« Ne prenons pas Senghor pour ce qu’il n’est pas ! »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Daniel Delas

Paris
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Après avoir célébré Aimé Césaire (1), Daniel Delas – professeur émérite à l’université de Cergy- Pontoise – médite dans une biographie roborative sur l’œuvre de Senghor.

Vous avez publié en 1982 (2), une étude critique sur l’Absente de L. S. Senghor : Votre récente publication L. S. Senghor, le maître de langue, se situe-t-elle dans le prolongement de cette étude ?
Je dirai plutôt en complément. Mes premières recherches sur l’œuvre de Senghor ont été menées dans une perspective stylistique ; il s’agissait de tenter de spécifier, par une étude de la métrique et de la rythmique de ses poèmes, ce qu’était une écriture poétique nègre. Le projet de ce nouveau livre reprend certes cette problématique mais sous un angle biographique : comment s’est élaborée, au fil d’une vie, une poétique à la rencontre de deux cultures certes, mais dans le vécu concret de l’individu Léopold Sédar Senghor. On ne considère plus aujourd’hui que l’œuvre d’un écrivain reflète simplement sa vie, pas plus qu’on n’établit un fossé infranchissable entre la sphère privée, la sphère publique et l’écriture littéraire. Un écrivain est d’abord un individu qui cherche une manière distinctive, vivante et vraie, pour dire un monde à venir.
Pourquoi ce sous-titre Le maître de langue ?
C’est une expression que Senghor s’applique à lui-même :  » Seigneur, vous m’avez fait Maître-de-langue, Moi le fils du traitant qui suis né gris et chétif  » et qui m’a paru bien rendre compte de la position intellectuelle de Senghor. Il est un maître incontesté : parmi les écrivains et les hommes politiques de son temps, nul n’a eu une culture aussi vaste, tant philosophique qu’artistique, nul n’a été le théoricien et le porte-parole d’un mouvement aussi puissant que celui de la négritude, nul n’a plus forcé le respect. Mais cela lui a valu des moqueries, voire des inimitiés ; ce titre évoque donc aussi le côté professoral de Senghor qui a tant agacé ses pairs. Grammairien passionné, enseignant novateur, il a toujours eu la nostalgie de la carrière universitaire qui s’ouvrait à lui en 1945. Devenu président, il a pourchassé le laxisme grammatical, les néologismes mal venus, les  » fautes  » de syntaxe et expliqué inlassablement la bonne politique linguistique qu’il fallait appliquer à l’école.
Parmi ceux de sa génération qui accédèrent dans ces années aux responsabilités intellectuelles et politiques, rares étaient ceux issus d’une filière universitaire : ni Modibo Keita, ni Houphouët-Boigny, ni Sékou Touré d’un côté, ni Cheikh Anta Diop ni Ousmane Sembène n’avaient cette culture universelle (et classique) des héritiers qui permettait à Senghor de dialoguer d’égal à égal avec Georges Pompidou, Edgar Faure ou André Malraux.
On a longtemps voulu dissocier le Senghor poète du Senghor politique. Or, dans votre essai biographique, vous écrivez :  » Senghor n’eût pas écrit ses poèmes comme il les a écrits, s’il n’avait été porté par son engagement politique « , En quoi et comment son engagement politique informe sa poésie ?
Senghor a intitulé un volume qui fait, le bilan de son œuvre (3) : La poésie de l’action. Le titre est judicieusement choisi car son œuvre poétique est en effet au service de son action et de ses convictions politiques. La première partie de cette œuvre fait certes une large part à son enfance paysanne en pays sérère et à sa captivité en compagnie de ses frères d’armes, les Tirailleurs sénégalais durant la Seconde Guerre Mondiale, mais ces textes ont été longuement retravaillés pour les débarrasser des influences littéraires du canon français et leur donner une authenticité susceptible d’illustrer la vitalité de la parole africaine et la richesse des civilisations dont elle procède – un des thèmes forts de la négritude -. Par la suite, de 1948 à 1960, c’est-à-dire pendant les combats politiques de la décolonisation, ses poèmes se font les instruments de son combat : le poème  » L’Absente  » peut être lu par exemple comme une  » Défense et Illustration  » de cette unité fédérale africaine qu’il a toujours défendue contre la montée des nationalismes en tous genres que défendaient d’autres leaders africains. Il a certes perdu cette partie au plan politique mais peut-être que ses idées retrouvent aujourd’hui leur actualité.
