On a longtemps privilégié, à tort, l’influence afro-européenne sur les syncrétismes inter-africains dans l’étude des musiques cubaines. La reconnaisance de l’origine congo des rythmes afro-cubains et de la rumba permettrait une vision plus juste des relations afro-caribéennes.
» Les Noirs lucumis ou yoruba sont, avec les Dahoméens, les plus civilisés de l’Afrique Occidentale, ceux qui ont la religion la plus avancée et dont les mythes et les arts font penser dans leurs étroites ressemblances aux anciens peuples de la Méditerranée : l’Egypte, la Crète, l’île de Tartesse, Carthage… « . Ce texte est un extrait de la transcription de la conférence donnée par Fernando Ortiz en juillet 1937 à l’Institut Culturel Hispano-Américain, dans le cadre de la première présentation publique des musiques et danses sacrées de la Regla de Ocha (Santeria), le système de croyance d’origine yoruba à Cuba (1).
Dans la première livraison d’Africultures, nous avions déjà fait référence à cet épisode, citant un passage du livret d’accompagnement de l’album : Cuba, » Merceditas Valdes y los tambores bata de Jesus Perez » (ASPIC), signé par Claire Lambea : » Iya, Itontele, Okonkolo, ils étaient trois tambours bata, présentés pour la première fois au public en 1936 par Fernando Ortiz. Et ce jour là, ils dévoilèrent à Cuba la magie de leurs rythmes. Trois tambours, un grand, un moyen, un petit qui depuis des siècles, dans le secret des confréries et des maisons des Saints, invoquaient les dieux noirs venus d’Afrique « .
Il s’agissait alors de mettre en évidence les apories de l’historiographie ethnomusicologique officielle : sans l’intervention, » présentation au public » à l’appui, d’un académicien reconnu, auteur de nombreux ouvrages sur la musique afro-cubaine, les tambours bata auraient continué à ne pas exister, tout au plus à se cacher dans le refoulé de la conscience de la bonne bourgeoisie créole de La Havane.
Dans ce cas en revanche, nous posons le problème de la critique des affirmations d’Ortiz autour de la prétendue supériorité des civilisations dites soudanaises (Lucumi-Yoruba et Fon-Dahoméennes) et de leurs croyances religieuses par rapport à celles d’Afrique Centrale (Kongo) et, par là, de la démystification du discours occidental sur le syncrétisme (entre formes culturelles catholico-européennes et afro-soudanaises).
Trois aspects nous tiennent à coeur. Les élucider pourrait permettre une vision plus juste des relations afro-caraïbéennes et, par conséquent, une ouverture complète aux musiques noires, tous genres confondus.
En résumé, ces trois aspects sont : la priorité des syncrétismes inter-africains sur le syncrétisme afro-européen, l’importance de l’élément congo dans la genèse des divers styles afro-cubains et les origines congo de la rumba.
Pour traiter du problème du syncrétisme, il faut préciser que les ethnologues, les historiens et les sociologues ont parlé de syncrétisme religieux entre apports européens et apports africains, à propos surtout de rituels comme le vodoun haïtien, le candomblé brésilien et la santeria cubaine. Mais l’expression n’est pas exacte, les analyses sous-jacentes demeurant tout à fait superficielles.
En effet, dans ces cérémonies et dans leurs séquences liturgiques, les fondements spirituels autant que la dynamique du contact avec l’invisible (mana des ancêtres, esprits des forces naturelles…), qui s’établit par les biais de la transe de possession, restent si profondément attachés aux traditions africaines, que ce syncrétisme demeure de façade.
Ainsi, bien que faisant semblant de se convertir au catholicisme, les Noirs pratiquaient leurs cultes qui, mise à part la juxtaposition des aspects extérieurs de la religion des maîtres, étaient complètement préservés de contaminations exogènes. Une situation qu’un prêtre bahianais, répondant aux questions d’un journaliste, résuma par une heureuse métaphore : » Le candomblé et le catholicisme sont comme l’eau et l’huile. Vous pouvez les verser dans un même récipient mais elles resteront séparées » (2).
