Mon Général

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Ecrite en 1987 et restée depuis inédite, cette nouvelle de Marcel Zang, à l’heure de la commémoration des indépendances africaines, ne manque pas d’actualité.

Comme presque toutes les nuits, l’homme sortit seul du métro. Un vent vif soufflait, des bouffées de vapeur le devançaient ; l’homme releva le col de son imper et pressa le pas. Bientôt huit ans qu’il parcourait cette rue. Huit ans. Et nuit et jour. Aussi n’avait-il guère besoin de ses yeux pour se diriger ; ses pieds le précédaient, odorat, sa sacoche battait contre la jambe, inerte, son corps dodelinait. Il avait trente-cinq ans, de courts cheveux crépus, une tête cuivrée, congelée sur l’essentiel, gardien de phare… Et sa tête gémissait, ruant dans le noir, et parfois des élans de fureur le soulevaient, puis le projetaient, sifflant, dans un gouffre d’une profondeur telle qu’il s’en effrayait ; alors son corps retombait et repartait à dodeliner. Il y avait son boulot qui l’attendait, puis sa chambre. Sa chambre… du bois glauque et vermoulu, un mur qui suinte et qui exsude des odeurs épaisses, de la moisissure, quelque chose de végétal, de fuyant ; on glisse, et on se cogne le coude, la tête ; on s’énerve, et c’est le genou qui se meurtrit ; on dérape, et on s’affale sur des déjections ; gauche de tous ses appétits, de ses mouvements, du trop, du pas, du plein, du vide, du vouloir, du pouvoir, du savoir, abruti, saoul, coups ; et des bouffées de hargne, de folie, qui vous gonflent la poitrine, vous tiraillent les nerfs, vous rejettent de nouveau, désarticulé, pantelant d’impuissance, suffoqué ; et des bouillons de désespoir qui se dégorgent, des désirs inachevés qui s’emmêlent, s’entrechoquent, enchevêtrés, moignons d’acier, bielles, barbelures ; pores béants, mais rien, rien, rien que cette humidité mesquine, ce miroir terne, criblé de taches, et le ruban glissant du trottoir, que dévident des pas ronds.
Et pendant que l’homme marchait ainsi, il ne cessait de se dire que vivement qu’on soit à demain, vivement, vivement qu’on y soit. Il marmonnait dans la nuit, ruminant ses frustrations ; il marmonnait, une voiture le giflait ; et le vrombissement et les phares et les flaques, tout lui pétait dans la gueule ; une boîte de conserve, un coup de pied, un juron, puis son corps retombait, fauché ; une ombre ; des lumières ; une image… « Welcome to Paris », proclamait-elle, clignotant tout là-haut, au-dessus des immeubles et des gratte-ciel ; et sur les façades, le même panneau publicitaire, représentant un jeune couple rose et leur enfant, tourbillonnait : « Lisez notre journal, il vous ressemble ». L’homme baissa la tête devant l’index tendu. Après tout, qu’est-ce qui l’empêchait de rentrer chez lui, bien au chaud, et boire, boire, dormir… envoyer tout balader, tous, tous, autant qu’ils sont. « Lisez notre journal, il vous ressemble. » Il rêvait, il rêvait ainsi à un monde sans malédiction, sans servitude, un autre monde ; il savait qu’il rêvait et qu’il ne ferait jamais une chose pareille – rebrousser chemin -, car se dressait toujours cette lueur, cet aiguillon qui le poussait à avancer, à ne pas laisser tomber. Et c’est ainsi qu’il arriva à son lieu de travail.