Par ailleurs, Senghor pensait que la culture était le domaine prioritaire où il fallait agir pour promouvoir un dialogue fécond. Non seulement il connaissait et appréciait de nombreux artistes contemporains mais ceux-ci étaient des créateurs originaux pas toujours reconnus comme l’était Picasso. Le cas de Soulages est exemplaire : défendre le génie de Soulages comme il l’a fait,  » un peintre pur, c’est-à-dire un poète « , Soulages peintre abstrait en lequel il a su voir un maître du rythme qui donne sens, c’était une position en avance sur son temps.
N’oublions pas non plus la priorité qu’il a donnée à la politique culturelle dans la première décennie de sa présidence et qui ont donné au Sénégal un leadership culturel inégalé en Afrique francophone.
Évoquant le séjour de Senghor au collège Libermann (1922-1926), vous insistez sur le rôle joué par le refus du père Lalouse de l’envoyer au Séminaire en France. Vous estimez, qu’à partir de cette épreuve, son catholicisme s’est élargi mais aussi affaibli. N’est-elle pas quelque part, la source  » originelle  » de son éloge du métissage ?
Probablement, puisque le métissage tel que le conçoit Senghor implique la symbiose des valeurs de deux ou plusieurs cultures. Rejeté par l’Eglise catholique, Senghor a pu inclure la religion dans l’ensemble des valeurs qui situent l’homme au lieu d’en faire un moteur unique de sa vision du monde, se rapprocher de penseurs comme Teilhard de Chardin, mal vus au demeurant par le Vatican, qui montrait que la foi est compatible avec le darwinisme et adhérer à une philosophie d’inspiration personnaliste où le spirituel et non le religieux jouent un rôle central. Deux croyants ne peuvent dialoguer et partager, voire échanger, que s’ils se reconnaissent comme des personnes capables de  » sentir  » également. Les valeurs de civilisation doivent être vécues pour pouvoir être partagées, voire métissées.
Vous insistez également sur le rôle de la femme dans la poésie de Senghor. Ginette Eboué a-t-elle été comme Colette Hubert la muse du poète ?
Le fameux poème  » Femme noire  » (Chants d’ombre), ainsi que  » Chant de printemps. Pour une jeune fille noire au talon rose  » (Hosties noires) sont antérieurs à la rencontre avec Ginette Eboué. D’ailleurs, les poèmes de jeunesse perdus et retrouvés contiennent de nombreux poèmes dédiés à la femme noire. Le mariage avec Ginette Eboué n’a donc pas initié un cycle poétique nouveau comme le fit la rencontre avec la femme blanche Colette Hubert. Dans le recueil Nocturnes (1961), Senghor a introduit certains poèmes de Chants pour Naëtt (1949) et certains critiques ont supposé que cette Naëtt était Ginette. C’est possible mais ce qu’il y a de sûr, c’est que Senghor a supprimé les textes les plus transparents réduisant ainsi, le plus possible, le lien entre sa première femme et la figure de la femme noire.
La femme, la sensualité et l’érotisme, occupent une place centrale dans l’œuvre poétique de Senghor mais l’homme, très pudique par nature et en position délicate par rapport aux critiques que sa vie amoureuse pouvait susciter – on ne passe pas sans problème d’une union avec une femme noire à un remariage avec une femme blanche quand on est le porte-parole de la négritude – a systématiquement découragé les commentaires. On le comprend. Néanmoins la seule lecture des poèmes de Ethiopiques rassemblés dans les Epîtres à la Princesse permet de comprendre que la théâtralisation de son écriture lyrique, sous la houlette de Saint-John Perse, est la réponse poétique à ce défi :  » oui, j’assume mon amour pour cette femme blanche, je suis son prince noir, elle est ma princesse de Belborg, nous vivons et exemplifions le dialogue de deux cultures. C’est une belle histoire d’amour… et l’emblème du métissage qui sera la loi de demain « .
