De Jean Bofane, on sait que tout roman est un événement. L’auteur kino-congolais sait se faire désirer et c’est très bien ainsi, il est rare, savoureux, changeant. Après Mathématiques congolaises en 2008, Congo Inc en 2014, il fait un premier pas de côté géographique en 2018, toujours chez Actes Sud, à travers les rues marocaines de La Belle de Casa et publie en ce début d’année 2025 son quatrième roman, enjambant cette fois un océan pour nous conduire à nos risques et périls entre Haïti et la République démocratique du Congo.
Faust Losikiya, romancier congolais tout à fait fictif, né à la littérature en France, auteur au succès relatif et toujours passé par les femmes, mais surtout prédateur compulsif et maniaque sexuel, débarque à Port-au-Prince. Il prétend qu’il vient simplement écrire et se documenter pour son prochain roman. Freddy Tsimba, sculpteur bien réel, quant à lui, mais dédoublé ici dans la fiction, congolais aussi, ami du premier et qui réalise des œuvres monumentales à partir de douilles, de balles, de machettes, de morceaux d’obus, instruments létaux en tous genres, est invité à la Biennale d’art et de littérature qui commence quelques jours plus tard. Défile alors une série de personnages fictifs et de personnages réels, des collègues poètes ou romanciers de Losikiya de chair comme de papier, que le camarade Bofane se plaît à mettre en scène de manière facétieuse (lui seul n’apparaît que sous une forme négative et dans une question qui est aussi une pirouette : « Vous n’auriez pas vu Bofane ? », p.261).
Si les deux Congolais se retrouvent en Haïti, en réalité on les recherche ailleurs et cet ailleurs hante chacun de leurs pas. En prenant l’avion, Faust a fui les plaintes pour agressions sexuelles et viols qui s’accumulent en Europe sur sa personne, tandis que Freddy prépare son grand-œuvre, attendu impatiemment à Kinshasa par son grand-oncle, Vié Molili, âgé de « plus ou moins cent quarante années ». Étrangement, ces artistes qui parlent à tout bout de champ de leur engagement et de leur cheminement esthétiques ne sont pourtant pas les personnages les plus importants du roman, non plus que ceux rencontrés par les personnages de fiction et qui nouent avec eux des liens plus ou moins éphémères, tels Siamène, que Faust tente de draguer ou surtout Milcé (c’est-à-dire Jean-Euphèle Milcé, qui joue donc lui aussi son propre rôle), à la fois ami et un peu le guide de Faust à travers la ville de Port-au-Prince. De manière remarquable, certaines intrigues secondaires disparaissent en chemin ou ne sont pas menées à leur terme, comme si le romancier avait eu à cœur de montrer des tableaux comme pour régler leur compte à quelques personnages désagréables, quelques « ogres » supplémentaires, comprendre tous les corrompus et tous les puissants qui sucent le sang des pauvres, des femmes, des laissés-pour-compte. Il y a le vieil Américain homosexuel, refoulé et pervers, qui profite de son argent et de sa position pour acheter un jeune garçon dont il est facile de faire une sorte d’esclave sexuel, dans la mesure où lui et sa mère vivent dans la misère, il y a la collusion entre science et politique, les manigances des tout puissants États-Unis qui jouent aux apprentis sorciers avec le climat, il y a les troubles politiques et les gangs sanguinaires de la RDC qui s’affrontent aussi désormais sur les réseaux sociaux, il y a surtout les enquêtes terrifiantes du journaliste Milcé sur les enlèvements et le trafic d’organes ou encore sur les scandales de la distribution d’eau, mais qui restent toutes sans suite. Peut-être au fond y a-t-il trop d’intrigues ou trop de dénonciations, à moins que ce qui compte vraiment, ce ne soit la vie dangereuse et la manière dont on se plaît à défier le destin, parce que, au bout du compte, la véritable héroïne, c’est la mort, avec tous les noms que les humains lui prêtent dans les différentes langues et cultures, non pas la mort évoquée comme une menace, mais personnifiée, sexualisée sous la forme d’une inquiétante présence féminine à la mèche rose fluo, dont on attend qu’elle danse au plus près avec les hommes de cette histoire, la mort carnavalesque habillée en vamp, embusquée dans le noir des cachots :
« Les yeux écarquillés, il tourna la tête le plus lentement qu’il put et se trouva face à un postérieur de femme monumental, revêtu d’un cuir noir tendu à l’extrême qui, grâce à de fins halos du feu qui brûlait à l’extérieur, renvoyait des reflets satinés. (…) Celle à qui appartenaient les fesses somptueuses était en fait à quatre pattes, lui tournant le dos. Elle releva un de ses genoux, puis déploya des jambes telles des colonnes, mais de celles imaginées par un fabriquant d’éoliennes, gainées de bas résille. Elle finit de se lever, épousseta ses vêtements. Debout, elle dépassait le mètre quatre-vingt-dix, les talons aiguilles de ses bottes vernies compris, quatre-vingt-dix kilos au bas mot. Elle se retourna et lui fit face. Freddy, dans une panique sans nom, put prendre note de la composition de sa tenue grâce aux rayons de lumière filtrant par-ci, par-là : une microjupe en cuir noir sur des hanches d’une opulence qu’il n’avait encore jamais vue nulle part, car couronnées par une taille de guêpe à la piqûre qui engourdit, il le ressentait nettement. Elle portait un top échancré en soie de couleur pêche super ajusté, et par-dessus une veste Chanel de la même teinte qui, fermée, aurait été incapable de contenir une poitrine aussi débordante de puissance… » (p.193-194)

L’épouse, Tessa Mars (2017).
Chacune des apparitions de la camarde est un défilé de mode et, d’une manière générale, tout au long du roman, les forces les plus obscures, y compris celles directement empruntées au panthéon haïtien, prennent des allures de séductrices, des femmes toujours, et les femmes toujours pires que les hommes, la brutalité des seconds est évidente et vulgaire, quand les premières se montrent, elles, d’une perfidie cruelle. Mais la mort ne fait verser aucune larme, elle est un peu ridiculisée et étonnamment c’est elle qui donne tout son sel et toute sa verve comique au roman, un roman qui sait jouer avec les codes les plus contemporains comme les plus classiques, sans chercher à éveiller une réflexion sur une réalité qui nous dépasse. Le monde comme il va continue à aller et Haïti ne constitue peut-être, au cœur de l’existence de Faust comme de Freddy, qu’une pause plus ou moins désenchantée, mais une de ces parenthèses qui présentent le mérite de faire tenir ensemble le réel et la magie comme dans ces trois jours et trois nuits d’obscurité complète où les voix de Port-au-Prince se livrent à une joute poétique grandiose – morceau de bravoure du roman – et qui redonnent souffle et niaque à des personnages qui , sans cela, auraient sans doute perdu l’espoir depuis longtemps.
Annie Ferret