L’horloge murale indiquait minuit. L’homme inséra sa carte dans le composteur. Il avait encore une heure devant lui. Comme toutes les nuits, il considéra avec un profond dégoût ce hall et ce silence qui l’enfermaient, l’hostilité de la pierre froide, des arches métalliques, et surtout l’ampleur de la tâche qui l’attendait ; et, comme toutes les nuits, il se demanda s’il atteindrait jamais la fin du tunnel – cela lui semblait si long que c’est toujours avec soulagement et un immense bonheur qu’il voyait poindre l’aube. Entre-temps, bien sûr, il aurait eu à charger et à décharger les wagons de leurs milliers de marchandises, à les coltiner d’un coin à un autre, et encore, à remplir des fiches, puis d’autres colis, des montagnes de colis, et tout cela à une allure d’enfer, sans pouvoir s’asseoir ni souffler, avec seulement l’unique espoir que le jour finira par se lever.
Il poussa la porte du vestiaire. Il y faisait froid et humide. Après s’être changé, il s’assit puis ouvrit sa sacoche. Comme toutes les nuits, il avait apporté de quoi tenir jusqu’au matin.
Il en était à sa énième gorgée de rouge quand Saïd entra. Petit, mince et vif, celui-ci l’avait toujours étonné par son humeur égale. Et dire qu’il avait une femme, un chien, un salaire de rien et huit gosses à nourrir… Mais voilà, il était toujours gai et tout le monde l’aimait.
« Ça va, Augustin ?
– Ça va.
– Fait pas chaud, hein ?
– Non. »
Saïd se dirigea vers son armoire et se déshabilla en sifflotant. Il sortit sa bouteille thermos, sa gamelle et un journal ; il se frotta les mains et s’en fut vers le fond de la pièce. « J’espère qu’il reste assez de bois pour faire un bon petit feu ». Augustin l’observa avec une expression de rancœur désabusée. Les flammes se mirent bientôt à crépiter, molles langues jaunes et bleutées. Saïd revint en sifflotant. « Et dire qu’il y a de petits veinards qui l’ont bien au chaud ». Il rit tout seul à cette évocation ; puis son regard s’attarda sur la bouteille que tenait Augustin et qu’agitaient des tremblements ; elle était aux trois quarts vide. « Il y a ma voisine qui est en deuil, marmonna Augustin, c’est une femme gentille et ça me fait de la peine pour elle ». Saïd hocha la tête ; il comprenait mais il n’était pas dupe : Augustin perdait quelqu’un toutes les nuits. « La vie c’est bien de la merde », dit Saïd. Augustin s’envoya une autre gorgée.
« C’était un persan chinchilla, apprit-il à Saïd.
– Hein ? »
Augustin haussa les épaules.
« Il s’appelait Linus, reprit-il.
– On y passera tous, mon vieux. Aujourd’hui c’est lui, demain peut-être c’est moi, et tout cela pour une demi-baguette. »
Ceci dit, il se plongea dans son journal, s’interrompant de temps à autre pour poser un œil sur Augustin. Il aimait bien Augustin, il avait aussi pitié de lui. Pour la énième fois il fut tenté de lui demander pourquoi il ne retournait pas chez lui, en Afrique, mais pour la énième fois aussi il comprit que celui-ci le prendrait mal. Tout de même, personne pour t’emmerder, du soleil, des jolies pépées. Il eut un sourire de vieux singe : des jolies pépées… ce n’est pas ce qui manquait ici ; on pouvait regarder à loisir et n’y toucher que quand on disposait de quoi ; il n’avait pas ces moyens, et ça ne le dérangeait pas ; chacun à sa place, c’était tout aussi bien ainsi. Puis son journal l’accapara à nouveau.
Augustin pensait à sa voisine, puis au chat de la voisine, Linus. Linus était maintenant mort. Mort et enterré. C’est lui qui l’avait tué. Il ne le regrettait pas : cette blanchette avait préféré son chat, tant pis pour elle. Et dire qu’il y eut une époque où il avait rêvé à de longues promenades avec elle, seuls tous les deux, jusqu’à la tombée de la nuit, protégés par la verdure caressante du Jardin du Luxembourg. Il émit un gémissement : il aurait tant aimé avoir une femme.