Fernando Ortiz lui même, en cela bien plus convaincant et exempt de préjugés ethnocentistes, observe qu' » En Amérique, les noirs déportés comme esclaves ne furent jamais dûment christianisés, et le phénomène idéologique du syncrétisme, qui se produit toujours lorsqu’une religion envahit le territoire d’une autre, n’a pas dépassé ici la simple traduction des noms des êtres surnaturels. Ainsi à Cuba, la catholique Vierge de la Merci a été traduite par la divinité Obatalà ; la Charité du cuivre par Ochun ; la Vierge de Regla par Yemaya ; Saint Lazare par Babalu Ayé, etc. Mais ni les mythes, ni les liturgies des deux religions ne se sont mélangés ni ont fusionnés. Leur musique et leurs chants non plus » (3).
Dans le même sens, on peut lire, dans le livret de l’album : CUBA, » La danse des dieux » (Ocora / Radio France) : » Un grand nombre de Cabildos se sont mis sous la protection de patrons catholiques, Saints ou présumés tels, comme Sainte Barbe ou Saint Lazare. C’est ce qu’on a appelé le syncrétisme, c’est-à-dire la fusion plus ou moins incohérente des systèmes monothéiste chrétien et panthéiste africain. En fait il n’y a eu ni fusion réelle, ni confusion entre les deux mondes de pensée, mais plutôt une complémentarité par analogies « .
D’autre part, et pour conclure, comment pourrait-on parler de syncrétisme, lorsque celui-ci n’a aucun suivi au niveau de la musique qui accompagne les rituels ? Cette dernière en fait, s’exprime sur un plan esthétique à dominante africaine, qui ressort notamment dans les structures rythmiques. L’art vocal est également basé sur le modèle africain antiphonal et, si l’on dit que les mélodies subissent les influences des formes harmoniques occidentales, elles ne manifestent pas moins un caractère accentué africain dans l’embouchure des chants.
L’absence d’un syncrétisme réel entre catholicisme et animisme relance l’intérêt pour une analyse des formes cultuelles, avec leurs composantes musicales spécifiques, qui renvoie souvent à une osmose entre les influences des diverses ethnies africaines. Il est vrai que celles-ci aussi restent en principe distinctes.
A Cuba, on peut parler d’une source yoruba pour les tambours bata de la santeria, dahoméenne (béninoise) pour les cultes arara, efik dans les sociétés abakwa, bantù (kongo) dans les rituels Palo Monte et les genres yuka ou makuta.
Ceci dit, il y a circulations des procédés ou des incantations et ressemblances dans les modalités du contact avec la surnature. Rien d’étonnant en tout cela : les frontières entre les diverses formes d’animisme sont plus ténues que celle séparant ces dernières d’un religion à base monothéiste. Ainsi, à Cuba, le mayombero adepte du Palo (ou Règle de Mayombe) et le santero officiant dans la Regla de Ocha peuvent s’échanger certaines techniques des liturgies respectives : » Essayons maintenant de présenter quelques généralités sur la façon de travailler dans les cultes. Quand nous avons abordé cet aspect du problème, la différenciation des traits africains qu’ils présentent est apparue difficile, puisqu’il existe une grande ressemblance dans les formules utilisées dans les deux cultures. De sorte qu’un prêtre des cultes lucumi, quand il a besoin d’appliquer par exemple un procédé provenant des cultes mayombe, l’utilise, et vice versa pour un prêtre mayombe ; il en ressort que ces éléments circulent perpétuellement et par conséquent leurs traits distinctifs s’effacent « (4). Et Miguel Barnet d’ajouter : » On ne peut pas oublier que de nombreux adeptes du rite yoruba pratiquent aussi le palo. Cette forme croisée de pratiques religieuses, ou de » saints croisés » comme disent certains, reflète cette fusion si naturelle qui s’est produite spontanément dans notre peuple et qui intègre des facteurs d’expression externes. La Tour de Babel que furent au XIXème siècle la plantation esclavagiste et la sucrerie ont privilégié ce type de flux et de reflux des valeurs » (5).
Mais le syncrétisme inter-africain ne saurait se manifester dans la superposition et l’emprunt mutuel de données venant d’ethnies différentes.