Le divorce d’avec Ginette Eboué est d’une certaine façon l’échec d’un dialogue rêvé entre Antillais et Africains, qui, aujourd’hui encore, reste en filigrane et l’appel à la refondation d’un dialogue Nord-Sud où la femme occuperait une place centrale. On voit à quel point la vie privée de Senghor interpelle les Africains et les Antillais mais aussi les Noirs et les Blancs. Senghor a eu le courage politique de mettre sa vie privée dans sa poétique.
Analysant un article de Senghor :  » La poésie méditerranéenne comme symbiose de culture « , vous parlez d’une certaine gêne, que vous avez, sans doute, ressentie en lisant cet essai, dans lequel, Senghor condamne la poésie moderne. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Senghor n’est pas un poète  » moderne « , dans le sens fort du terme en poétique française, même s’il a voué un véritable culte à Baudelaire et cité ça et là Rimbaud. Il ne partage pas les enthousiasmes de Césaire pour Lautréamont, André Breton et les surréalistes ni ceux de Damas pour l’anti-lyrisme qui marque l’œuvre de Desnos ou de Ponge. Comme son ami Georges Pompidou, il est audacieux dans ses goûts en peinture mais classique dans ses préférences en poésie. Son modèle est Saint-John Perse qui a inspiré en profondeur son écriture nègre et non Char, Artaud ou Guillevic pourtant ses contemporains. Il a certes défendu des jeunes poètes africains, comme Tchicaya U Tam’si ou Sony Labou Tansi qui avaient, eux, une conception  » moderne  » de la poésie mais sans s’être vraiment interrogé sur la nouveauté de leur écriture poétique et, avant tout, pour saluer la négritude de leur travail. Ce qui ne leur a pas vraiment fait plaisir…
Les critiques qu’il formule, au soir de sa vie, dans la conférence que vous citez, à l’encontre d’une  » certaine poésie moderne qui ne cultive plus que l’image et une certaine obscurité… (multipliant) sur la page des blancs qui sont comme des trous de mémoire « , ne sont pas sérieusement argumentées et témoignent surtout de son ignorance de l’évolution de la poésie française de son temps. Ne prenons pas Senghor pour ce qu’il n’est pas !
Senghor comme Césaire restent dans une conception  » sacrale  » de la poésie qui serait dotée  » d’armes miraculeuses  » susceptibles de changer le monde conçu comme un tout homogène. Les poètes de la génération africaine suivante, Tchicaya ou Sony Labou Tansi en doutent. Ils ont devant eux un monde hétérogène, chaotique, lourd d’incertitudes, leur écriture se délite, se troue, se polyphonise pour tenter de se mettre au diapason.
Vous avez écrit une monographie sur l’œuvre de Césaire, vous venez de publier la biographie de Senghor. Comment lire ces deux poètes ? Sont-ils si différents comme on ne cesse de l’écrire ?
Comment deux hommes aussi effectivement différents par l’histoire dont ils sont issus et par les choix politiques et idéologiques qu’ils ont faits, sont-ils restés si proches l’un de l’autre ? Sans doute dans le sentiment qu’ils ont partagé d’immenses espérances qu’ils ont l’un et l’autre œuvré sincèrement à faire se réaliser. Le relatif discrédit de l’œuvre de Senghor par rapport à celle de Césaire, au moins auprès des jeunes lecteurs, est la conséquence de l’engouement des années 70 pour les radicalités idéologiques et de l’engagement de Senghor dans la cause ambiguë de la francophonie. Mais le temps rééquilibrera sans doute la balance entre le poète lyrique à l’écoute de la tradition orale de son peuple africain et le poète éruptif d’une société antillaise longtemps esclavagisée et condamnée à la mutité. D’ailleurs Césaire n’a-t-il pas lui aussi été l’objet de dures critiques de la part des jeunes générations de son  » pays natal  » ?
Il y a une radicalité chez Senghor que Césaire connaissait : il semblait d’accord mais il n’en pensait pas moins et poursuivait son chemin obstinément. Il y a bien des interrogations chez Césaire – relisez Moi laminaire ! – voire du découragement parfois. Les deux hommes restent étroitement complémentaires.

(1°) : Aimé Césaire. Paris, Hachette, 1991
(2) : Lecture blanche d’un texte noir, Editions Messidor, 1982
(3) La poésie de l’action, entretiens avec le journaliste Mohamed Aziza, publiés aux éditions Stock en 1980.
///Article N° : 5900

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