Saïd se leva pour activer le feu. Augustin l’entendit grogner de plaisir. Saïd revint en sifflotant et reprit son journal. Muni d’un crayon et d’un bout de papier, il se mit à tracer des signes, tout en remuant des lèvres. Augustin le regarda faire, fasciné et offusqué tout à la fois par sa concentration, son optimisme. Il secoua la tête. Lui, il y avait longtemps qu’il avait arrêté de jouer aux courses ; il ne gagnait jamais et toutes ses économies y étaient passées. Saïd aussi perdait – ce qui ne l’empêchait pas d’y croire.
« Heureusement qu’on touche la paie demain.
– J’avais presque oublié.
– Moi je ne risque pas d’oublier, dit Saïd en riant. »
Augustin fixa sa bouteille d’un air morose.
« Mais c’est toujours pareil, poursuivit Saïd, après faudra qu’on remette ça. Ma parole, de quoi attraper le vertige, et tout ça pour une demi-baguette, et ainsi jusqu’à la fin… jusqu’à la fin. Tu te rends compte, dis ? – il laissa tomber son journal et se plia de rire – Hi, tu te rends compte, pour une demi-baguette, hi, qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour une putain de demi-baguette, toute sa vie derrière une demi-baguette ; tu sors du ventre à cause d’une demi-baguette et tu rentres sous terre à cause d’une demi-baguette, et tout le temps derrière la demi-baguette, jamais devant, hi hi hi. »
Augustin lui en voulut de ne pas paraître plus affecté, de se montrer si léger, lisse. Saïd reprit son journal et le brandit : « Ah, si seulement je pouvais toucher Capri à vingt contre un !… Il passe encore demain à Vincennes, et ça fait un petit moment que je l’ai à l’œil. Un cheval qui tarde, et s’il gagne… tiens, sur la tête de ma mère, je ne joue plus aux courses ». Augustin eut un spasme et ses paupières retombèrent. Mais à l’idée de voir Saïd gagner et reprendre néanmoins le chemin des courses, ses paupières se mirent à remuer d’excitation. Puis il s’en désintéressa. Peu après il lui revint que Saïd ne savait ni lire ni écrire. Cela le troubla. Il ouvrit un œil et le vit pourtant en train de lire ; peut-être faisait-il semblant, peut-être avait-il toujours fait semblant ; à moins qu’il y eût des journaux hippiques en arabe, ce dont il doutait. Il fut tenté de lui poser la question, mais il haussa les épaules, et ce geste éveilla une douleur en lui : il avait toujours son BEP de comptabilité. Il se revit arrivant à Paris une dizaine d’années plus tôt, jeune, fringant, et avec la bénédiction de son père, son père qu’il vénérait, son père qui passait des heures et des heures à lui parler de la France et de tous ces maréchaux illustres, de la Marne, de la Somme, des Flandres, de Maginot, de Foch, et Joffre, et Gallieni, et Verdun, et tous les autres, son père qui ne cessait de raconter, les larmes aux yeux, l’écume aux lèvres, médailles en bandoulière, la mâchoire comme un cric, raide, raide comme seul savait l’être un caporal, fier, digne, noir, dur, son père, son père qui sanglotait de joie et lui qui mêlait ses larmes aux siennes, son sel à son sel, son sang à son sang, et ce n’était plus seulement le sang de son père qui avait coulé ainsi mais aussi son sang à lui, sang millénaire des ancêtres, sang inépuisable de l’Afrique, sang protecteur des esprits, utérus du monde, ce sang qu’il avait versé pour la France, sa « mère patrie », comme aimait à dire son père, sa mère patrie ; et son père l’exhortant : « Va, mon fils, va. Tu seras chez toi là-bas, parmi les tiens » ; puis il était parti, la tête farcie, des médailles en veux-tu en voilà, les narines frémissantes, le cœur chamarré, toutes dents dehors, le geste large, le regard doux, brillant… et pendant trois ans il avait erré à Paris, frappé à toutes les portes, propulsé à coups de pieds, dormi sous les ponts, cru mourir de faim, et d’humiliations, de perplexité, et finalement, faute de trouver l’erreur, il avait remballé ses rêves, ses illusions, son sang et son BEP de comptabilité. Il n’avait pas peur de la mort, seul le jugement de son père lui interdisait de commettre l’irréparable ; il n’avait pas peur de mourir, non, mais il s’inquiétait parfois de l’image qu’il donnerait à sa mort, de la tête qu’il aurait au milieu de ses frères, de son père, du nombre de personnes qui assisteraient à son enterrement, de l’absence de médailles qui dévoileraient sa nudité et, surtout, de l’état de ses sous-vêtements à cet instant. Aussi consacrait-il une bonne partie de son salaire à s’acheter des vêtements qu’il entassait dans des malles, tous ces costumes qu’il ne portait jamais, et ces caleçons, ces maillots de corps, ces chaussettes, « made in Scotland », « made in England », « made in USA », « made in France », et tous d’une blancheur immaculée, d’une pureté occidentale. Personne ne viendrait dire qu’il avait été un malpropre, un sale nègre-retourne-chez-toi, personne n’oserait plus le dire à sa mort, personne.