Sur le plan musical, il s’exprime plutôt par l’émergence de nouveaux idiomes, dans lesquels polyrythmie, polymétrie et chant antiphonal s’adaptent aux exigences des langues créoles ou hispaniques et se transmutent – tout en gardant ces caractères basiques – dans les conditions particulières d’existence de l’âme et du corps des esclaves africains emmenés dans le Nouveau Monde.
Les mélopées lancinantes, par exemple, qui accompagnent les atabaques brésiliens, les barils portoricains, le gwoka guadeloupéens, le bélé martiniquais ou les yuca cubains (6) sont issues du même moule et se ressemblent d’une manière extraordinaire entre elles, davantage qu’à l’une ou l’autre des diverses formes de chansons africaines d’où elles sont censées dériver.
Dans le dernier n° d’Africultures, dont le dossier était dédié à la manifestation organisée par la Grande Halle de la Villette et consacrée aux musiques des Caraïbes, nous avions déjà traité de la stupéfiante beauté de ces musiques : » Mais encore plus extraordinaire et exclusive des Amériques Noires est cette manière d’entonner les chants, subliminale, mystique, évocatrice, que l’on retrouve partout, de la Guadeloupe à la Colombie, du Pérou à Haïti… comme si la même sève avait irrigué de souffrance et d’espoir (ces chants, n. d. r.)… Toujours est-il que cette forme de chant lancinant est le produit d’un syncrétisme entre les différentes ethnies africaines, d’une part, et de la condition tout à fait spécifique que tous ces gens se trouvaient à vivre loin de la terre mère, de l’autre… Une force immense traverse ces musiques, raison pour laquelle la salsa, le reggae, l’afro-cubain ou le zouk – qui en sont les dernières expressions – font danser, cinq siècles après, toute la planète « .
Venons maintenant à l’importance de l’élément kongo dans le processus de métissage qui a engendré les styles afro-cubains.
A Cuba, on appelle kongo ou congos les Noirs originaires des deux rives du fleuve Congo, en Afrique centrale, et on les distingue de tous les autres – dits lucumi – venant de l’ancienne Côte des Esclaves et comprenant en gros les Fon, les Yoruba et les Efik.
» Dans les barracones, j’ai connu deux religions africaines : celle des Loucoumis et celle des Congos. Cette dernière était la plus importante « . Ce témoignage est particulièrement significatif, car il vient d’Esteban Montejo, un ancien esclave marron, dont les propos ont été recueillis dans le livre » Biografia de un cimarron » de Miguel Barnet (7).
Pourtant, selon le même avis exprimé par Fernando Ortiz, que nous avons cité au début de ces notes, les cultes lucumi jouissent d’une considération tout à fait différente que celle qui entoure les croyances kongo.
A Cuba, on donnait dignité de religion à la santeria (dans laquelle l’influence yoruba prévaut), alors que les pratiques de source bantù (kongo) étaient stigmatisées en tant que brujeria, sorcellerie. Selon Lachataneré, » Les autres traits, comme les influences dites mayombe, brujeria de congo, palo, etc., établissent précisément la différence entre la santeria comme système religieux et la brujeria, laquelle exprime les formes de sorcellerie et d’ensorcellement que l’on observe dans les cultes » (8).
Il faut ajouter que tout un courant de l’ethnologie brésilienne opère la même distinction entre le candomblé nago (équivalent de lucumi) et la macumba, réputée tributaire des apports congos.
Ainsi Nina Rodrigues, pionnier des recherches sur les religions afro-brésiliennes, n’hésite pas à affirmer que le » fetichismo dos bantus é muito mais simples e rudimentar do que o dos negros de Africa Ocidental » (9).
Suivant les mêmes pistes, Arthur Ramos attribue aux cultes d’origine bantù une » mitologie paupérrima » (10), ce qui les porterait à se dissoudre dans les autres croyances.
Il est sûr que le préjugé idéologique, évident dans l’équivalence entre cultes congo et sorcellerie ou dans le cliché de la pauvreté mythologique bantù, n’aide pas à la reconstruction de la situation réelle où, par exemple, les esclaves arrivés d’Angola, du Congo-Brazzaville et de la R. D. C. ont laissé un héritage incontestable, dominant la plupart de la musique profane.
