Avant d’être annoncée à la radio, la mort de Moses Molelekwa, pianiste prodige, a d’abord fait l’objet d’une rumeur. De proches en amis, de musiciens en amateurs de jazz, la nouvelle s’est propagée à Johannesburg, par téléphone cellulaire, tôt dans la matinée du 14 février dernier. Et puis les détails ont été donnés, sordides. Moses Molelekwa, 28 ans et tout l’avenir devant lui, a été retrouvé pendu, dans son bureau du centre-ville, le corps de sa femme gisant étouffé à ses côtés. La rumeur est partie dans plusieurs directions. Sida, double suicide, querelle, meurtre et suicide
Les premiers rapports de police, indiquant prudemment qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre commis par un tiers, n’ont pas arrêté les supputations. L’après-midi même, des amis, des artistes et des musiciens se sont réunis, en hommage, non loin du lieu du drame, dans le quartier culturel de Newton, une zone piétonne du centre-ville où se trouvent notamment le Market Theatre, le MuseumAfrica, la boîte de jazz Kippies et l’Institut français d’Afrique du Sud (Ifas).
Une semaine après la mort du pianiste, l’information a fini par percer : déprimé, désabusé, Moses Molelekwa, un caractère introverti, se disputait régulièrement avec son épouse, qui était aussi son manager. Il buvait, disent certains de ses amis, et avait un penchant pour la drogue. Il avait perdu l’inspiration, la foi. La famille, elle, n’a pas voulu faire de commentaire. Les résultats de l’autopsie pratiquée sur le corps de Florence Mthoba n’ont pas été publiés.
Moses Molelekwa était considéré comme l’étoile montante du jazz sud-africain. Inconnu à l’étranger, faute d’avoir tourné, il représentait dans son pays une relève prometteuse à la génération des Abdullah Ibrahim, des Hugh Masekela et autres Jonas Gwangwa. Ce jeune prodige, qui faisait salle comble à chaque concert, envoûtant son public, s’apprêtait à sortir un album avec TKZee, le groupe phare de kwaito, le disco-rap sud-africain. Le titre de son premier album, sorti en 1994 alors qu’il avait 21 ans, « Finding oneself » (se trouver soi-même), en disait long sur sa quête d’une nouvelle voie musicale. Une voie qu’il ne voulait ni trop influencée par le marabi, le jazz sud-africain des années cinquante, ni calqué sur les grands frères américains. « Je fais du jazz sud-africain contemporain », avait-il l’habitude de dire, laconique et réservé.
Moses Molelekwa souriait toujours de cet étrange sourire derrière lequel se retranchent les gens qui ont connu la torture. S’il n’a jamais directement participé à la lutte contre l’apartheid, il fait partie des innombrables personnalités broyées par l’ancien régime. De ce qu’il a vu dans le township de l’East Rand où il a grandi, en banlieue de Johannesburg, de la violence politique qui a marqué les dernières années de l’ancien régime, il ne voulait rien dire. Il se contentait d’affirmer que la musique lui avait « sauvé la vie ». A Tembisa, son quartier, les traces de la violence qui s’est déchaînée jusqu’en 1994 entre les zoulous de l’Inkhata et les partisans du Congrès national africain (ANC) sont encore visibles : foyers de travailleurs défoncés, impacts de balles sur les murs des maisons, jeunes livrés à la rue, membres de la génération que l’on appelle ici « perdue », celle des adolescents recrutés par l’ANC pour former les « Self Defence Units » (SDU), des milices de quartiers.
Malgré cet enfer, malgré l’interdiction des disques produits en exil par les artistes en exil, comme Miriam Makeba et Dollar Brand, Moses Molelekwa a grandi dans la musique. Entre un grand-père pianiste amateur, un père collectionneur de disques de Monk, Coltrane, Parker, et un oncle qui faisait partie de l’orchestre de l’église zioniste. Il s’est construit son propre univers. Moses Molelekwa citait invariablement Miles Davis et Herbie Hancock, quand il lui fallait décrypter ses influences. Il classait son instrument favori, le piano, dans la catégorie des percussions.
Dans son second album, Genes and Spirit (Gènes et esprit), sorti en 1998, il poursuivait sa recherche autour des rythmes traditionnels africains et des sons contemporains. Il invitait le batteur funk camerounais Brice Wassy et le pianiste cubain Chucho Valdes, rêvait de voyages au Mali et au Sénégal, pour y rencontrer griots et percussionnistes. Alors que son prochain album avec TKZee n’est pas encore sorti, deux oeuvres encore inédites sont achevées depuis longtemps. L’une porte sur un troisième disque d’orchestration, l’autre sur un album solo qu’il n’a jamais osé sortir, par pure timidité. « Il sonne comme Keith Jarrett », expliquait-il sans affecter la moindre fausse modestie.
Sous pression, Moses Molelekwa ne cachait pas le poids que représentait pour lui la critique, qui l’enfermait dans une catégorie de « jeunes » et le qualifiait toujours de « prochain » Abdullah Ibrahim. A ses amis, ce père d’un garçon de 6 ans parlait de ses responsabilités familiales, difficiles à concilier avec sa quête de liberté. Selon le bassiste Carlo Mombelli, il était l’un des rares musiciens explorant de nouvelles voies en Afrique du Sud. « Ses compositions étaient complexes, mais pas prétentieuses. Elles ne cherchaient pas à en jeter plein la vue, mais à toucher les gens ». Pour le jeune pianiste blanc Paul Hammer, auteur de l’excellent « Trains to Taung », Moses Molelekwa était « à la fois entier et capable de rendre les échos de tous les idiomes musicaux du pays. Il pouvait tendre, tourner et explorer un thème pour nous révéler la splendeur de nos rythmes. Dans son piano, il y avait des tambours et des trompettes, du marimba et de la musique religieuse. Nous ne savons pas encore ce que nous avons perdu ». Le gotha de la musique sud-africaine a rendu hommage à Moses Molelekwa, le 25 janvier, lors de ses funérailles. Hugh Masekela et Sibongile Khumalo ont donné deux performances émues dans une église bondée de Sophiatown, le berceau du jazz sud-africain.
Moses Molelekwa, lui, a emporté dans la tombe le secret de sa relation avec son art. « La musique fait quelque chose aux gens, disait-il, énigmatique. C’est un autre monde ».
///Article N° : 1948