Un courant d’air vint interrompre ses pensées. Des éclats de voix emplirent le vestiaire.
« Ça va, les gars ?
– Ça ira mieux demain, renvoya Saïd.
– Ouais, après avoir touché le gros lot, ha, ha ! »
Et tout le monde se mit à parler de la paie. La pièce fut bientôt pleine. Le remue-ménage habituel. Augustin souffla sur le goulot de sa bouteille et la vida d’une grimace ; il considéra le cadavre d’un air dégoûté puis le rangea avec des gestes parcimonieux, tout en bougonnant contre cette intrusion qui annonçait toujours le début du cauchemar. Ils ne tardèrent pas à sortir par petits groupes, alertes, frétillants. Augustin les suivit, le cœur aux lèvres, un sanglot dans la gorge. Telles d’immenses reptiles, les longues rames sombres tapissaient les rails, assoupies, mais prêtes à dégorger leurs boyaux de plomb. Ils travaillèrent toute la nuit, un peu plus que les autres nuits, à un rythme soutenu, stimulés par la certitude de toucher dans quelques heures le fruit de leur mois de travail. Puis l’aube vint, d’abord indécise, attirant à elle des dizaines de regards vigilants, silencieux, comme attentifs à l’oracle, encore incrédules. Et enfin, d’un mouvement, balayant avec majesté toute interrogation, le jour étendit sa main sur la gare de marchandises. Alors les paupières s’abaissèrent, comme à l’instant de l’élévation ; puis la rumeur monta des poitrines ; les travailleurs se regardèrent, ahuris, presque intimidés, les yeux rouges, gonflés, les jointures à vif, exténués mais contents, contents de se retrouver tous ensemble au bout de la nuit. Il y eut des effusions, des interpellations, des plaisanteries, des chants. Mais il leur fallut tenir encore jusqu’à dix heures du matin ; ces heures furent les plus pénibles, les plus folles aussi, enivrantes. Puis tous passèrent à la caisse, avec dans la bouche un arrière-goût de sang, de sauvagerie, et un air grave, fait de respect et de crainte, de frustration et de malaise. Augustin prit sa fiche de paie.
***
L’air était d’une transparence brillante, brûlé allégrement par les rayons de soleil. Avant de traverser la rue, et ainsi qu’il le faisait d’ordinaire, Augustin s’assura qu’au moins un Blanc s’interposait entre lui et la meute de voitures qui s’impatientait derrière les feux ; de cette façon, pensait-il, les conducteurs y regarderaient à deux fois avant de lui passer sur le corps. Et comme il touchait le trottoir, il s’entendit héler d’une Ford Taunus en stationnement. Trois Noirs en sortirent. Cela faisait bien quatre semaines qu’il ne les avait pas vus. Il se demanda comment ils avaient su qu’il touchait sa paie aujourd’hui car, exceptionnellement, elle avait été avancée de deux jours. Ils l’accueillirent avec des tapes et des rires de joie, l’appelant avec affection « mon général » ; et en dépit de ce qu’il lui arrivait de penser d’eux, Augustin éprouva une bouffée de chaleur et d’amitié : c’était ses frères de race. Dans ce pays c’était réconfortant de rencontrer des gens différents des autres.