Ainsi E. Dianteill revient avec une critique salutaire de cette attitude : » Les pratiques les moins conformes aux canons esthétiques et moraux des dominants, notamment celles qui appartiennent aux complexes religieux d’origine bantu, sont souvent ignorées ou considérées comme de la » magie « , parfois même de la » sorcellerie » (11).
On peut également rappeler que, toujours à Cuba, les experts de certains rituels reprirent le nom de banganga, autorité en matière de culte dans une grande partie de l’Afrique centrale.
Toutefois, une donnée est indéniable : les Lucumi ont pu garder leur corpus de croyances d’une manière plus intègre et cohérente par rapport aux legs congolais. Miguel Barnet a bien étudié la question et, après avoir cité une liste de Lydia Cabrera faisant mention de vingt-sept tribus différentes, d’où sont originaires les esclaves appartenant à l’aire culturelle congolaise (12), ajoute que, à cause de cela : » Les grands-parents congos de nos informateurs qui furent les dépositaires les plus authentiques de ces cultures sont morts et les souvenirs que les descendants ont d’eux et de leurs histoires sont si fantaisistes que les remuer serait comme pénétrer dans des buissons inextricables… Chacun, en suivant le modèle des grands-pères Tata Nganga, critique la tendance de l’autre en argumentant tout simplement que ce que dit Untel est faux car la vérité absolue appartenait au grand-père. Pratiquement tous attribuent des valeurs uniques à leur nganga… A cause de cette variété de critères, parmi les Congos, leurs rites et leurs histoires mythiques acquièrent cette flexibilité ouverte vers l’extérieur qui manque aux autres cultes, comme ceux des Yoruba, des Arara, des Iyesa » (13). Et il souligne encore que » La perméabilité de ces sectes congas a permis une influence dominante des Yorubas… La flexibilité des croyances et leur origine lointaine et imprécise ont laissé libre cours à une imagination moins dogmatique que chez les Yorubas, mais en même temps plus fantastique et plus créatrice. Nous pouvons affirmer que dans notre pays les processus syncrétiques actuels entre ces sectes congas sont les plus intenses » (14).
Toujours est-il, et on passe au troisième aspect, qu’au niveau de la musique, l’héritage kongo se manifeste par un style, la Rumba, qui est parmi ceux qui se sont le plus épanouis dans l’île et à l’extérieur.
La chorégraphie de la Rumba est en fait issue d’un ancienne danse de la fécondité de la forêt équatoriale. Son rythme est donné par les tambours Yuca, originaires de la même région.
Parmi les autres apports Congo-Ngola, on peut citer les percussions caja, cachimbo et mula, typiques du rituel macuta, ou le tumba, répandu dans la province d’Oriente et correspondant au ditumba, batterie de trois tambours faisant partie de la tradition luba, venant du Kasaï (R. D. C.).
La pantomime dansée Zarabanda par ailleurs, prend son nom du charme Nsala-Banda, qui en Kikongo définit une étoffe magique utilisée dans une cérémonie kongo.
(1) Publié dans Le Savant et le santero d’Erwan Dianteill, Editions L’Harmattan.
(2) Transe, Chamanisme, Possession, Editions Serre – Nice Animation, 1986.
(3) Le savant et le santero, op.cit.
(4) Le savant et le santero, op.cit., p. 111.
(5) Dans Diogène n°179, juillet-septembre 1997, p. 129.
(6) Noms de tambours définissant également les styles de musique relatifs.
(7) La Havane, Ed. Letras Cubanas, Saeta 1980 (1966), p. 34.
(8) Dans le Manuel de santeria, Editorial Caribe, La Habana 1942.
(9) Dans O animismo fetichista dos negros bahianos, 1935, p. 163.
(10) Dans O negro brasileiro, 1940.
(11) Le savant et le santero, op. cit., p. 53.
(12) Lydia Cabrera, Reglas de congo, palo monte, mayombe, Miami, Peninsular Printing, 1979, p. 15.
(13) Diogène, o. c., p. 130.
(14) Idem, p. 127.* » Ida y Vuelta « , veut dire » Aller et Retour « , métaphore qui symbolise le mouvement circulaire des musiques entre l’Afrique et les Amériques.///Article N° : 406