un marché éthique et solidaire. Parce que c’est tout notre être, notre histoire et nos aspirations, que nous versons dans notre travail. Voilà la raison pour laquelle nous ne renonçons pas à collaborer avec notre graphiste Marta, qui s’enthousiasme autant que nous à chaque nouveau projet; avec la typographie de notre village, qui nous aide à construire, calmement, après maintes idées, observations et évaluations, le produit final; à nos relieurs, deux vieilles personnes qui cousent et collent nos livres de façon artisanale
Et, quand enfin, le livre est né, il parfume, il vibre, de toute cette histoire qu’il a déjà acquise. Comment renoncer à tout cela? Nous croyons encore, fermement, à la noblesse du travail.
Utopie? Peut-être, mais nous ne sommes pas les seuls à y croire.
Tout récemment, invités à relater, en tant qu’auteurs du « Vendeur des livres » à un séminaire de formation adressé aux « leaders » en puissance, nous avons eu la surprise d’assister à une ouverture des travaux émouvante: une vidéo où le président uruguayen José Mujica plaidoyait, avec ferveur, justement pour cette utopie, nécessaire, vitale, préalable à toute élaboration théorique. Un monde où l’unité de mesure soit l’affirmation (« l’épanouissement » écrivaient Glissant et Chamoiseau) de l’homme.
C’est à partir d’imaginaires nouveaux qu’il faut décliner le monde, le traduire en équations, et pas le contraire. Il faut avoir le courage de redémarrer par l’amour sans craindre d’apparaître ridicules.
(1) Chevrier, Jacques (2004): « Afriques(s)-sur-Seine: autour de la notion de migritude », in: Notre Librairie. Revue des littératures du Sud, no. 155-156, p. 96-100.
(2)Glissant, Edouard/ Chamoiseau, Patrick et al (2009): Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, Paris: Galaade.///Article N° : 11958