« Mon général, on passait par là et on s’est dit qu’on pouvait tout aussi bien s’arrêter pour te dire bonjour. Ça va ?
– Oui, mais je me sens un peu fatigué, répondit Augustin.
– C’est normal, avec le sale boulot que tu fais. On te l’a toujours dit, le Blanc ne te fera jamais de cadeaux si tu le suis ; il ne te fera pas de cadeaux non plus si tu ne le suis pas, mais au moins il te respectera. Monte, on te raccompagne, on n’a rien en vue pour le moment. »
Augustin prit place à l’avant, à côté de Mbarga. Celui-ci embraya : « Bien content de te revoir, mon général, ça faisait un bout de temps… » Il était grand, mince, élégant, avec des manières affectées, soulignées par cette tête aux traits fins invariablement rejetée en arrière, et d’une beauté qui lui valait nombre de succès féminins et la complaisance de ses frères de race. Derrière lui se tenait Belinga, surnommé Dillinger. C’était un grand Noir au teint très foncé, presque bleuté, avec une balafre au menton, au nez en bec d’aigle et au regard calme, énigmatique. Il parlait peu, mais on savait qu’il possédait une vingtaine de chapeaux, deux filles sur les trottoirs de Barbès et des photos de Sam Peckinpah ; on murmurait aussi qu’il avait tué deux Blancs d’un coup de machette dans un tripot à Belleville, voilà pourquoi les Africains à Paris lui parlaient avec tant d’égards. Augustin le trouvait pourtant gentil, et même d’une douceur presque féminine ; il se souvenait lui avoir déjà tenu des propos désobligeants, mais Belinga ne s’en était guère ému. A côté de lui, il y avait Abraham que tout le monde appelait « Lincoln » ou « Trois-pièces », car il portait toujours un complet noir à fines rayures avec parfois une queue-de-pie ; son penchant pour les discours lui valait un troisième sobriquet : « master ». Jusqu’alors personne n’avait compris comment ce petit homme bedonnant, au verbe passionné, s’arrangeait pour toucher des indemnités de chômage tous les mois, et depuis cinq ans, sans avoir jamais travaillé. Ses petits yeux mobiles ne se séparaient jamais de son porte-documents en peau de serpent verni qui contenait, à en croire certains, une brosse à dents, des pièces d’identité, un jeu de cartes d’étudiant, des fiches de paie vierges, un recueil de poèmes de Vladimir Maïakovski, un livre sur le militant noir Marcus Garvey et sur un de ses disciples, le prince dahoméen Kojo Touvalou-Houénou – qui défraya la chronique politique et mondaine à Paris dans les années vingt ; on y trouvait aussi « Banjo » de Claude Mckay, « Native son » de Richard Wright et « Another country » de James Baldwin – qu’il lisait dans le texte ; on y trouvait encore, pêle-mêle : du papier WC, des tickets de métro usagers, un crayon mâchouillé, un cahier d’écolier bourré de chiffres, une photo jaunie représentant un petit garçon noir, des élastiques, une carte de l’Afrique, une vieille pipe en bois, un indicateur des rues de Moscou, une bobine de fil noir, une touffe de cheveux blonds, un jeu de tarots, des noix de kola et une fiole pleine de décoction brunâtre.
Comme la voiture quittait la rue La Fayette, Mbarga se tourna vers Augustin :
« Mon général, on te dépose directement à la maison ?
– Hein ?… Non, on passera d’abord par la banque.
– Ah ! C’est pour te ravitailler ?
