Le film est dédié à Alison Des Forges, historienne américaine décédée en février 2009 et qui avait beaucoup travaillé sur le génocide de 1994 au Rwanda. Cette référence n’est pas neutre : Anne Aghion allie elle aussi le sérieux de l’approche, guidé par l’urgence de comprendre. Mais il lui aura fallu dix ans pour arriver à ce long métrage, aboutissement d’une trilogie constituée au fur et à mesure de l’évolution des choses sur cette petite colline rwandaise où les habitants tentent de vivre l’après-génocide, le retour des bourreaux et leur jugement dans le cadre des gacacas. Cette unité de lieu de tournage lui permet de suivre des personnes précises : Félicité et Euphrasie, deux femmes aux familles exterminées mais épargnées de par leur origine hutue, deux femmes « errant dans la solitude », mais aussi les coupables.
Dans Gacaca, vivre encore ensemble au Rwanda ? (2003), Anne Aghion faisait un premier point sur les tribunaux populaires mis en place en 2001 par décision du gouvernement rwandais pour arriver à juger les 130 000 génocidaires enfermés dans les prisons et mettre fin à l’impunité. A l’origine, le gacaca était une assemblée villageoise présidée par des anciens où chacun pouvait demander la parole. Le mot signifie « herbe douce » en kinyarwanda, c’est-à-dire l’endroit où l’on se réunit. Dans une réflexion sur la question de la représentation du génocide ([article n°3477]), nous avions évoqué son deuxième film, Au Rwanda on dit
la famille qui ne parle pas meurt (2005) qui rend compte de la libération abrupte de 16 000 prisonnier hutus en 2003 et de leur retour dans leurs villages. Enfin, Les Cahiers de la mémoire (2009) font la chronique du gacaca de la colline choisie par Anne Aghion.
Ces trois documentaires, et les 350 heures de rushes qui ont permis de les constituer, servent de base à Mon voisin, mon tueur. Ce qui frappe est la justesse du point de vue : il n’est pas question pour Anne Aghion, contrairement à certains documentaires produits sur le sujet, de mettre en cause le bien fondé de la démarche rwandaise ni d’évoquer les éventuelles ambigüités de tribunaux où l’on se juge entre voisins. De même, elle ne cherche pas à théâtraliser ou dramatiser : la seule ritualisation visible est cette poignante minute de silence observée debout par tous les villageois réunis au début de chaque séance. Le fait qu’il soit demandé à une personne disposant d’une montre de signaler la fin de la minute contribue à l’émotion. Anne Aghion ne cultive pas les gros plans indiscrets, elle ne se met pas en chasse du sentiment : sa caméra est à cette juste distance qui met en exergue la dignité des personnes qui parlent. C’est bien sûr essentiel en la circonstance, tant c’est bien cette dignité traumatisée que cherche à restaurer la mémoire.
Mettre des mots sur les non-dits, identifier pour chaque acte son auteur afin d’être en mesure de prononcer un jugement, telle est la mission du gacaca. Ce poids des mots est au centre de Mon voisin, mon tueur. C’est d’une part la dérive du vocabulaire, le génocide étant appelé guerre, et les bandes de tueurs qualifiées de patrouilles. Mais c’est aussi et surtout la criante absence de contacts entre victimes et bourreaux, redevenus voisins, et la parole retrouvée qu’autorisent les gacacas. Si ces tribunaux sont cathartiques, et peuvent ainsi laisser espérer la restauration des liens sociaux qui soudent la communauté, c’est bien parce qu’ils sont mobilisateurs et non sidérants, c’est-à-dire qu’ils libèrent une parole plutôt qu’ils ne l’empêchent ou la contrôlent. La parole devient ainsi la condition vitale du pardon et de la réconciliation.
Cela reste bien sûr extrêmement fragile et difficile dans la situation rwandaise où victimes et bourreaux se côtoient au quotidien, et où les accusés se défendent. Qui aurait pensé après la guerre pouvoir faire se côtoyer au quotidien les Nazis et les Juifs ? En affrontant sans détours cette complexité, Mon voisin, mon tueur ouvre une réflexion essentielle sur les conditions du vivre ensemble qui dépasse largement les frontières des collines du Rwanda.
///Article N° : 8680