– Il faut bien, je n’ai plus un sou. »
L’atmosphère se détendit, un sourire flotta sur les lèvres, des clins d’œil furent échangés. Pour faire diversion, Abraham se lança dans un de ses discours confus, où il était question du Manifeste Dada, du chômage et de l’absence du général de Gaulle, le meilleur chef d’Etat qu’aient jamais eu les Africains, disait-il en observant Augustin, car comme tout le monde il n’ignorait pas que ce dernier vouait un culte au général de Gaulle. Et tandis qu’il pérorait ainsi, Belinga nettoyait amoureusement son couteau dont la large lame étincelait au soleil, le feutre coincé derrière l’oreille, levant de temps à autre son menton, qu’il grattait, doucement, avec son habituel air taciturne et ses yeux encaissés. Pendant ce temps, Mbarga conduisait avec attention, hochant parfois la tête aux propos d’Abraham ou reniflant au passage chavirant d’un fessier dans la rue.
Abraham avait renvoyé Augustin à ses rêves ; et à travers les brumes de son cerveau, ce n’était pas l’image de son père qu’il percevait, mais celle d’une autre grandeur, la grandeur de la France, de son empire, une grandeur qu’avait incarné le général de Gaulle, sa mère patrie… sa « mère patrie », comme aimait à dire son père. Et c’est ainsi que les discours du grand homme défilaient comme une partie de lui-même, des discours qu’Augustin reprenait et d’où émergeaient, morceaux de viande dans une sauce, quelques mots, toujours les mêmes : « Français ! Françaises !… La France !… La grandeur !…La patrie !… L’Afrique !…Nos frères, les Africains !… Morts pour la France !… Morts au champ d’honneur !… La France !… La grandeur !… La dignité !… La fraternité !… La patrie !… La France !… Vive la France !… Viiiiiive la Fraaaaance !… » Ah, mon général ! Mon général ! Et sa gorge se serrait d’émotion, et des sanglots lui meurtrissaient la rate. Il possédait tous les enregistrements des discours du général de Gaulle ; et les soirs de déprime, quand il se trouvait à deux doigts de commettre l’irréparable, il s’enfermait dans son réduit, une chambre de bonne au septième étage, et entre ses murs qui suintaient, sur son Pathé-Marconi crachotant, il écoutait le Général parler de la grandeur, de la patrie, de l’Empire, de l’Afrique, des colonies, du « Non à l’envahisseur ! », de la fraternité, de la dignité, de l’égalité. Augustin buvait un coup et il écoutait ; il buvait un autre coup et il écoutait ; cependant que les cadavres s’amoncelaient ; il buvait encore un coup et il écoutait, rien que du petit lait, figé dans un garde-à-vous impeccable, la nuque amidonnée ; et ainsi, jusqu’à ce qu’il eût épuisé tous les coups. Repos ! Alors il laissait enfin déborder son chagrin, son amour, son amour de la dignité, son amour de la fraternité, son amour de la grandeur, son amour de la France, son amour de la Patrie, son amour de l’Empire, son amour d’un ordre universel. Et ainsi : un-deux ! un-deux ! un-deux !… Le disque tournait et il lâchait des bordées de pets : et « la dignité », prout !… et « la fraternité », prout ! prout !… et « nos frères les Africains », prout ! prout ! pouuummm !… « morts au champ d’honneur », prout !… pouuummm !…paaannn !… et un-deux ! un-deux ! un-deux !… Et ça n’en finissait plus ; le défilé se poursuivait et ils se bousculaient, le défilé se poursuivait et le disque craquait, mais toujours un-deux ! un-deux ! un-deux !… tandis que la voix du général de Gaulle continuait à enfler dans la nuit, au milieu des cadavres de vin, au-delà des cadavres de chair, une voix qui donnait enfin la parole à l’Afrique, la lumière aux damnés, une voix qui apportait la civilisation au peuple noir, une voix qui résonnait par-delà les frontières et les mers, par-delà les millénaires de bronze et la lignée bleue de Kousch, par-delà le Texte des Pyramides et la tête noire du Sphinx, par-delà les ossements blancs et le désert aride, par-delà la forêt exsangue, une voix qui lui paraissait aussi lourde et rigide que le sexe de son père, et ainsi : un-deux ! un-deux ! un-deux !… un !… un !… un !… han !… han !… han !… haaaaannn !… Alors, vidé, la verge foudroyée, il s’abattait sur son lit et s’y recroquevillait, comme apeuré, tandis que la voix de Joseph Kabasele du groupe African Jazz prenait le relais et emplissait la chambre de bonne, crachotant l’inépuisable refrain : « Indépendance Cha-Cha ».
La voiture s’arrêta enfin. Seuls Belinga et Abraham accompagnèrent Augustin à l’intérieur de la banque, cependant que Mbarga surveillait la sortie d’un œil, l’autre traînant comme un hameçon à la recherche d’un derrière rebondi. Il y avait peu de monde. Augustin sortit son chéquier et un stylo. Comme ses mains tremblaient visiblement, Abraham se proposa pour remplir le chèque à sa place ; il en profita pour tripler la somme. Les mille cinq cents francs empochés, ils furent dehors. La journée s’annonçait belle. Augustin apprécia les rayons de soleil qui lui léchaient la nuque. Belinga caressa son couteau.
Ils roulèrent en silence jusqu’au moment où Mbarga fit remarquer qu’ils allaient sans doute être à court d’essence. Augustin fit descendre tout le monde à la première station-service. Il se sentait bien, guère fatigué, et n’eût été cet arrière-goût d’angoisse qu’il traînait perpétuellement, il se fût senti mieux. Ils firent le plein. Ils s’arrêtèrent ensuite à l’épicerie, non loin de chez Augustin. Celui-ci connaissait le patron.
« Tiens, voilà Augustin, dit-il. Alors, mon garçon, c’est le repos aujourd’hui ?
– Non, je retourne encore travailler cette nuit, mais à partir de demain j’ai deux jours de repos.
– Ah, ça fait du bien de s’arrêter de temps en temps. Du vin rouge, Augustin ?
– Oui, et vous me direz combien je vous dois pour le mois. Comme on dit chez vous : les bons comptes font les bons amis.
– Ha ! Ha ! Sacré Augustin… Ce n’était pas pressé, tu sais. Bon, je vais voir ça. »
Quand ils ressortirent, Augustin avait réglé toutes ses dettes, Abraham portait une dizaine de bouteilles de Sidi Brahim et une caisse de bière Valstar, alors que Mbarga coltinait vingt-cinq kilos de riz sur son beau costume jaune à carreaux. Augustin donna de l’argent à Belinga pour qu’il leur prît des pieds de porc, de la queue de bœuf et des cigares pour Mbarga ; il lui recommanda aussi de passer par la boulangerie et de retirer ses vêtements qu’il prétendait avoir au pressing d’à côté, et même… oui, tiens, il n’avait qu’à s’acheter un chapeau plus reluisant chez le Grec, un de ces feutres à ruban doré qu’il chérissait tant. Et comme Belinga s’en allait d’un pas chaloupé, à la manière de Sam Peckinpah, les autres se dirigèrent vers l’immeuble, un-deux ! un-deux ! un-deux !… La concierge était absente ; ils délaissèrent l’entrée de service et empruntèrent le grand escalier. Le grand escalier résonna bientôt de leurs voix et de leurs rires. Augustin grimpait devant, les bras ballants, suivi de Mbarga et d’Abraham – qui ahanaient tous deux sous la charge. Augustin ne cessait de se retourner, et sa joie montait, sa joie montait tandis que venait à eux la lumière du ciel à travers le vasistas du septième étage. Il n’y avait que parmi ses frères qu’il savait ainsi se retrouver. Il se sentit heureux. Alors, le corps raidi, le menton levé, la main sur la couture du pantalon, il eut brusquement envie de s’arrêter pour se faire présenter les armes. Un-deux ! un-deux ! un-deux !… Ah, mon général !… Un !…

Nantes, octobre 1987///Article N° : 9882

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